Angelo Neumann (*1838 à Stampfen; †1910 à Prague) fut d'abord chanteur d'opéra (baryton) avant de devenir directeur de théâtre. En fin de vie il publia en 1907 chez Staackmann à Leipzig ses Erinnerungen an Richard Wagner, un livre qui parut en janvier 1909 en traduction française chez Calman-Lévy sous le titre Souvenirs de Richard Wagner*. Ces mémoires furent très favorablement accueillis par la presse de l'époque. Nous avons retrouvé un article de dans le quotidien parisien Le Temps** dont l'intérêt est d'à la fois rendre compte du parcours de Neumann et de présenter son recueil de souvenirs en citant l'une ou l'autre anecdotes de premier intérêt.
Souvenirs sur Richard Wagner
Dans les Souvenirs sur Richard Wagner de l'impresario Angelo Neumann, dont MM. Maurice Rérnon et Wilhelm Bauer publieront demain, chez Calmann-Lévy, la traduction française, il ne faudrait pas chercher des aperçus propres à nous faire mieux comprendre l'œuvre et le génie du maître de Bayreuth. Ce volume n'est pas une étude de psychologie ni d'esthétique. Mais on y trouvera de curieux renseignements sur les embarras et les ennuis de Wagner dans sa vie pratique, sur ses perpétuels démêlés avec les directeurs, les chanteurs, les agents intermédiaires, etc. M. Angelo Neumann nous introduit dans les coulisses, dans la cuisine de l'art théâtral, et cette pot-bouille ne manque pas d'un certain pittoresque. On s'en amuse, et en même temps on plaint le grand homme contraint de consacrer une large partie de ses journées et de ses forces à se débattre parmi ces mensonges et ces mesquineries.
Avant de devenir directeur, M. Angelo Neumann fut baryton. Sans fausse honte, il rapporte qu'il joua le héraut de Lohengrin et le veilleur de nuit des Maîtres chanteurs, rôles qui ne sont pas les plus importants de ces deux ouvrages; il est vrai qu'en 1860, à dix-neuf ans, il avait étudié sous la direction du maître lui-même celui de Wolfram d'Eschenbach. En 1864, lorsque Wagner fut mandé par le roi de Bavière, M. Neumann ne prétend pas avoir pris une part directe à cet événement décisif; mais il note qu'il habitait une chambre voisine dans le même hôtel, à Stuttgart, lorsque Wagner reçut la dépêche qui l'appelait à Munich. M. Neumann considère que lorsqu'il s'agit d'un Wagner (et d'un Neumann), aucun détail n'est indifférent.
En 1876, notre mémorialiste est placé à la direction du théâtre municipal de Leipzig, qu'il partage avec le docteur Auguste Fœrster. Son associé va naturellement faire gaffe sur gaffe, alors que lui seul verra clair. Le mois d'août 1876 fut marqué par l'ouverture de Bayreuth, avec les premières représentation de la Tétralogie. Fœrster entendit le premier cycle et revint en déclarant que sauf la Walkyrie et encore c'était injouable. Neumann assiste au second cycle, et son enthousiasme est tel qu'il court à la Wahnfried demander l'autorisation de monter tout le Ring, à Leipzig. Suit une longue correspondance entre Fœrster et Wagner. Fœrster semble d'abord brûler d'un saint désir de représenter au plus tôt et à tout prix le chef-d'œuvre du maître vénéré. Mais sous l'influence d'intrigues antiwagnériennes, sur lesquelles M. Neumann ne s'explique pas et qu'il avoue seulement n'avoir pu empêcher, son associé suscite avec la plus insigne mauvaise foi un prétexte de rupture. Pour accorder au théâtre municipal de Leipzig le privilège exclusif des représentations du Ring dans l'Allemagne du Nord pendant quelques années, Wagner exigeait une prime de 10,000 marks. Bien qu'il se fût exprimé très clairement, Fœrster feint d'avoir compris que ces 10,000 marks seront une simple avance sur les droits d'auteur, prévus à raison de 10/100 sur la recette. C'est pour une misérable somme de 10,000 marks que le Fœrster non seulement arrête les pourparlers, mais se répand en exécrables insolences. Le pauvre Wagner se résignant, pour être joué, à ne pas réclamer le payement de sa modeste prime, Fœrster lui répond que c'est trop tard et que cette « discussion pénible » a suffi à le dégoûter de la Tétralogie! « Je ne peux pas effacer de mon esprit, écrit-il, cette impression que dans nos négociations vous n'avez plus en vue l'intérêt de l'art, comme c'était peut-être le cas au début. J'ai l'impression, que j'ai le droit de noter ici, que je me trouve en présence d'une individualité si fortement accentuée, au point de vue des affaires autant que de l'art, qu'il me paraît impossible désormais d'arriver à une entente avec elle. » Toute cette littérature épistolaire du nommé Fœrster est un monument.
