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samedi 8 décembre 2018

Feuilleton : L'oeuvre wagnérienne en France, par Catulle Mendès, 1ère partie.

Catulle Mendès a rédigé de nombreux articles de presse consacrés à l'oeuvre et à la personne de Richard Wagner. On lui doit aussi un roman à clé et des essais dans lesquels il évoque la personnalité et les opéras du maître :
  • Le Roi Vierge, Paris, E. Dentu, 1881.
  • La Légende du Parnasse contemporain, Bruxelles, Auguste Brancart, 1884.
  • Richard Wagner, Paris, G. Charpentier et Cie, 1886.
  • L'oeuvre wagnérienne en France, in La Revue de Paris, 15 avril 1884.
  • L'oeuvre wagnérienne en France, Pages nouvelles. Tristan et Iseult, Paris, Eugène Fasquelle, 1899.

La Revue de Paris du 15 avril 1894 publiait un essai de Catulle Mendès intitulé L'oeuvre wagnérienne en France, qui nous semble avoir été oublié, sans doute parce qu'il pose des questions sur la manière de monter les opéras de Wagner qui nous semblent aujourd'hui résolues. Mais ce texte, qui contient ici et là des réflexions admirablement formulées, intéressera le lecteur passionné d'histoire de l'opéra. Il témoigne d'une problématique aujourd'hui dépassée, plaide pour que les opéras soient joués dans leur langue d'origine et magnifie le poème tel que Wagner le composa. Voici la première partie de l'essai de Catulle Mendès. A suivre donc.

L'OEUVRE WAGNÉRIENNE EN FRANCE

La représentation, à Bruxelles, de Tristan et Yseult, - représentation triomphale quant à l'œuvre elle-même, et qui fait le plus grand honneur au très ardent et très savant chef d'orchestre Philippe Flon, aux chanteurs Cossira et Séguin, et aux directeurs du théâtre de la Monnaie, - actualise des questions importantes qu'il faut enfin résoudre s'il est possible.
     
Ces questions sont au nombre de trois, principales. Les œuvres wagnériennes doivent-elles être représentées sur les théâtres de France? 
       
Dans le cas de l'affirmative :
       
Quelle œuvre wagnérienne doit, maintenant, être représentée ? 
       
Et, le choix fait:
       
En quelles conditions l'œuvre choisie devra-t-elle être représentée ?
       
J'examinerai avec toute l'attention dont je suis capable ces trois points. Il y a lieu de craindre que ma pensée librement exprimée n'irrite quelques vanités, ne semble fort impertinente a beaucoup d'ignorances et même ne choque, ce qui me sera pénible, l'opinion de plusieurs hauts et bons esprits ; je ne me hasarderais pas à les contredire si je ne puisais quelque assurance dans ma longue fidélité à l'art wagnérien, et surtout si je n'avais la conviction que je servirai, en parlant avec franchise, à son triomphe définitif.

I. 
LES ŒUVRES WAGNÉRIENNES DOIVENT-ELLES
ÊTRE REPRÉSENTÉES EN FRANCE

Ecartons tout d'abord une objection surannée. Nous ne sommes plus aux heures d'irraisonné et turbulent patriotisme où Richard Wagner devait être éloigné de l'admiration française parce qu'il est Allemand. Ceux-là mêmes qui se rappellent encore la médiocre et vaine bouffonnerie où il oublia un instant la sympathie très vive et très attendrie qu'il eut pour notre pays, trouvent une excuse à sa brève mauvaise humeur dans l'extraordinaire déni de justice dont l'insulta Paris lorsque, exilé de sa patrie et pauvre et presque vagabond, il venait nous demander, en échange de son génie offert, l'accueil, l'encouragement et la gloire. D'ailleurs, que de jours ont passé depuis ces choses et la mort est réconciliatrice. Il n'y a plus à redouter le chauvinisme exaspéré de quelques journaux dont les rédacteurs n'étaient pas tous Français, ni les facétieux tumultes de la rue. Nous sommes en présence, non plus d'un homme né à Leipzig, mais d'un esprit qui, par son immense envergure, s'éploie au delà des Frontières et s'universalise.

