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mercredi 21 juin 2017

La première munichoise des Maîtres chanteurs de Nuremberg racontée par Maurice Kufferath en 1898

Source: Bibliothèque nationale de France

Un texte extrait de l'ouvrage Le théâtre de R. Wagner de Tannhäuser à Parsifal. Les maîtres chanteurs de Nuremberg : essaie critique littéraire, esthétique et musicale de Maurice Kufferath (1852-1919), publié en 1898 par la librairie Fischbacher (Paris) et l'éditeur Schott frères (Bruxelles).

 "Aussitôt terminés, Wagner se préoccupa de l'exécution scénique des Maîtres Chanteurs. Il n'eut pas, cette fois, à subir les ajournements, les ennuis et les déboires de tout genre qui jusqu'alors avaient, comme des fées malignes et malfaisantes, présidé à l'éclosion finale de toutes ses autres oeuvres.
   
Le théâtre de Munich était entièrement à sa disposition. Hans de Bülow, qui, après les représentations de Tristan et Iseult à ce théâtre (1865), s'était démis des fonctions et du titre de pianiste de la Cour de Louis II, afin d'enlever tout prétexte à récriminations aux adversaires de Wagner et aux envieux, s'empressa de revenir dans la capitale bavaroise et de prêter le concours le plus absolu et le plus désintéressé à son illustre ami.
      
Avant de donner les Maîtres Chanteurs à l'Opéra de Munich, Wagner songea un moment à faire la première à Nuremberg même. Il était depuis quelque temps question d'organiser dans cette ville des fêtes en l'honneur de Hans Sachs, à l'occasion du centenaire de la mort et de l'érection d'une statue à la mémoire du grand maître chanteur. Le directeur du- théâtre de Nuremberg, flairant une bonne affaire, avait demandé son nouvel ouvrage à Wagner et celui-ci se déclara prêt à le lui céder, mais à la condition que la recette de la première représentation serait affectée à l'oeuvre du monument de Hans Sachs. Il ne reçut même pas de réponse à cette proposition.
     
C'est alors qu'il se tourna de nouveau du côté de Munich où, en tous cas, il était certain de trouver des éléments infiniment supérieurs à ceux qu'aurait pu lui fournir le théâtre de Nuremberg.
    
Dès la fin de janvier 1868, les Maîtres Chanteurs, par ordre du roi, entrèrent donc en répétition. Rien ne fut négligé pour donner à l'oeuvre une interprétation digne d'elle. L'intendance ne recula devant aucun sacrifice pour s'assurer le concours des artistes que Wagner lui-même désignerait pour les principaux rôles. On engagea spécialement le baryton Hoelzel, de Vienne, pour celui de Beckmesser; le théâtre d'Augsbourg fournit le ténor Schlosser pour celui de David; à l'Opéra de Dresde, on emprunta le ténor Bachmann pour le rôle de Walther de Stolzing ; à Munich même, Wagner avait sous la main une ravissante Eva, Mlle Mallinger, et l'excellent baryton Kindermann (aîné) pour le personnage de Sachs. Poussées avec activité sous la conduite de Hans de Bülow, qui était à la tète de l'orchestre, et de l'auteur qui veillait à la régie et à la mise en scène, les répétitions étaient déjà assez avancées en mars pour que l'on annonçât la première pour le 10 mai suivant.
    
Mais au dernier moment, il fallut bien se convaincre que le baryton Kindermann, déjà sur le retour, ne serait pas à la hauteur d'un rôle aussi délicat et complexe que celui de Hans Sachs, et d'autre part, le ténor Bachmann se montra insuffisant dans Walther. On remplaça M. Bachmann par le ténor Nachbaur et M. Kindermann par le baryton Betz, de Berlin.
      
De là, nécessairement, un retard. La première dut être reportée au mois de juin. Wagner qui depuis le mois de mars s'était réinstallé à Munich, repartit à la fin d'avril pour Triebschen d'où il ne revint que pour les dernières répétitions.
     
Rien n'est amusant comme de parcourir les journaux de l'époque et d'y saisir sur le vif le « débinage » anticipé auquel se livraient avec ardeur les adversaires du compositeur. Bien que le reportage n'eût pas pris encore l'importance que le développement de la presse lui a donnée de nos jours, il ne se passait guère de semaine sans que les journaux les plus divers n'eussent quelque information vraie ou fausse à fournir à leurs lecteurs au sujet des études de la nouvelle pièce.
       
