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mardi 21 novembre 2017

Création munichoise de l'Anna Karenina de Christian Spuck

Un grand moment chorégraphique: le pas des deux des époux Karénine.
Les photos sont de Wilfried Hössl

Première munichoise ce dimanche pour le ballet de Christian Spuck, dont c‘est la première production avec le Ballet d‘Etat de Bavière. Christian Spuck, un chorégraphe allemand formé à l‘école de John Cranko et d‘Anna Theresa De Keersmaeker, devint à partir de 2001 chorégraphe en résidence au Ballet de Stuttgart et préside depuis 2012 aux destinées du Ballet de Zurich où il créa en 2014 son extraordinaire Anna Karenina basé sur le célèbre roman homonyme de Léon Tolstoï. La chorégraphie connut un tel succès qu‘elle a déjà été inscrite au répertoire du Ballet national de Norvège et du Théâtre Stanislavski de Moscou. C‘est aussi la première fois qu‘elle est présentée en Allemagne.

Le chef d‘oeuvre écrit par Tolstoï en 1877 a connu pas moins de 20 adaptations cinématographiques: le caractère tragique de l‘héroïne a été immortalisé par des artistes comme Greta Garbo ou Vivien Leigh. L‘oeuvre a fait connaître le monde codifié et fascinant de l‘artistocratie russe de la seconde moitié du 19ème siècle, un monde dont le code d‘honneur entraînait maints duels pour les hommes, laissant la solution déshonorante du suicide aux femmes, qui payaient ainsi parfois de leurs vies leur libération du corset des conventions sociales et la stigmatisation sociale qui s‘en suivait. Le personnage d‘Anna Karenina, déchirée entre le devoir et la passion adultère a également inspiré les chorégraphes de Maïa Mikhaïlovna Plissetskaïa, qui interpréta aussi le rôle en 1972, à Sidi Larbi Cherkaoui.

Le regard scrutateur d'une société  rigide
Avec un sens remarquable de la mise en scène, Christian Spuck chorégraphie l'histoire de cet adultère du 19ème siècle en mettant en place un système de grands tableaux extrêmement poignants énoncés par le truchement d'un vocabulaire de danse principalement classique. L'imagerie évoque le contexte russe traditionnel avec pour paysages les forêts de bouleaux et les étendues enneigées et pour lieux de socialisation les salons de réception et les bals légendaires de l'aristocratie de Saint-Pétersbourg avec leurs attitudes codifiées et les splendides robes des femmes (fabuleuse stylisation des costumes d‘Emma Ryott). Il faut y insister, Christian Spuck a un sens aigu de la représentation scénique et son travail combine heureusement la théâtralisation et la danse. Si on y ajoute l‘habileté de la construction de ses choix musicaux, l‘apport du chant, l‘introduction d‘effets vidéo et sonores, on se trouve entraînés dans une oeuvre de théâtre total du plus bel effet.

Les décors très dépouillés de Jörg Zielinski et Christian Spuck reflètent la froideur des palais: la scène est très grande et surtout vide. Les personnages sont ainsi perdus dans la vacuité des palais qu'ils le sont psychologiquement dans la vie réelle. L'action est soulignée par des projections vidéo qui anticipant la tragédie imminente et fatale du suicide. Ils symbolisent le processus psychologique et la tourmente intérieure d'Anna Karénine. Ainsi de toute la thématique du voyage en chemin de fer, qui favorise au départ le rapprochement avec Vronsky et clôture l'action avec la disparition du personnage-titre. Le thème du train scande l'action: ainsi de la gare, lieu de la première rencontre du couple adultère et du coup de foudre amoureux, ou du train miniature avec lequel joue le fils d‘Anna auquel elle est venue secrètement rendre une dernière visite secrète, un petit train que Christian Spuck fait dérailler comme un funeste présage au moment où la mère rentre dans la pièce où joue son fils, ainsi aussi de la vidéo (remarquable travail de Tieni Burkhalter), qui représente le train instrument du suicide avec des gros plans effrayants sur les rails et les roues. Aux vidéos viennent s‘ajouter les effets sonores de Martin Donner, avec des collages sonores suggestifs et percutants qui ajoutent à la cristallisation dramatique, et le travail des lumières extrêmement précis et efficace de Martin Gebhardt qui met toute la production en valeur et en accentue le relief.