La seule objection sérieuse à la représentation des œuvres wagnériennes sur les théâtres de France provient précisément d'un respect religieux pour cet esprit.
    
Un certain nombre de nobles et graves artistes, jalousement dévots aux sublimités de Richard Wagner, sont convaincus que, dans l'état actuel de nos théâtres, elles ne sauraient être révélées totalement à notre public ; conséquemment, ils réprouveraient la représentation sur la scène française de Tristan et Yseult, par exemple, de même qu'ils n'ont pas approuvé celle de la Walkyrie.
       
A un point de vue absolu, ils ont raison.
     
Oui, il est malheureusement certain, il est malheureusement indéniable que, tels que jusqu'à ce jour ils ont été donnés à l'Opéra de Paris, les chefs-d'œuvre du maître de Bayreuth ne nous ont pas livré leur beauté entière ; les ayant écoutés, nous ne les avons pas entendus dans le vrai sens de ce mot. 

Pourquoi?
     
Pour des raisons multiples.
   
Celle qui, la première, apparaît, c'est l'insuffisance et souvent le ridicule du texte français des poèmes; et ceci est d'autant plus fâcheux qu'on n'y saurait remédier qu'à demi : une vraiment belle traduction, en français, des poèmes wagnériens, est impossible.
       
Autre raison, non moins grave :
     
Parmi nos chefs d'orchestre, j'entends parmi ceux que leur notoriété déjà ancienne désigne au choix des directeurs, il n'y en a pas un seul qui soit en effet capable de diriger un drame musical de Richard Wagner selon la conception du Maître et le sens de l'oeuvre.

Cette parole, je le sais bien, semble malséante. Quo i! Il existe en France, glorieusement vieillis dans l'amour et dans l'étude de tant de musiques anciennes et modernes, dess maîtres de chapelle qui, par leur merveilleuse façon d'exprimer Bach,Mozart, Beethoven, Berlioz et Wagner lui-même, ont mérité, non seulement l'admiration de notre pays, mais l'estime de toute l'Europe artiste, et aucun n'aurait en lui l'art de diriger Parsifal ou le Crépuscule des dieux ? Aucun.

Je n'excepte même pas celui qui, salué de nos acclamations reconnaissantes, a consacré toute sa force, tout son admirable zèle et une notable partie de sa fortune à répandre par d'irréprochables concerts la Bonne Nouvelle wagnérienne. Eu continuant avec une volonté jamais détournée, un méthodique enthousiasme et une compétence toujours grandie, l'apostolat inauguré par Pasdeloup, qui fut un musicien médiocre et un fervent initiateur, M. Charles Lamoureux a mérité la gratitude, non seulement des wagnéristes, mais de tous ceux que tourmentait l'inconscient besoin d'un Beau nouveau. Ce me serait une grande peine qu'il se chagrinât de la réserve que je suis obligé de faire même à son égard. Heureusement, il ne fera qu'en sourire. Cependant je suis convaincu de dire vrai en affirmant que, si M. Charles Lamoureux, avec une science qui atteint la perfection mais qui, hélas! - comme disait Frederick à propos de Mademoiselle Rachel, - ne la dépasse pas, nous a donné dans sa plénitude et sa hauteur, non toutefois avec l'éclair qui tremble à la cime, tout ce qu'il y a de musique en l'œuvre wagnérienne, il est demeuré impuissant à nous en communiquer la poésie et le drame. Car il faut toujours le répéter et le répéter encore, même à ceux qui eux-mêmes le proclament, - beaucoup le disent et le croient sans le sentir, - Richard Wagner, en même temps qu'un musicien, est un poète. A mieux dire, il est un poète qui, pour exprimer la pensée et la passion, se sert du double moyen poétique et musical, mystérieusement fondu en une seule réalisation. Quiconque ne le comprend pas ainsi et ne l'interprète pas selon cette compréhension, ne le comprend pas en effet et par suite ne l'interprète pas. Pour diriger la partie orchestrale de son oeuvre, il ne faut pas seulement être un artiste capable de s'assimiler Bach, Haydn, Beethoven, il faut être un esprit intuitif d'Eschyle, de Schakespeare [sic], de Corneille, Hugo. Il faut, surtout, être un tel esprit! il faut exprimer le poème par les moyens instrumentaux, comme Richard Wagner a été, par la musique, le réalisateur de l'idéal poétique. Et M. Charles Lamoureux, en dépit des généreux efforts qu'il doit avoir faits vers un accroissement de sa propre pensée et de sa propre émotion, est resté un trop bon musicien; même dans les inoubliables exécutions de Lohengrin au théâtre de l'Éden, il semble ne s'être que trop peu préoccupé du mystère, de l'idéal de l'œuvre ; il y aurait quelque abus de la stricte discipline orchestrale, chose excellente en soi, à vouloir préciser, d'une implacable métronomie, les vagues battements vers l'Infini de la rêverie aux ailes de cygne.

