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samedi 16 juin 2018

L'Impératrice d'Autriche en Normandie.Aux bains de Sassetot (2)

Les Petites-Dalles par Paul Valantin (1875). [Cliquer pour agrandir.] Valantin
a peint aussi la cabine de toile de l'Impératrice!

L'impératrice d'Autriche AUX BAINS DE SASSETOT

Un article paru dans L'Univers du 23 août 1875(pp. 1 et 2)

"Les Petites-Dalles, 19 août. Je n'ai rien d'extraordinaire à vous conter du séjour de l'impératrice d'Autriche. Sa Majesté est venue ici pour jouir du repos et de la liberté et non pour faire parler d'elle. Aussi n'ai-je pas entendu dire que les reporters aient planté leur tente, sur cette plage hier encore inconnue. Sans faire leur métier, je ne puis résister à la tentation de vous raconter ce que je vois comme tout le monde. La démocratie a beau couler à pleins bords dans notre société moderne, comme disait un des plus illustres Prudhomme de ce temps (pour ne pas l'appeler M. de Tocqueville), le vulgaire est ainsi fait qu'il mettra toujours les rois au-dessus de lui, et, n'en déplaise à Tragaldabas et à M. Gambetta, une impératrice ne sera jamais pour le public une simple Paule Minck (1). J'en juge ici par le nombre de visiteurs que sa présence attire de tous les environs, et je vous assure que parmi eux il y a plus d'un de ces gros républicains de bourg, bien rentés, venus tout exprès en voiture pour la voir et dire qu'ils l'ont vue. Une curiosité naturelle s'attache aux personnes royales; leurs actions intéressent comme si elles ne tenaient pas de l'humaine nature. C'est là le prestige des rois ; quand il aura disparu (s'il disparaît jamais) le temps des rois sera passé. Pour moi, qui suis, je l'avoue, un peu badaud, je n'ai pas manqué cette occasion. Je crois, d'ailleurs, que pour le prestige nécessaire de la couronne, les rois devraient s'abstenir de se montrer en un état où il ne paraît presque rien d'eux que l'humanité la plus ordinaire. Le costume de bain n'est pas royal. Quoiqu'il en soit de ma morale, l'impératrice d'Autriche ne manque pas de venir prendre son bain tous les jours et par tous les temps. Elle arrive à la plage en calèche, précédée d'une voiture où sont plusieurs femmes de sa suite, le maître baigneur et les effets du bain; deux ou trois dames d'honneur l'accompagnent. La plage des Petites-Dalles, qui s'ouvre à l'extrémité d'un charmant petit vallon, présente une vaste étendue de sable bordée de rochers que surmontent de pittoresques falaises. C'est un endroit agréable pour les bains. A la marée basse, on a pied sur le sable à une distance de plus de cent mètres. La cabine de l'impératrice est fort simple. Imaginez-vous un petit chalet en planches, couronné d'une corniche et d'un fronton en découpures de bois, sans autre décoration que des bandes de brun foncé sur un fond de brun clair. A l'intérieur, elle se compose d'un couloir d'entrée et de deux petites pièces très simplement meublées, communiquant entre elles, dont l'une sert à l'impératrice à ôter son costume de bain et l'autre à faire sa toilette. Une cabine plus basse, à l'usage des personnes de sa suite, est accotée à la sienne. Les deux sont enfermées dans une petite enceinte de pieux de bois et de toile grise, qui forme devant le chalet principal un passage pour descendre à la mer. On avait d'abord prolongé ce passage clos jusqu'au sable; mais dès le troisième jour, la haute mer, gonflée par le vent, emportait tout, plancher, pieux et tenture. En prévision d'un second accident du même genre, il a fallu raccourcir le passage et se contenter de mettre sous les pieds de l'impératrice un plancher mobile qui la conduit à la mer. Une grande marée, comme il y en eut l'année dernière à pareille date, pourrait bien obliger de déménager la cabine elle-même. Sa Majesté prend tous les jours son bain dans la matinée, de 8 heures à midi, selon les marées. Quelquefois elle se promène à pied, sur le galet, avant d'entrer dans l'eau; le plus souvent elle le prend tout de suite, après avoir regardé quelques instants la mer du haut des marches de sa cabine. Le costume de bain de l'impératrice est peu varié ; je ne lui en ai vu que deux jusqu'ici, un rouge tout uni et un noir bordé de blanc, tous deux des plus simples et tels qu'aucune de nos élégantes de Trouville ou de Dieppe ne