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dimanche 30 avril 2017

Les Maîtres chanteurs par le collage: un texte de Judith Gautier illustré par les chromos Liebig

Nous retranscrivons ici un extrait du charmant ouvrage de  Judith Gautier, Richard Wagner et son oeuvre poétique : depuis Rienzi jusqu'à Parsifal ( Paris, Charavay frères ,1882, pp- 91 à 108) et l'illustrons en y ajoutant des reproductions des chromos Liebig de la série Les maîtres chanteurs de Nuremberg, Opéra de Richard Wagner,  en version française (Numérotation Sanguinetti : 1002 Numérotation FADA : 999).

LES MAÎTRES CHANTEURS


      L'action se passe au seizième siècle, à cette époque si singulière où l'art et la poésie, dédaignés par la noblesse, s'étaient réfugiés chez les bourgeois et les artisans.
      Depuis la disparition des Minnessinger, ces chanteurs d'amour très semblables à nos trouvères, les maîtres chanteurs seuls enseignaient la poésie et la musique. Ces maîtres étaient aussi chefs de corporations, et leurs élèves, en même temps leurs apprentis,apprenaient simultanément chez eux à coudre une semelle et à filer un son, à scander un vers et à tailler un haut-de-chausse. On s'imagine aisément combien l'art dut s'atrophier dans un pareil milieu, de combien de règles et de lois ces hommes à cerveaux étroits surent entraver l'essor de l'inspiration, qui dut refermer ses ailes et marcher dans les sentiers tracés : c'était quelque chose comme un oiseau élevé par des taupes.
      Si par aventure un nouveau venu, n'ayant pour toute science que son génie, se hasardait dans le cénacle des artisans poètes, on devine quel concert d'imprécations accueillait la liberté avec laquelle il brisait, comme des fils d'araignées, les lois minutieusement tissées par la routine. C'est un événement de cette nature que Richard Wagner a choisi pour nouer l'intrigue de sa comédie.
      Walther de Stôlzing, un chevalier de Franconie, s'est épris de la fille de Pogner, riche orfèvre de Nuremberg. Mais c'est seulement celui qui sera proclamé maître chanteur au prochain concours qui pourra obtenir la main d'Eva.
     Walther, qui ne sait pas le premier mot de l'art, veut cependant concourir, il cherche à se renseigner un peu auprès du naïf David,1'apprenti et l'élève de Hans Sachs.
      La scène a lieu dans un des bas-côtés de l'église Sainte-Catherine à Nuremberg, que les apprentis sont en train de disposer pour une séance des maîtres.

— Ainsi, dit David à Walther d'un air plein d'importance vous voulez devenir maître ?
— Est-ce donc si difficile ?
— L'art des maîtres ne s'acquiert pas comme cela en un jour ! Voici une année que je travaille, moi, avec le plus grand de Nuremberg, Hans Sachs, qui m'enseigne en même temps la poésie et la cordonnerie; quand j'ai bien tanné le cuir il me fait dire des vocales et des consonnances ; quand j'ai bien raidi le fil, il me fait comprendre la rime. Et bien, où croyez-vous que j'en sois arrivé maintenant?
— Peut-être à confectionner une bonne paire de brodequins.
— Ah! je n'en suis pas encore là, s'écrie l'apprenti.
— Voyons, conseillez-moi, dit Walther.
— Eh bien! sachez que les tons et les modes des maîtres sont très nombreux et qu'ils ont chacun leur nom : il y a le ton court, le ton long et le ton trop long, le mode du papier à écrire, le ton sucré et le ton des roses, le ton de l'amour court et le ton oublié, le mode du zing anglais, de la tige de cannelle, des grenouilles, des veaux, le mode du glouton décédé ou du pélican fidèle...
— Mon Dieu! qu'est-ce que tout cela? s'écrie Walther épouvanté.
— Mais il ne suffit pas de savoir les noms, reprend David, il faut savoir comment l'on chante chaque mode pour ne rien changer à la fioriture et à la tabulatur; pour moi je ne suis pas encore si avancé, et c'est bien souvent le mode du martinet que mon maître me chante, et si ma bonne amie Magdalene ne me vient pas en aide, je chante, moi, l'air du pain sec et de l'eau. — Apprenez encore qu'un maître chanteur est celui qui compose un mode nouveau, poésie et musique.