Qui sait même si, justement par ses magnifiques et infaillibles exécutions de la musique wagnérienne, M. Charles Lamoureux n'a pas contribué à égarer l'opinion publique, à maintenir le préjugé qu'un faiseur d'opéras, même génial, ne pouvait être qu'un Inventeur de mélodies, de rythmes et d'harmonies si, enfin, de même que nous lui devons Richard Wagner compositeur universellement admiré, nous ne lui devons pas Richard Wagner poète presque inconnu ou mal apprécié ?

Osant parler ainsi de M. Charles Lamoureux que notre reconnaissance environne, que dirai–je d'autres maîtres de chapelle qui n'ayant pas, comme lui, l'enthousiaste et toujours grandissante ferveur d'un culte déjà ancien, ne dirigèrent l'orchestre wagnérien que par circonstance professionnelle ou pour faire montre d'éclectisme ? Certes ils sont savants et, depuis longtemps, par de classiques interprétations des hauts chefs-d'œuvre musicaux, ils ont prouvé leur maîtrise. Rien de la musique ne leur est inconnu! Que leur resterait-il à apprendre, puisqu'ils savent Beethoven? Il leur reste à apprendre un art nouveau auquel plusieurs d'entre eux sont restés presque étrangers, sinon réfractaires.

Qu'on m'entende bien, je ne soulève pas ici de questions générales, je ne compare pas tel génie à tel génie, je n; dis pas que la direction de telle œuvre exige plus ou moins (L'art, soit une plus ou moins grande preuve de talent que la direction de telle autre œuvre; je me maintiens strictement au point qui nous occupe. Il s agit d'exprimer les drames de Richard Wagner, et je crois pouvoir affirmer que cette expression exige du chef d'orchestre non seulement une science nouvelle. mais un état d'esprit et de cœur que l'on ne saurait demander à des artistes, même tout à fait supérieurs, qui jamais ne songèrent à s'y hausser. Bien plus, et cela est naturel, car une foi invétérée éloigne des religions nouvelles, Ils ne peuvent pas croire qu'un tel état d'esprit et de cœur soit nécessaire. « Chimère! répondraient-ils volontiers. Est-ce que nous n'avons pas les mouvements? Est-ce que nous n'observons pas les nuances? Est-ce que les instruments de bois ou les instruments de cuivre ne partent pas au moment précis où ils doivent partir? Est-ce que les notes ne sont pas les notes? Ce que notre orchestre joue sous notre bâton irréprochable, n'est-ce pas la partition que nous avons là sous les yeux? n'est-ce pas toute cette partition? » Non! car vous ne lisez pas, car vous ne savez pas lire l'âme de Richard Wagner. Eh! parbleu oui, il faut être un excellent, un érudit, un sûr, un impeccable musicien pour diriger l'orchestre wagnérien, mais il faut, je ne cesserai de le répéter! être autre chose encore. Sous votre bâton magistral, j'entends les bois, j'entends les cordes, j'entends les cuivres, pas toujours, je n'entends pas l'énorme rêve frémissant du poète chantant dans la musique. Lorsque, par un choix trop bienveillant, les directeurs de l'Opéra me confièrent la mission, que j'acceptai avec crainte, de raconter l'Or du Rhin  au public en manière de préface de la Walkyrie, cette circonstance me mit en relations suivies avec un des meilleurs chefs d'orchestre de notre pays, camarade ancien d'ailleurs. Nous parlâmes de l'Anneau du Niebelung, et comme je m'abandonnais à mon admiration avec l'enthousiasme persistant de ma vieille jeunesse, ce chef d'orchestre me dit, l'œil un peu étonné « Alors, vraiment, vous croyez que Richard Wagner est un grand poète? » Eux, ils ne le croient pas! Non, ils ne le croient pas. Et voilà d'où vient tout le mal. Ils ont beau avoir vu, a Bayreuth, à Munich, à Paris, toute la foule battre et s'exalter d'une émotion qu'aucune musique jusqu'alors ne lui avait causée, ils ont beau, cette émotion