consentirait à en porter. Son costume ample et long est muni de manches flottantes qui tombent jusqu'aux mains, ce en quoi il diffère encore des vestes inconvenantes de beaucoup de baigneuses. Le plus caractéristique de sa toilette est un vaste chapeau de paille dont les bords abaissés par un ruban dissimulent sa figure aux regards trop curieux. Elle va à l'eau enveloppée dans un peignoir de futaine blanche sans ornement, que reçoit une de ses suivantes à l'entrée dans la mer et que celle-ci lui remet au retour. La démarche de l'impératrice est lente et gracieuse ; on reconnaît à cela la souveraine. Elle est assez maîtresse d'elle-même pour ne témoigner par aucun cri ni aucun mouvement l'impression assez vive qu'on éprouve généralement en entrant dans l'eau. Quand la mer est douce, elle nage un peu; mais toujours un maître baigneur qu'elle a amené avec elle l'accompagne. C'est un Anglais que l'impératrice s'est attachée et que le maître baigneur de la plage, un vieux loup de mer, expert en natation, ne prise pas extraordinairement ; il dit assez que l'impératrice n'en aurait pas amené un autre si elle l'avait connu. Du reste, il a l'avantage de baigner les dames d'honneur pour lesquelles, dit-il, Sa Majesté a plus de sollicitude que pour elle-même. Quelquefois, lorsque le temps est beau, la jeune archiduchesse Valérie prend aussi son bain, entourée de ses gouvernantes. La mère s'avance jusqu'au bord du rivage pour la veiller de plus près, et on voit à ses soins, à ses marques de sollicitude qu'elle est encore plus mère qu'impératrice. La petite princesse va bravement à l'eau, soit dans les bras du médecin, soit dans ceux du baigneur; on la plonge plusieurs fois et on la rentre chaudement enveloppée. L'enfant aime à jouer sur le galet, comme les autres.enfants ; on lui apporte un petit attirail de pelles et de sceaux pour faire des petits pâtés de sable. Presque tous les jours, elle vient passer quelques heures de l'après-midi au bord de la mer; il lui manque de petites compagnes de son âge pour bien s'amuser, elle n'en a pas avec elle, et ses gouvernantes la tiennent toujours à l'écart. Il y a un personnage de la suite de l'impératrice qui attire l'attention plus que les autres, et qui, lui aussi, prend des bains : c'est un superbe chien dont la souveraine a fait son favori. Je n'ai pas assez de connaissances cynégétiques pour vous dire de quelle race il est; mais en deux mots voici son histoire : c'est un chien sauvage trouvé dans l'île de Madère, qu'on a domestiqué. Il est de haute taille, fièrement campé sur ses pattes, un peu long, sa tête a du loup, son pelage est d'un beau gris-fer. Il accompagne partout sa maîtresse; il la suit à la chasse .et attaque vaillamment le sanglier et l'ours. Pour mettre l'animal dans la mer, il fallut user de ruse les premières fois. On l'embarquait et on le conduisait à quelque distance du bord ; pendant que son conducteur le poussait à l'eau, sa maîtresse le sifflait. Au coup de sifflé donné de la cabine, l'animal bondissait et il ne fallait plus qu'un petit effort pour le décider à quitter la barque et à regagner le rivage. Ce superbe animal est tenu en laisse par un nègre de belle prestance, qui à certains jours paraît revêtu d'un riche costume oriental qu'il échange piteusement en d'autres jours pour une maigre redingote européenne. Quand il ne pleut pas, l'impératrice revient du bain à pied, malgré la distance de plus d'une demi-lieue, qui sépare les Petites-Dalles de Sassetot; mais la souveraine est faite à la fatigue, elle aime par-dessus tout les exercices corporels. La promenade, l'équitation,la chasse sont ses plaisirs favoris; elle les préfère aux amusements de la cour. Aussi dit-on qu'elle se plaît beaucoup dans sa résidence de Sassetot, tandis que les personnes de sa suite s'ennuient assez d'un genre de vie sans distraction dans un pays peu fréquenté. On la voit chevaucher ou se faire conduire en voiture l'après-midi à plu sieurs lieues de distance. Il lui est arrivé parfois dans ses excursions de passer à travers champs, comme cela, parait-il, est assez d'usage en Hongrie et en Bohême, où les récoltes, sans doute, n'en souffrent pas trop; nos paysans n'en étaient pas toujours contents, mais ils n'ont eu à souffrir aucun  dommage, il leur suffisait de s'adresser à l'intendant