L'histoire est transmise directement à travers des mouvements concrets, clairs et directs: l'on assiste aux conversations et aux passions des danseurs qui les expriment dans un langage chorégraphique qui privilégie l'expression émotionnelle. Christian Spuck ne laisse rien au hasard, l'expression corporelle est toujours porteuse de signification, aucun des éléments narratifs n'est banal ni simplement illustratif. Chaque danseur communique son ressenti émotionnel dans un style qui lui est propre et l'individualise, ce qui allège le probléme de la représentation de la complexité narrative de l'oeuvre, qui comporte un grand nombre de personnages.

Les choix musicaux de Christian Spuck sont eux aussi déterminants avec des oeuvres intenses et romantiques de Rachmaninov qui invitent aux transports et à l'évasion et, en alternance, des musiques plus contemporaines notamment de Witold Lutoslawski, qui semblent déconstruire ce que la langue musicale de Rachmaninov vient d'introduire. Ainsi ces musiques en contraste servent-elles de révélateurs aux conflits intérieurs d'Anna Karénine, avec le piano qui prête sa voix à la protagoniste. La direction musicale de Robertas Servenikas, -précise, compétente, habile à installer l‘entrechoquement en contraste des oeuvres-, et les remarquables performances de l‘Orchestre d‘Etat de Bavière, du pianiste Christian Oetiker, et de la chanteuse Alyona Abramova offrent un décor sonore et dressent une atmosphère musicale parfaitement synchronisés à la danse et aux mouvements de la scène.

Le Comte Vronsky  et Anna Karénine

Le corps de ballet bavarois installe les grands mouvements et tableaux avec un art consommé, il est surtout en charge d‘exprimer les rigidités conventionnelles de l‘aristocratie russe finissante, et le fait avec une unisson exceptionnelle qui sert parfaitement la mise en scène, installant les stéréotypes sociétaux, un cadre sur lequel et contre lequel les individualités des solistes auront à s‘exprimer. C‘est à la danseuse russe Ksenia Ryzhkova qu‘est confié le redoutable rôle-titre. Première soliste au Ballet de Bavière, issue du Bolchoï et du Stanislavski, elle incarne souverainement le rôle passionné d‘Anna Karénine. Une technique exceptionnelle et un art consommé de la scène lui permettent de se jouer des difficultés d‘un rôle où il s‘agit d‘exprimer le défilé des émotions et de capter l‘attention au milieu des foules, -à la gare, dans un bal, à une réception-, avec des changements fréquents de robes qu‘Emma Ryott a particulièrement soignées. Le Canadien Matthew Golding, premier soliste au Royal Ballet de Londres, fait ses débuts très remarqués en donnant un Comte Vronsky fascinant, un personnage dont il rend avec une grande élégance la complexité et les noirceurs. Erik Murzagaliyev est également remarquable en Alexis Karénine, auquel nous a semblé attribuer plus d‘humanité que dans le roman de Tolstoï, ce qui a pour effet d‘accroître encore la culpabilité et le déchirement tragique de son épouse. Le Constantin Levine de Jonah Cook et la Kitty de Jekatarina Schtescherbazkaja, deux personnages dont la candeur et la spontanéité apportent un vent frais dans la représentation sociale, reçoivent des applaudissements aussi nourris que mérités. C‘edst également le cas du couple Oblonski, Siwa et Dolly, dansés par Tigran Mikayelyan et Ivy Amista. Soulignons encore un pas de deux absolument fabuleux tant dans sa conception que dans sa performance, celui des époux Karénine. L‘expression des émotions y est particulièrement difficile et réussie car il s‘agit pour les danseurs de les faire affleurer au travers des rigidités conventionnelles. Un grand moment chorégraphique!

La grande entrée de Christian Spuck à Munich se révèle une réussite exceptionnelle, et on peut espérer que ce remarquable chorégraphe aux talents de metteur en scène visionnaire retrouvera bientôt le chemin du Théâtre national, tant il renouvelle le genre du ballet narratif, auquel il apporte un langage nouveau, tout en conservant les acquits de la tradition, spécialement dans l‘approfondissement psychologique des caractères. 

Prochaines représentations les 25 novembre et 1er décembre 2017 (à guichets fermés). puis les 23 mars, 22 avril,  10 mai, 15 et 30 juin 2018, au Théâtre national de Munich.



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