neuve, la subir eux-mêmes, ils ne la croient due qu'a la seule musique, qu'à l'art qui est le leur ; ils ne se rendent pas compte qu'elle émane invinciblement, car il faut radoter toujours la même chose puisqu'on ne veut pas l'entendre une bonne fois, qu'elle émane du plus ardent des foyers poétiques qui aient jamais brûlé en un être humain, et que ce qu'ils prennent pour son origine et pour toute sa cause n'est qu'un de ses moyens de manifestation. De là les exécutions orchestrales de l'Opéra, excellentes, mais insuffisantes, où rien ne fait défaut, mais où presque tout manque, puisqu'il y manque en effet la communion avec le génie poétique de Richard Wagner.

D'autres raisons s'opposent à la représentation en France des mélodrames wagnériens. Ce que j'ai dit des chefs d'orchestre s'applique plus formellement encore aux directeurs qui montent l'oeuvre, aux régisseurs qui la mettent en scène, aux artistes qui la jouent et la chantent, aux décorateurs qui en peignent les décors.

Vous ne persuaderez jamais, non, jamais ! à des directeurs qui se croient intelligents et qui ont raison de se croire tels, c'est justement parce qu'ils sont intelligents, d'une manière particulière, qu'il n'y a rien à espérer d'eux, vous ne leur persuaderez jamais de renoncer à leur habileté ancienne, qui fit leur renommée et leur fortune, de devenir autres qu'ils ne furent. Cette chose si simple qu'un art nouveau exige de nouveaux moyens de réalisation, ils feindront de l'admettre, mais, au fond, ils ne le croiront pas. Comment? ils ont monté, si magnifiquement, si artistiquement, tant d'opéras, et ils ne réussiraient pas à monter les « opéras » de Richard Wagner ? Plus ils sont expérimentés, plus ils sont redoutables. C'est surtout quand on est vieux qu'il est difficile de dépouiller le vieil homme, parce qu'il tient davantage sous le poids de l'accumulation des jours. Parce qu'ils savent trop, ils ne peuvent ni ne veulent apprendre; et s'ils me lisent, ils ont haussé les épaules avant la fin de la phrase. Et allez donc persuader à des artistes qui reviennent de Saint-Pétersbourg ou de Madrid, qui arrivent de Bordeaux ou de Marseille, à celle-ci qui a failli étouffer sous les fleurs après les roucoulades de la Fille du Régiment, à celui-là qui a hurlé « D'Alfort les chemins sont ouverts! » devant un pullic en délire, allez leur faire entendre qu'il faut, pour incarner dignement les humanités créées par Richard Wagner, penser, vouloir, souffrir, aimer, agoniser comme de vrais vivants. Oui, oui, je sais, ils se targuent, le lendemain du succès, d'enthousiasme pour l'art nouveau. S'ils n'avaient peur que M. Massenet à ce moment-là ne montât l'escalier, ou que l'ombre courroucée de Meyerbeer n'errât dans les corridors, ils diraient, à haute voix, qu'il n'y a que Wagner, et, dans une exagération que réprouvent les vrais wagnéristes, ils proclameraient que, Verdi et Rossini, il n'en faut plus. Pardon. il en faut ! Il faut qu'éternellement soupire l'âme de Rossini, et qu'éternellement sanglote le grand cœur de Verdi. Craignez que le soudain excès de votre admiration pour le nouveau triomphateur n'en implique le mensonge. La vérité, c'est que vous voulez chanter du Wagner, chanter du Wagner, - voilà où vous en êtes ! - parce que c'est la mode et que le public, en même temps que 1'oeuvre, vous acclame: et j'en sais plus d'une qui, si on ne lui distribuait pas le rôle d'Yseult, en ferait une maladie; mais je suis toujours étonné, les soirs de Walkyrie à l'Opéra, que, tout à coup, d'un change instinctif, où l'orchestre s'accorderait vite, Siegmund et Sieglinde ne se mettent pas, au lieu de la délicieuse et déchirante scène du Printemps, à chanter le duo du dernier acte de la Favorite.

