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samedi 8 décembre 2018

Feuilleton : L'oeuvre wagnérienne en France, par Catulle Mendès, 3ème et dernière partie.

Pour lire l'introduction et la première partie de l'essai, cliquer ici 
Pour lire la deuxième partie de l'article, cliquer ici

III

EN QUELLES CONDITIONS L'OEUVRE CHOISIE DEVRA-T-ELLE ETRE REPRÉSENTÉE ?

Le début de cet article a suffisamment montré que je ne compte pas - pardonnez-moi d'écrire souvent « Je » mon excuse en est que la collectivité du « nous » paraîtrait engager d'autres wagnéristes que moi-même - que je ne compte pas, dis-je, sur des représentations parfaites, à l'Opéra de Paris, des mélodrames wagnériens. Mais ces représentations, souhaitables en tout état de cause, et inévitables d'ailleurs (puisque Richard Wagner fait, comme on dit, de l'argent) ne serait-il pas possible qu'elles fussent désormais moins défectueuses ? 

En premier lieu, des améliorations s'imposent quant a la traduction des poèmes.

Certes, aucun vers français, obligé de se plier à la polyrythmie et à l'accentuation musicales, ne rendra le vers wagnérien, si plein de choses en peu de mots, dense et bref. Et il n'y a point de la faute de Victor Wilder s'il a échoué dans la formidable entreprise à laquelle, très infatigablement et très honorablement, il consacra sa vie. C'est ma conviction, et peut-être, sur ce point du moins, m'accordera-t-on quelque compétence, que même le plus adroit des poètes n'aurait pas réussi mieux que lui. Cependant, elle ne saurait être conservée tout entière, cette traduction qui, parfois, jette à l'oreille, dans un cri tragique, quelque mot bouffon ou bas, et qui, pour courir après le sens ou attraper la rime, répète les notes, dédouble les noires en croches, les croches en doubles-croches, au point de modifier totalement, sinon la mélodie elle-même, du moins l'allure de la mélodie; et l'on s'imagine aisément ce que doivent perdre, à un tel dérangement, des œuvres où le poète-musicien, selon sa propre règle, s'est acharné au très exact, au très étroit hymen de la musique avec la parole, à l'unification de la note et de la syllabe. Faudra-t-il donc recourir à une traduction en prose, où la phrase, libérée des entraves prosodiques, obéira plus fidèlement au sens du texte et à la volonté du chant ? Je ne veux pas traiter d'une façon générale la grave question si le mélodrame peut se passer du vers ; je me bornerai à faire remarquer que traduire en prose les œuvres de Wagner, ne diminuerait qu'à peine les difficultés d'une traduction musicalement acceptable. Le monosyllabe est fréquent dans le langage wagnérien, le net, lourd et ferme monosyllabe ; et rien ne pourra faire, - même si on a répudié la mesure poétique et la rime - qu'un monosyllabe allemand puisse toujours être exprimé par un monosyllabe français. Un exemple dans les textes wagnériens revient fréquemment le mot Fluch, qui signifie « malédiction », qui ne peut être rendu, ne doit être rendu que par « malédiction ». Donc, en prose comme en vers, il faudra mettre cinq syllabes françaises au lieu d'une syllabe allemande, c'est-à-dire cinq notes au lieu d'une note : et que devient la rude et brève violence du son imprécatoire? Notez que de telles difficultés, ou plutôt de telles impossibilités, se présentent à chaque instant, sous des formes diverses. Et la prose n'en triomphe pas. Puis, la mélodie wagnérienne, continue, infinie, et, par conséquent, plus vague que les phrases mélodiques de jadis, n'a-t-elle pas besoin d'être, non pas bornée, mais étreinte, maintenue par le rythme strict du vers, et, çà et là, comme fixée par le court arrêt de la rime à une cime d'où elle s'élancera de nouveau ? Richard Wagner a si bien senti cette nécessité de préciser, par la parole, sa mélodie, que, lorsqu'il n'use point du vers rimé, il emploie le vers allitéré, fréquemment et fortement allitéré, qui marque, pour ainsi dire, les pas du thème, et offre des points de repère à l'oreille. Je n'ignore pas que de remarquables traductions, en prose, de Richard Wagner, nous sont offertes à cette heure. Elles sont dues à celui des wagnéristes qui, plus intimement qu'aucun autre, a pénétré l'œuvre poétique et musicale du maître. J'oserai dire pourtant qu'elles ne me satisfont qu'à demi ; car elles ne peuvent, même extraordinairement adéquates, reproduire parfaitement la diverse et nette ligne du vers, par où le chant se précise. Et c'est surtout aux scènes les plus ardentes de Tristan et Yseult, que le « ton-dichter » a multiplié les petits vers courts, pareils à des saccades d'essoufflement, et les brusques rimes où la passion se heurte, se rompt, se déchire, pour s'en renvoler, saignante. Alors que faire ? à quoi se décider ? J'ai indiqué les inconvénients de deux méthodes sans en trouver une qui soit bonne. C'est qu'en effet, de tout a fait bonne, il n'y en a pas. En somme, j'inclinerais pour la traduction en prose, encore que l'œuvre y doive perdre une grande part de son effet. Il est probable que l'on s'en tiendra à la traduction versifiée de Victor Wilder, vaguement améliorée par le collaborateur d'Edmond Roche. Tant pis. Ce n'est pas la seule résignation où nous serons obligés...