De petites notes, très brèves, mais d'autant plus frappantes, tenaient le public au courant de ce qui se passait au théâtre. Tantôt on annonçait que la mise en scène avait coûté des sommes folles, tantôt que les auteurs chargés des rôles principaux ne parvenaient pas à apprendre la musique ; ou encore que les choeurs exténués refusaient le service; puis on parlait de coupures nécessaires; on se plaignait de la longueur du poème qui ne comprenait pas moins de cent quarante-six pages de texte (1). On racontait que le troisième acte seul durait plus de deux heures et que la représentation tout entière irait au delà de six heures. Les modifications dans la distribution et l'ajournement qui en résulta furent naturellement exploités avec une joie féroce. On disait que le ténor Bachmann avait refusé le rôle pour ne pas se casser la voix; Kindermann avait rendu le sien parce qu'il lui était impossible de se le mettre dans la mémoire tant il était long. Les commentaires malveillants allaient leur train à propos des exigences invraisemblables que Wagner imposait à ses interprètes et de l'outrecuidance de cet auteur, arrêtant tout le répertoire pour faire passer un ouvrage écrit en dehors de toutes les règles de l'art dramatique et dont le succès n'était même pas certain.
      
On n'imagine pas l'effort de volonté, la souplesse et la patience qu'il fallut à Wagner, à Bülow et aux interprètes pour tenir tête, malgré tout, à cette cabale sournoise, à ces menées sourdes des chambellans, des bourgeois et des musiciens hostiles.
       
Enfin, la première eut lieu au jour fixé, le 21 juin (2). La répétition générale s'était faite deux jours auparavant. A la fin de celle-ci, Richard Wagner monta sur la scène; en paroles chaleureuses, il remercia ses interprètes de l'énergie, du désintéressement,du talent avec lesquels ils s'étaient dévoués à son oeuvre. Il rappela dans son discours un mot de Schiller : « Toutes les fois que l'art  déchoit, c'est par la faute des artistes eux-mêmes» Il n'entendait point dire, en le rappelant, que la décadence présente du théâtre était imputable uniquement aux artistes, mais il est certain, ajoutait-il, que c'est seulement par la volonté des artistes que l'art peut se relever. Et ce qui le lui prouvait, c'était l'exécution des Maîtres Chanteurs à laquelle il venait d'assister et dans laquelle tous, du premier au dernier, depuis l'apprenti jusqu'au maître, avaient fait des efforts surhumains pour relever « l'art allemand trop longtemps méconnu».

Cette petite allocution produisit une impression profonde sur les artistes ; une ovation émouvante fut faite au maître, et lorsqu'il s'approcha de ses deux principaux interprètes, Nachbaur et Betz, pour les embrasser, des larmes humectèrent plus d'un regard.

L'intention de Wagner était de ne pas assister à la première et de rentrer à Triebschen immédiatement après la dernière répétition. Cela résulte d'une lettre du 1er juin à Wesendonck. Mais le roi Louis II voulait tenir tête à la cabale et n'entendait pas qu'on le crût capable de s'incliner devant les hostilités que lui avait values son enthousiasme pour le grand artiste tiré par lui de la misère. Il fit prier Wagner de demeurer à Munich, et le soir de la première le fit asseoir, face au public, à ses côtés, dans la loge royale. Wagner assista ainsi à toute la représentation.

Dès le premier acte, les applaudissements éclatèrent nombreux, les interprètes furent rappelés sur la scène et l'on demanda à grands cris l'auteur. A la fin du deuxième acte, les applaudissements et les rappels se prolongèrent jusqu'à ce que Wagner parût sur le devant de la loge royale et saluât le public. A la fin de la représentation, ces ovations se renouvelèrent plus intenses et le maître dut à trois reprises passer devant le roi pour répondre au désir du public, qui confondait dans ses acclamations le poète et le souverain. Ainsi que l'écrit un journal du temps, «jamais jusqu'ici aucun compositeur n'avait été l'objet d'une pareille distinction »,

Le lendemain, les journaux hostiles ne manquèrent pas de proclamer que la présence de l'auteur dans la loge royale constituait « une grossière impertinence de plus à l'actif de l'insolent artiste ». Wagner se garda de répondre à ces vilenies. Le 22 juin, il partait pour Triebschen, où il se remit tranquillement au travail.

Son départ précipité fut d'ailleurs interprété aussi méchamment que sa présence dans la loge royale. On parla d'observations du roi, de querelle, de disgrâce. Ses ennemis exultèrent un moment en voyant que la seconde représentation se faisait attendre. On racontait que Betz et Hoelzei avaient refusé de chanter de nouveau, que leurs cordes vocales étaient à ce point surmenées qu'ils ne pouvaient plus rendre un son, etc., etc.

Tous ces menus détails ne sont pas sans intérêt ; ils donnent la physionomie exacte de ces journées mémorables, transformées en journées de bataille par le mauvais vouloir d'adversaires sans foi et sans scrupule.

La seconde représentation eut lieu le 28 juin et le roi y assista de nouveau ostensiblement. Il était arrivé expressément le matin de son château de Berg, et à 11 1/2 heures, après la représentation, y retournait par train spécial.

L'oeuvre ne fut pas moins chaleureusement accueillie que le soir de la première. Les artistes plus sûrs d'eux-mêmes et moins énervés, les ensembles plus tranquilles, l'orchestre incomparable, tout contribua à une interprétation parfaite. Comme à la première, ce furent surtout les morceaux en forme de lied, les chants de Walther, de Pogner, de Sachs, les choeurs et le quintette du troisième acte qui soulevèrent le plus d'applaudissements.