Quant aux peintres de décor, ne serions–nous pas accueillis par le plus fou des rires, si nous voulions incidemment et même avec la plus sournoise prudence, leur donner à entendre que l'âme de Wagner vit aussi dans les arbres des portants et se tord avec le chaos convulsionné des roches et s'espace infiniment dans le lointain des mers et des ciels ? Il y a trop longtemps qu'ils peignent et disposent des ciels, des mers, des rochers et des arbres, pour qu'ils s'ingénient à les peindre et à les disposer d'une façon quelque peu différente. Aussi inébranlables en le recommencement d'hier que les régisseurs et les chefs des chœurs, éternellement résolus au demi-cercle des choristes devant le trou du souffleur, ils se soucient peu que Richard Wagner ait voulu faire du décor la couleur de son rêve, comme il a voulu faire de sa musique le son de son génie. Je connais le haussement d'épaules des habitudes invétérées. Et, même en le magnifique décor du dernier acte de la Walkyrie où un grand effort est visible, la chèvre du Pardon de Ploërmel reconnaîtrait la roche où tintaient ses clochettes.

Donc, c'est vrai. Si l'on se place a un point de vue absolu, les sévères wagnéristes dont j'ai impudemment exprimé l'opinion ont raison de tenir pour insuffisantes les représentations à Paris des œuvres wagnériennes et d'y refuser leur acquiescement.

Et sans doute, concluant de ce qui précède, le lecteur pense que je m'associe à leurs refus puisque je m'associe à leurs réserves et que, comme eux, je réclame le lointain et triomphal séjour à Bayreuth, à Bayreuth seulement, de celui qui partage avec Gœthe et Hugo la souveraineté de ce siècle. 

Eh ! bien ... non !

Ces œuvres que Paris joue mal, il faut pourtant que Paris les joue. Je le pense et je le dis. Est-ce donc que moins que d'autres je soutire du sacrilège qu'on leur inflige? pas le moins du monde ; et je m'explique.

On doit, hélas! établir en principe que toute œuvre géniale, étant d'essence comme divine, ne saurait être réalisée par des moyens humains. Nul décor ne saurait valoir la description du décor faite par un grand poète. Il n'existe pas un costumier capable d'habiller pas plus qu'il n'existe un acteur qui serait Macbeth lui-même, ou une actrice qui serait Ophélia vivante. Le génie exige de l'homme et de la femme chargés de l'exprimer plus qu'ils ne peuvent donner : sa pensée tout entière n'est jamais entièrement réalisable. Je voudrais penser qu'un acteur, aux fêtes de Dionysos fut, vraiment, Prométhée ! Au fond je ne le crois pas. IL y a, dans les énormes chefs-d'œuvre, un lointain, un inconnu, un divin que le plus prodigieux des artistes ne peut pas ne pas humaniser. Le comédien triomphe surtout lorsqu'il lui est donné d'interpréter des oeuvres inférieures à lui-même; c'est d'ailleurs le cas le plus fréquent. Il peut excéder magnifiquement l'auteur médiocre; il ne peut pas atteindre à l'auteur sublime, qui est une espèce de dieu. De là le goût de beaucoup d'interprètes pour les pièces qui ne dépassent pas un certain niveau. Ils demandent aux œuvres un piédestal. Lorsque celles-ci sont trop hautes, ils ne peuvent pas monter dessus.