pour obtenir satisfaction. Jusqu'ici, le séjour de l'impératrice d'Autriche, dans le pays de Caux, s'est passé sans autre incident que celui de Gerponville. Elle est généralement entourée de respect ; les pauvres de Sassetot bénéficient de sa table et de sa générosité. On l'estime pour sa simplicité et son affabilité ; elle ne parle, du reste, à aucune personne du pays, elle ne reçoit pas non plus et vit tout à fait incognito. Plusieurs châtelains des environs auraient tenu à honneur de lui offrir l'hospitalité, mais elle se confine absolument dans son château, où elle vit en dehors de tout. Simple dans ses manières comme dans sa vie, elle se laisse voir sans chercher à être vue. C'est une souveraine digne, une femme gracieuse. Grande, élancée, mince pour sa taille, elle a le port droit, la démarche ferme et aisée ; sa physionomie est fine, son air distingué. Ce qui m'a plu par-dessus tout en elle, c'est qu'elle n'a, au moins ici, aucune de ces affectations de coiffure et de toilette qui rendent la femme moderne si ridicule. A en juger aussi par les personnes de sa suite, les modes viennoises n'auraient pas toutes nos exagérations parisiennes, sans être cependant pour cela l'idéal de la simplicité et du bon ton ; mais on ne sait pas où ni en quel temps, si ce n'est à quelques époques du moyen âge, les femmes ont été vêtues et surtout coiffées convenablement. Les optimistes prétendent, il est vrai, que la femme est faite pour la toilette, et excusent notre temps des excentricités qu'ils disent être un peu de tous les temps. Au moins faudrait-il que le bon goût et la modestie fussent toujours respectés dans la parure. On dit l'impératrice très bonne et très pieuse; elle a avec elle son chapelain, prélat dont j'ignore le nom, qui lui dit la messe tous les jours dans l'église paroissiale. Le dimanche, elle n'assiste pas à la grand' messe; peut-être serait-il plus édifiant pour la population qu'elle y vint : c'était l'avis de bons curés qui se plaignent que la grand'messe est de plus en plus abandonnée. Ils ont bien raison; mais je faisais observer en riant à l'un d'eux que des oreilles accoutumées à la musique étaient un peu excusables de ne pas affronter une heure et demie durant ce qu'on appelle le plain-chant dans nos églises de campagne. Grand Dieu! qui nous délivrera des ophicléides. des chantres à gage et qui nous rendra la belle mélodie grégorienne chantée par le peuple? En Autriche, en Allemagne, en Belgique, il n'y a presque pas d'église de village qui n'ait son organiste, son chœur, ses chants populaires. Là tout le monde chante et chante bien. Chez nous, le plus souvent, le peuple se tait pendant que trois ou quatre grosses voix poussent l'une après l'autre des notes  rauques et discordantes, soutenues par les mugissements cacophones de l'ophicléide. C'est un vrai scandale que le chant dans nos campagnes et même dans beaucoup de villes. Que ne réapprend-on pas aux fidèles à chanter, en commençant par les clercs dans les séminaires et par les enfants dans les paroisses ? Peut-être alors y aurait-il plus de monde à la grand'messe. C'est à quoi je pensais en voyant un de ces dimanches des personnes de la suite de l'impératrice, accoutumées à entendre bien chanter jusque dans les moindres églises des villages allemands, échanger entre elles des sourires pendant l'exécution de ces lourdes cacophonies qui n'ont plus rien du chant. Mais j'entame là un gros chapitre sur lequel il faudrait plus d'une lettre et dont le sujet occupait autre fois des conciles. Je finis en déplorant que le soleil ne fasse pas plus souvent fête à notre impératrice. Tout serait pour le mieux ici avec un plus beau temps. Les moissons sont retardées; en revanche, les bateaux de harengs commencent déjà à revenir des côtes d'Islande, chargés d'une pêche abondante."

(1) Paulina Mekarska devenue Paule Minck (ou Mink), née le 9 novembre 1839 à Clermont-Ferrand et morte le 28 avril 1901 à Paris, est une femme de lettres, journaliste et oratrice socialiste, communarde et féministe.

Sisi reçue par le maire en gare de Fécamp. (dessin de Bordèse)

Détail
Post précédent sur le sujet: L'Impératrice d'Autriche en Normandie. Souvenirs de 1875 par Ernest Daudet (1) (Cliquer sur le lien pour lire le post)

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