    Le pauvre Walther est abasourdi. Cependant, l'amour l'empêche de renoncer à son dessein, et lorsque Pogner s'avance accompagné de Beckmesser, un grotesque tabellion qui aspire, lui aussi, à la main d'Éva, Walther s'approche du père de sa bien-aimée et lui fait part du désir qu'il a de concourir.
      Bientôt les maîtres chanteurs s'assemblent pour délibérer à propos du concours public qui a lieu le lendemain. Parmi les bizarres physionomies des artisans poètes, se détache la belle figure de Hans Sachs, l'illustre poète cordonnier.
    Pogner présente à ses confrères le jeune chevalier en annonçant qu'il veut prendre part au concours.

— Ah! s'écrie-t-on aussitôt, dans quelle école avez-vous appris, quels sont vos maîtres?
— Lorsque, au plus fort de l'hiver, la neige couvrait la cour et le château, dit Walther, assis au coin du foyer tranquille, je lisais un vieux livre qui me parlait des charmes du printemps; puis bientôt le printemps venait, et ce que, pendant les nuits froides, le livre m'avait enseigné, je rentendais résonner dans les forêts, dans les prairies : c'est là que j'ai appris à chanter.


      On pense quels cris, quels haussements d'épaule autour du jeune audacieux. On l'invite cependant à donner un échantillon de son talent. Il doit faire entendre une improvisation; mais s'il offense les règles plus de sept fois, son oeuvre sera déclarée sans valeur. Déjà, le marqueur, armé d'une ardoise et d'un morceau de craie, entre dans la guérite où il doit s'enfermer pour écouter le chant et marquer les fautes. Ce marqueur, c'est Beckmesser, le concurrent, le rival de Walther.

— Commencez! crie-t-il du fond de sa logette.

      Walther saisit ce mot qui lui est jeté comme un défi.

— Commencez! s'écrie-t-il, c'est là le cri que le printemps jette à la nature et sa voix puissante résonne dans les forets, dans les halliers, les échos lointains se la renvoient, alors tout s'éveille, tout s'anime. Les chants, les parfums, les couleurs vont naître à ce cri.

      Toute la joie dont la fête du printemps peut emplir un coeur de jeune homme chante dans la. voix de Walther. Mais les règles, qu'en fait-il ? et les fioritures ? et la tabulatur? A chaque instant on entend grincer la craie sur l'ardoise et bientôt même le marqueur jaillit furieux de sa guérite déclarant qu'il n'y a plus de place sur la tablette. Alors toutes les langues se déchaînent, toutes les colères éclatent sur la tête du chevalier: il a entassé erreur sur erreur, bêtise sur bêtise, il ne sait pas le premier mot de l'art.

— Il s'est même levé brusquement de son siège! s'écrie un maître à bout d'arguments.

      Au milieu du tumulte qui devient formidable, Walther reprend son chant joyeux et libre comme pour protester, au nom de la nature renaissante, contre le souffle glacé de l'hiver stérile. Les espiègles apprentis, tout heureux de cette confusion, enveloppent l'assemblée furieuse dans une folle ronde, et souhaitent ironiquement à Walther le bouquet de fiancé.
      
     Le second acte nous montre une des rues si pittoresques de la Nuremberg ancienne; d'un côté s'ouvre l'échoppe de Hans Sachs, de l'autre se dresse la maison de Pogner.
    Sachs revient tout rêveur de la tumultueuse séance; lui seul a été profondément troublé par l'improvisation du chevalier, et il sent ses vieilles croyances chanceler.