Car il est évident que, justement enorgueillis par leur science du théâtre, - science admirable en bien des occasions - , les directeurs de notre Académie nationale de musique n'admettront pas l'inutilité de leur ancienne expérience en la manifestation d'un art nouveau. Ils tiendront à honneur de monter, eux-mêmes, la nouvelle œuvre wagnérienne ; et ils le feront avec une intelligence que tout le monde reconnaît et un zèle dont personne ne doute. Allons, soit! Et nous y consentons, puisque, aussi bien, nous ne saurions nous y opposer. Que, du moins, ils daignent ne point se hâter de croire qu'ils savent en effet tout ce qu'ils n'ont jamais appris ; que, sans trop s'en tenir à une exacte reproduction des représentations allemandes (car nous sommes en France), ils consultent, en divers pays, les artistes les mieux informés et les plus fervents ; qu ils prennent surtout l'avis des jeunes wagnéristes français, désormais plus subtilement compétents que nous, les anciens, sur la façon d'exprimer, totale, la pensée du maître; qu'ils obtiennent de leurs décorateurs des décors qui ne ressemblent pas à tous les décors, et où pourra se mouvoir en son nécessaire milieu l'action wagnérienne : - pourquoi ne demanderaient-ils pas au grand Puvis de Chavannes des croquis pour les trois actes de Tristan ? - Qu'ils exigent de leurs costumiers des costumes qui ne soient point pareils ceux de Sigurd, qui ne soient pas semblables non plus à ceux des théâtres de Berlin et de Munich, triomphe du poncif allemand, qui est le pire des poncifs : - pourquoi ne demanderaient-ils pas à Gustave Moreau, avec l'habillement magique de Brangaene, celui d'Yseult qui, sous aucun prétexte, ne doit être vêtue, pendant la traversée, en jeune dame qui part pour le bal, ni, dans la nuit des mortelles amours, en Marguerite qui va chanter au rouet ! - En un mot que, pour représenter Richard Wagner, ils wagnérisent quelque peu du moins, l'Opéra de Paris! Et il faudra bien que nous les félicitions, puisqu'ils auront fait tout leur possible.