Cependant Wagner consentit, un an plus tard, à traiter avec Neumann. Et il ne toucha pas de prime, mais un simple acompte remboursable. II sacrifiait toute rancune au désir de voir donner le Ring en entier. II avait en horreur les représentations isolées de l'un quelconque des quatre drames. A Neumann lui promettant de les monter tous les quatre, il répondait « Si vous faisiez cela, vous seriez le premier directeur de théâtre intelligent! » C'est en 1878 que ces représentations eurent lieu à Leipzig et valurent à Neumann diverses félicitations, entre autres celles de Hans Richter et de Liszt, qui trouva, paraît-il, que c'était mieux qu'à Bayreuth. Le kapellmeister était Joseph Sucher, époux de la célèbre cantatrice Rosa Sucher. Neumann se flatte d'avoir toujours eu la main heureuse en fait de kapellmeister, et d'avoir notamment découvert Arthur Nikisch et Félix Mottl (ce dernier, à la vérité, lui était recommandé par Wagner). Savez-vous quel est le premier ouvrage que Mottl eut à diriger? C'est le Postillon de Longjumeau. Et Nikisch? Il débuta par Jeanne, Jeannette et Jeanneton, de Lacome, et par l'Eclair, d'Halévy.
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Angelo Neumann a rendu de grands services à la cause wagnérienne par ses organisations de tournées de la Tétralogie en Allemagne et même en Europe. Après Leipzig, c'est à Berlin qu'il songea d'abord. Il aurait désiré la salle de l'Opéra royal. Tout manqua par la faute de l'intendant von Hulsen, qui télégraphia à Wagner qu'il y consentait à la condition que le maître l'autorisât ensuite à représenter la seule Walkyrie. Rien ne pouvait blesser plus cruellement Wagner, qui ne daigna même pas répondre. Les représentations berlinoises du Ring, en 1881, eurent donc lieu au théâtre Victoria, mais avec un prodigieux éclat, en présence du kronprinz Frédéric, du prince Guillaume (aujourd'hui Guillaume II), d'une foule d'autres princes et princesses, et même de l'empereur Guillaume Ier, qui, bien qu'octogénaire, parut à quelques-unes de ces soirées. A l'occasion de l'anniversaire de Wagner, Fœrster, le Fœrster des 10,000 mark,s lui tourna un compliment en vers ardemment admiratifs et se terminant par ces mots, d'une naïveté charmante « Avec toi tous les grands esprits! » Ainsi ce Foerster se décernait un brevet de grand esprit; il avait très sincèrement oublié ses grossièretés encore récentes.
A la dernière représentation du Crépuscule des Dieux, à laquelle assistait l'empereur, près les acclamations et les rappels, Wagner et Neumann parurent sur la scène avec les artistes, et Neumann commença un discours; juste au moment où il remerciait « les augustes membres de la famille impériale », Wagner fit demi-tour et quitta la scène. Scandale! Etait-ce un affront à l'orateur, ou un crime de lèse-majesté? C'était simplement un accès aigu de l'affection cardiaque dont Wagner devait mourir deux ans après. Mais Neumann n'y crut pas et se brouilla avec Wagner; des journaux prussiens accusèrent le maître d'insulte à l'empereur, et Guillaume Ier, âgé de quatre-vingt-cinq ans, revint à une représentation supplémentaire de la Walkyrie par bonté, tout exprès pour démentir ce bruit si nuisible aux intérêts du musicien dans un pays loyaliste.
Wagner pardonna à Neumann d'avoir douté de sa parole; il lui conserva jusqu'au bout toute sa bienveillance, lui accorda toutes les autorisations, entre autres celle de donner Lohengrin en allemand à Paris, dans la saison 1881-1882, mais on sait que ce projet n'aboutit pas parce que des troubles semblèrent à craindre; et c'est à Neumann que Wagner eût confié Parsifal s'il n'avait pas décidé d'en réserver le monopole à Bayreuth. En 1882, après avoir entendu ce suprême chef-d'œuvre,. Fœrster s'était écrié que Wagner n'avait plus maintenant qu'à mourir. Il est permis de supposer que les directeurs ont hâté sa mort et qu'il devait être bâti à chaux et à sable pour leur avoir résisté jusqu'à soixante-dix ans.
PAUL SOUDAY
Notes
* A noter que plusieurs universités nord-américaines ont digitalisé l'édition américaine de ces souvenirs publiée en 1908 chez Holt and Company à New York sous le titre Personal recollections of Wagner. Hathitrust propose des liens vers ces ressources.
**Le Temps du 20 janvier 1909, p.3
Pour en savoir davantage
Lire en ligne l'excellent article que Le Musée virtuel Richard Wagner consacre à Angelo (Josef) Neumann (Cliquer ici pour y accéder).
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