— Ah! dit-il, tandis que dans l'orchestre passent et repassent des fragments du chant de Walther, cette mélodie je ne puis la retenir, et je ne puis pas non plus l'oublier, c'était nouveau et cela résonnait comme un chant ancien..

      Il rentre chez lui et se met au travail devant sa fenêtre ouverte.

   Éva, qui aime le chevalier, vient surprendre Hans Sachs et tâche d'obtenir de lui quelques renseignements sur la séance et l'accueil qui a été fait à Walther.

— Ah ! pour celui-là, tout est perdu ! s'écrie Sachs. Sache-le, mon enfant, celui qui est né maître ne fera pas fortune parmi les maîtres, qu'il aille donc ailleurs chercher son bonheur.

— Oui, c'est ailleurs qu'il le trouvera, s'écrie la jeune fille avec colère, c'est près des coeurs qui brûlent encore d'une flamme généreuse, en dépit des maîtres envieux et sournois.


      Walther survient, encore tout frissonnant de rage, il veut enlever sa bien-aimée et l'épouser dans son château. Le soir est tombé tout à fait, l'heure est propice, la rue déserte. Eva consent à suivre le chevalier; mais Hans Sachs, qui surveille les amoureux, entr'ouvre son volet et fait tomber sur eux la lueur de la lampe, une traînée lumineuse barre la route,les deux amants sont faits prisonniers par ce rayon.
     De plus, voici Beckmesser, qui s'avance armé d'une guitare ; il pense qu'une sérénade , disposera bien le coeur d'Eva, et il commence à préluder.
     Sachs, de son côté, a porté dehors son établi et recommence à travailler : de cette façon il pourra mieux surveiller les fugitifs. Il frappe donc de toute sa force sur une forme et entonne une chanson bruyante au grand déplaisir du donneur de sérénades.
    Déjà quelques fenêtres s'ent'rouvent et des têtes inquiètes s'avancent, s'informant de ce qui se passe. Beckmesser ne veut pas céder, il chante de plus en plus fort pour couvrir la voix de Sachs qui, lui non plus, ne veut pas se taire. Le charivari devient extraordinaire, les habitants réveillés accourent de tous côtés ; David qui croit que la sérénade s'adresse à son amie Magdalene, la servante d'Eva, tombe à poings fermés sur le chanteur. Du haut des fenêtres on vide des cruches d'eau sur la tête des tapageurs; les apprentis viennent à plaisir augmenter la confusion, tout le monde parle à la fois, on s'exaspère, on se dispute, les coups sont lances à tort et h travers, la mêlée est générale.
      Tout à coup un son de trompe se fait entendre au loin et, comme par enchantement, la foule se disperse, chacun rentre chez soi, les fenêtres se referment, et le veilleur de nuit qui se frotte les yeux, croyant avoir rêvé, s'avance dans la rue déserte.

— La onzième heure vient de sonner, gardez-vous des spectres et des lutins, chante-t-il, tandis que la lune montre sa large face derrière un pignon pointu.


    La toile se relève sur l'intérieur de Hans Sachs. Walther, qui a passé la nuit sous le toit du cordonnier, entre dans l'atelier, abattu, découragé, car le jour qui se lève c'est celui de la fête et du concours: tout espoir d'obtenir Eva est donc perdu.

— Voyons, dit Sachs, ne renoncez pas encore, faites-moi un poème sur le rêve, par  exemple, qui a traversé cette nuit votre sommeil.

     Le jeune homme obéit, et Sachs écrit les vers sur une feuille de papier, qu'il oublie à dessein sur sa table, tandis qu'ils vont tous deux se préparer pour la fête.
    A peine sont-ils sortis, que Beckmesser survient tout meurtri encore de la bataille nocturne dont l'orchestre méchamment lui rappelle toutes les péripéties. Ses regards tombent sur la feuille de papier, il lit les vers et s'imagine que Sachs, lui aussi, veut concourir et aspire à la main d'Eva; lorsque le cordonnier revient, Beckmesser lui fait à ce sujet d'amers reproches et l'accable de sarcasmes.