N'oublions pas de donner les noms des artistes qui eurent l'honneur de collaborer à cette première mémorable : Hans Sachs, ce fut le baryton Betz, de Berlin, qui plus tard devait créer le Wotan des Nibelungen à Bayreuth, en 1876. De l'avis d'un juge compétent, Pierre Cornélius, l'auteur du  Barbier de Bagdad, son interprétation finement nuancée fut incomparable de vérité et de naturel. Tout paraissait, dans son jeu et son chant, si simple, si dégagé de toute intention, si spontané, si dénué d'affectation qu'on oubliait, en le voyant sur la scène, le côté factice de l'art du comédien.

A côté de lui et sur le même rang, Cornélius nomme le ténor Schlosser qui représentait David, l'apprenti de Sachs. Sa voix légère, facile, — Cornélius l'appelle une esquisse de ténor, — sa merveilleuse diction que les spectateurs de 1876, à Bayreuth, purent apprécier dans le rôle de Mime, le naturel de son jeu, tout en lui semblait le prédestiner à incarner cette figure charmante d'enfant du peuple, espiègle et bon.

Au rôle d'Eva, Mlle Mallinger qui avait produit précédemment à Munich une sensation énorme dans l'Elsa de Lohengrin, prêta le charme de sa voix au timbre très pur, la grâce de sa jeunesse et de sa beauté mutine alors dans tout leur éclat.

Walther de Stolzing, c'était Nachbaur, l'une des plus belles voix de ténor que j'aie entendues, (je l'ai vu en 1873, à Leipzig, dans les Maîtres Chanteurs), avec cela un comédien remarquable, de belle prestance, au geste noble, à l'allure véritablement aristocratique, ce qui suffit pour donner une idée de ce qu'il devait être dans le personnage du chevalier-poète.

Pour la figure si importante de Beckmesser, Wagner avait fait venir de Vienne un comique qui faisait depuis longtemps fureur dans cette ville, la basse Hoelzel, célèbre par un incident qui avait marqué ses débuts dans la capitale de l'Autriche.

Il venait d'être attaché à l'Opéra impérial et devait paraître dans le Templier et la Juive de Marschner. La censure, par scrupule religieux, avait coupé dans son rôle les mots liturgiques : ora pro nobis. Hoelzel, narguant la police, n'en chanta pas moins les paroles supprimées, ce qui lui valut son expulsion de la scène de l'Opéra et de tous les théâtres de Vienne pendant quelques années. C'était non seulement un excellent musicien, mais aussi un comédien très adroit, disant avec finesse, ayant le don toujours rare et précieux de marquer le caractère des personnages qu'il interprétait. Stylé par Wagner, ce fut un Beckmesser excellent, également éloigné de la charge et de l'emphase que trop souvent les interprètes d'aujourd'hui mettent dans ce rôle. Malheureusement pour l'oeuvre, Hoelzel et Betz que leurs engagements appelaient l'un à Vienne, l'autre à Berlin, ne purent prêter leurs concours qu'aux premières représentations et furent remplacés aux représentations suivantes l'un par la basse Sigl, l'autre par M. Kindermann.

Enfin, pour les rôles moins importants, celui de Pogner fut confié à la basse Bausewein, dont la voix était l'une des plus belles que l'on citât alors en Allemagne, celui de Kothner à M. Fischer, celui de Madeleine à Mlle Diez.

Quant à l'orchestre, il était sous la direction de Hans de Bülow dont le nom seul évoque l'idée d'une maîtrise accomplie dans l'art de conduire une masse instrumentale aussi délicate et aussi souple que celle qui sert de trame musicale à la partition des Meistersinger.

(1) Le poème avait paru séparément à Mayence, chez les fils de B. Schott, en avril 1868, en même temps à peu près que la partition piano et chant réduite par Carl Tausig. La partition d'orchestre parut en juillet 1868.

(2) De toutes parts étaient accourus des intendants de théâtres, des régisseurs et des chefs d'orchestre : ceux de Berlin, Nuremberg, Mannheim, Stuttgart, Wiesbaden, Carlsruhe. Vienne. Prague, etc.; de nombreux artistes et des notabilités de tout genre, le ténor Tichatschek, le créateur de Rienzi, un vieil ami de Wagner; le ténor Niemann, qui chanta en 1861, Tannhäuser à l'Opéra; Mme Viardot-Garcia venue de Paris avec Tourguenieff, le grand conteur russe ; Pasdeloup, Victorin Joncières; Edouard Hanslick et Henri Laube, de Vienne ; Léon Leroy, de la Liberté de Paris, un correspondant du Temps, de Gasperini, M. Paul Chaudon et le marquis de Brillac (Epernay), le ministre d'Etat de Prusse baron de Schleinitz et sa femme, l'éditeur Schott de Mayence, le musicologue bien connu Richard Pohl, le compositeur Peter Cornélius, etc., etc."

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