Mais de cette règle générale que le génie des poètes ne peut être totalement réalisé sur un théâtre, doit-il s'ensuivre que les sublimes œuvres ne doivent pas être représentées ? je ne le crois pas. Les Grecs jouaient Eschyle ; ils avaient raison. Shakespeare a monté ses propres pièces ; il a eu raison. Les œuvres, même surhumaines, conçues pour être jouées, doivent être jouées, même médiocrement. Est-ce qu'il ne serait pas désolant que 1 inévitable insuffisance de la réalisation nous privât de l'à-peu-près, cet à-peu-près ou le simple esprit de la foule a son tremplin vers l'idéal? Elle ne voit pas, elle, les médiocrités qui déconcertent et découragent la subtile intelligence des raffinés; il lui suffit de peu pour éprouver tout; elle croit ce qu'on lui dit, même quand on le lui dit mal, et sa candeur n'a besoin que d'un peu de ressemblance avec le beau pour croire à la beauté. Consentons à n'être que peu satisfaits, pour qu'elle soit noblement heureuse. Même applaudissons quand nous n'en avons pas sujet, pour qu'elle croie avoir raison d'applaudir et que son plaisir s'en augmente. Permettons que les petites bourgeoises espèrent l'arrivée et pleurent le départ du Chevalier au Cygne. Donnons l'idéal au peuple.

En un mot, les génies du drame ne veulent pas être relégués dans les bibliothèques ou sur les pupitres de piano ; et je n'approuverais l'austère bouderie de quelques wagnéristes contre les représentations à Paris de la Walkyrie ou de Tristan que s'il y avait, ailleurs, beaucoup de théâtres ou fut pleinement réalisée la volonté wagnérienne.

Car, en ce cas, ils pourraient dire aux personnes riches : " Prenez le train, partez pour ces théâtres-là ", ils pourraient, au besoin, organiser pour les pauvres gens, à qui est due la consolation du sublime, des trains de génie à prix réduits. Mais, où iraient-ils, ces voyageurs? Ce n'est pas sérieusement que vous leur conseilleriez Cologne, Francfort, Berlin, Dusseldorf. Vous savez mieux que moi, ô spectateurs plus compétents, à quel degré d'incroyable négligence sont descendues dans ces villes les représentations wagnériennes. J'ai entendu Lohengrin à Rouen, à Angers, à Nantes. Je l'ai entendu a Manheim. Je ne préfère pas le Lohengrin de Manheim. Il est vrai que Munich, non sans que les hôtels augmentent le prix de la table d'hôte, groupe chaque an de vieux chanteurs en qui survit spectralement la gloire des Schnorr disparus, et parfois nous donne l'admirable Sucher. Il est vrai que, quand M. Mottl tient le bâton, l'orchestre de Carlsruhe joue véritablement les Maîtres chanteurs. Mais, enfin, vous savez bien qu'en général l'Allemagne est le pays des ténors qui n'ont pas de voix, des barytons qui espèrent d'un craquement des planches la ressemblance d'une note profonde, et qu'à Vienne des figurants en costume florentin portent sur la scène, au second acte du Tannhaüser un peu avant la Marche, des bancs dont les crépines frangées d'or cachent mal des pieds de bois blanc : bancs où s'assoiera, après les salutations du rythme glorieux, la cour du landgrave en costumes tombés, loques défaillantes, des « décroche-moi ça ». Et vous savez aussi qu'on fait, sur presque tous les théâtres d'Allemagne, autant de coupures dans les œuvres wagnériennes qu'on en fait à Bruxelles ou à Paris. Et ne parlez pas avec trop de louange de ce public allemand que quelques-uns seraient tentés de préférer au nôtre. Il faut s'être longtemps, longtemps mêlé à lui pour savoir ce qu'il vaut. Quand je suivais, à Heidelberg, le cours de théologie, nous allions, étudiants, le dimanche, au théâtre de Manheim, parce qu'il n'y avait pas de théâtre à Heidelberg. Une fois, on joua dans la même soirée Comme il vous plaira et les Pattes de Mouche. Les mêmes applaudissements accueillirent Comme il vous plaira et les Pattes de mouche. Nulle différence. Avant que le patriotisme s'en mêlât, l'Allemagne restait singulièrement rebelle à l'œuvre wagnérienne. Maintenant qu'elle s'en enorgueillit, gardez-vous d'accorder trop de foi à la sincérité de son enthousiasme. Son admiration n'est, souvent, que de l'infatuation nationale. Il y a un mot brutal qu'il faut dire : la France est le seul pays du monde où la Walkyrie ait fait de l'argent. On la joue à Berlin, rarement, comme on met des drapeaux à la fenêtre les jours d'anniversaire de victoires ; on la joue à Paris, souvent, parce qu'elle y fait recette. Ne méprisez pas le public français : le Postillon de Lonjumeau est au répertoire de l'Opéra de Vienne ; à Munich on fait salle comble avec les Cloches de Corneville. Quand vous considérez, durant le troisième acte du Crépuscule des Dieux, le public allemand en sa silencieuse immobilité, ne prenez pas pour de la vénération ce qui n'est que de la patience ; et, le rideau baissé, ils applaudissent ardemment, à cause des Français qui sont dans la salle.