— Qu'avez-vous ? dit Sachs en riant. Je n'ai jamais songé à concourir et si ces vers ont su vous plaire, je vous les donne, faites-en ce que vous voudrez.

     Beckmesser croyant que les vers sont de Sachs, le plus habile maître de Nuremberg emporte tout joyeux la bienheureuse feuille, sûr de la victoire.

     Eva, délicieusement parée pour la fête, mais triste et le front pâli, entre en passant dans l'atelier de Sachs. Elle a pris pour prétexte son soulier qui la blesse, à ce qu'elle prétend, mais Sachs sait bien où le soulier la blesse, malgré les reproches qu'elle lui adresse de ne pas le deviner. Tandis qu'agenouillé devant elle, le cordonnier la tient prisonnière, un pied déchaussé, feignant de rectifier cette chaussure à laquelle elle trouve tous les défauts, Walther sort de la chambre et reste ébloui au sommet de l'escalier devant la jeune fille plus belle que jamais dans sa toilette de fiancée. Il improvise alors avec enthousiasme la dernière strophe de son chant.
      Eva, toute palpitante de surprise et d'émotion, l'écoute en retenant son souffle.

— Eh bien, va-t-il enfin ce soulier? dit Sachs d'une voix attendrie.

     Eva comprend enfin que le bon cordonnier est son ami et son allié et elle se jette en pleurant dans ses bras.


      Après un court entr'acte, le rideau se relève sur remplacement où a lieu la fête. C'est au bord de la rivière dans laquelle Nuremberg mire ses toits pointus, ses tours et ses remparts, dans une vaste prairie qui s'étend sur la rive. De tous côtés arrivent les citadins, les paysans; des bateaux pavoises débarquent de joyeuses compagnies, les corporations s'avancent au son des trompettes de la ville, les apprentis tout enrubannés mêlent leur joie à ce gai tumulte, ils enlacent des jeunes filles alertes et dansent sur l'herbe une valse rustique; mais une rumeur de la foule annonce l'arrivée des maîtres chanteurs. Le silence s'établit et les maîtres font majestueusement leur apparition. La charmante Eva est près de son père et tient à la main la couronne destinée au vainqueur.
      Puis Hans Sachs paraît à son tour. A sa vue, un long frisson court parmi les assistants, la foule ne peut contenir sa joie : une immense acclamation accueille le favori du peuple et, dans une inspiration soudaine, toutes les voix entonnent le chant par lequel Hans Sachs a salué Luther et l'aurore de la réformation :

Eveille-toi, le jour se lève; 
Une voix des taillis s'élève; 
Du rossignol j'entends les chants: 
Ils résonnent de cime en cime, 
Dans les vallons et dans les champs. 
A l'occident, la nuit s'abîme, 
L'aube rouge à l'orient luit 
Et le triste nuage fuit.

    Rien ne peut donner une idée de la puissance de ce morceau qui semble contenir toutes les aspirations de l'homme vers la liberté.
      Le concours commence : Beckmesser, qui n'a rien compris à la poésie de Walther, la scande à sa manière et la chante sur les motifs grotesques de sa sérénade. Il s'embrouille si bien que la foule, d'abord surprise, part bientôt d'un vaste éclat de rire.

— Après tout, dit le chanteur dépité, les vers ne sont pas de moi, ils sont de Sachs.
— Eh bien! que Walther les chante, dit Hans Sachs.

      La grâce et la jeunesse du chevalier font déjà une bonne impression sur le peuple et lorsque sa voix pure résonne et fait entendre la charmante poésie redevenue elle-même, les acclamations éclatent de toutes parts, les maîtres troublés eux aussi ne peuvent dissimuler leur émotion, l'enthousiasme est général.
      L'heureux vainqueur, ivre de joie, s'agenouille devant sa bien-aimée, qui pose en tremblant sur son front la couronne de lauriers.






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