Le terrible obstacle, c'est l'orchestre. Non pas l'orchestre même, égal sinon supérieur aux plus fameux de l'Europe, et qui fai,. justement, l'admiration des maîtres de chapelle de l'étranger, mais le chef de cet orchestre. J'ai dit pourquoi. Ah! une inspiration heureuse, et un beau courage, ce serait de ne pas remettre la direction de Tristan et Yseult  à un musicien, si grand, si célèbre fût-il, qui n'aurait point consacré de longues années, sinon toute sa vie ! à l'étude obstinée, à la compréhension entière - je veux dire poétique autant que musicale - du plus extraordinaire, du plus périlleux de tous les chefs-d'œuvre tragiques. Point d'Allemands, certes, au pupitre de l'Opéra de Paris, quelle que soit l'autorité triomphante de M. Mottl, ou de M. Hermann Lévy. Mais, parmi les musiciens français, - j'entends parmi les nouveaux, - n'en est-il point de déjà considérables dans l'opinion publique, qui, par une longue accoutumance des œuvres wagnériennes - car il faut éviter le retour dune récente mésaventure, - seraient en état de `'diriger savamment et passionnément, musicalement et poétiquement, l'orchestre, de Tristan et Yseult ?

En ce qui concerne les acteurs-chanteurs, on peut assumer que l'Opéra de Paris a de quoi nous assurer une exécution comparable et peut-être préférable à celles dont se targuent les plus grandes scènes allemandes. Si vous exceptez le très sûr, le très ardent Van Dyck, et l'extraordinaire Sucher, quels artistes de là-bas sont dignes d'être comparés aux nôtres ? Mais encore, parmi ceux-ci, faudra-t-il bien choisir. Le fâcheux serait de se laisser décevoir par l'éclat des renommées, ou de céder à la tyrannie des hiérarchies. Ce ne sont pas les plus illustres artistes français qui doivent chanter et jouer Richard Wagner, - non, ce sont les meilleurs d'entre les plus jeunes. Qui donc a triomphé, dans Lohengrin, a cote de Van Dyck? Delmas. Qui donc a triomphé, dans la Walkyrie ? Delmas et mademoiselle Bréval. Pourquoi ? parce que, nouveaux, ils ne sont pas encore irrémédiablement imbus des vieilles méthodes, des anciens préjugés ; parce qu'ils n'ont pas encore assez souvent chanté Méphistophélès ou Rachel, pour s'en souvenir en chantant Wotan ou Brunehilde ; parce qu'ils peuvent apprendre, ayant moins à oublier ; et parce qu'ils sont jeunes et ardents et téméraires et épris de l'avenir comme il sied de l'être pour faire vivre devant le public les personnages enfantés par l'extraordinaire et palpitant génie de Richard Wagner. 

Je me résume. De toutes les œuvres du maître de Bayreuth, Tristan et Yseult est celle qui me semble devoir être représentée le plus prochainement sur la scène de l'Académie nationale de musique. Si l'Opéra se résout à rompre avec ses vieilles coutumes, il pourra réaliser une exécution supérieure à celles de la plupart des théâtres allemands, égale peut-être à celles de Bayreuth. S'il s'obstine en ses antiques errements, il nous donnera une soirée analogue à celle de Lohengrin et à celle de la Walkyrie, c'est-à-dire excellente en quelques parties, très médiocre en d'autres, acceptable dans l'ensemble. Même, dans ce cas, Tristan et Yseult doit être joué à Paris! car l'œuvre réussira magnifiquement en dépit des faiblesses de l'exécution ; et il faut qu'elle ait en France cette victoire, non seulement pour que soit glorifié l'auguste mort, non seulement pour qu'un nouvel idéal enchante notre patrie, mais parce que l'art wagnérien triomphant en France, c'est, comme Alfred Bruneau l'a dit justement et admirablement, toutes les surannées écoles définitivement abolies et dispersées, l'opéra expulsé par le drame musical et la large indépendance de toutes les inspirations et la voie de la prochaine gloire ouverte aux musiciens français affranchis par Richard Wagner au point qu'ils pourront même ne pas lui ressembler.

CATULLE MENDÈS.

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