Certes, il y a Bayreuth ! Bayreuth, c'est le lieu saint, le Temple voisin du Tombeau. L'âme de Wagner y est éparse dans l'air, et la religion auguste de son souvenir sacre les représentations de Parsifal et de Tristan et Yseult. Oui, ceux qui veulent pleinement connaître 1'œuvre wagnérienne doivent aller là, et y retourner. Après avoir écouté Wagner en France et dans la plupart des villes allemandes, on est, à Bayreuth, comme une populace paysanne ayant longtemps entendu la messe dans une église de village, et qui l'entendrait à Notre-Dame.

Mais ces admirables, ces inoubliables représentations, qui nous comblèrent de religieuses délices, ne sont pas, plus tard, dans le souvenir, exemptes d'imperfections. L'idéal wagnérien n'y est pas tout entier. Nous étions en présence du mieux, non du parfait. S'il a été donné à l'admirable Sucher de ressembler à Yseult plus que jamais aucune femme ne lui ressemblera, nous savons ne le disons qu'à a mi–voix, entre nous que le second acte de Parsifal est déshonoré par un décor qui ressemble a une apothéose de chez Holden démesurément élargie, et que toujours les enfants angéliques ont chanté faux sous la coupole du temple où le Pur-Simple guérit de la lance divine la plaie d'Amfortas.

Allons, ne soyons pas trop sévères pour nous-mêmes. Si, pour les raisons que j'ai dites et pour d'autres encore, les représentations wagnénennes en France sont loin de satisfaire notre besoin de perfection, ne nous hâtons pas de leur préférer celles qu'on donne en d'autres pays. Il faut faire la part de l'insuffisance humaine. Résignons-nous à ce qui ne peut être évité. Au lieu de nous irriter, tâchons d'améliorer ce que nous avons, sans prétendre a l'impossible; et puisque Irving, à Londres, sur un théâtre offert en exemple, joue le Marchand de Venise devant des toiles qui feraient craindre au directeur du Théâtre-Guignol les sifflets des fillettes de cinq ans et des lycéens de huitième, la gloire de Shakespeare en souffre peu, ne nous fâchons point trop, malgré les chefs d'orchestre qui n'ont pas lu le poème et les chanteurs qui voudraient chanter la Favorite, des représentations wagnériennes sur la scène de l'Opéra de Paris.

(A suivre)

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