Edouard Schuré (1) fit la connaissance de Richard Wagner en 1865 à Munich, après avoir assisté à la première représentation de Tristan et Iseult à Munich, représentation que le compositeur considérait lui-même, aux dires de Schuré, comme le plus extraordinaire accomplissement de sa carrière. Il le revit en 1869, dans sa retraite de Lucerne, et en 1876, à l'inauguration du théâtre de Bayreuth, lors de la première représentation de la Tétralogie des Nibelungen. Dans ses Souvenirs sur Richard Wagner (2), Edouard Schuré architecture ces trois rencontres en nous disant: Je le connus ainsi à trois moments décisifs de sa vie : d'abord, en pleine lutte avec son temps et l'opinion publique de son propre pays; ensuite, dans le recueillement qui précéda la victoire ; enfin, pendant le triomphe définitif.
Le premier chapitre de ses Souvenirs sur Wagner, intitulé Le Roi Louis II et R.Wagner à Munich raconte sa première rencontre avec le maître. Nous le retranscrivons ici intégralement:
"Au printemps de Tannée 1865, mes études me conduisirent à Munich. J'avais trouvé la capitale de la Bavière en grand émoi. Parmi les étudiants, dans les cercles littéraires, il n'était question que de l'amitié exaltée du jeune roi Louis II pour Richard Wagner. Amitié d'un roi de légende et d'un génie aventureux, qui apparaissait aux bourgeois de Munich comme un prodige inquiétant. Je m'enquis de l'histoire de ce roi et de ce musicien; voici à peu près ce qu'on me raconta. Je complète les faits par ce que j'ai su depuis.
Hohenschwangau entre deux lacs |
Le jeune roi avait été élevé loin de la cour, aux confins des Alpes bavaroises. Il faut avoir vu ce château et son paysage féerique pour comprendre quelles pensées durent hanter une imagination ardente livrée à elle-même, au milieu de cette solitude enchantée. Le château de Hohen- schwangau (ce nom signifie le haut pays des cygnes) s'élève sur une montagne boisée de sapins, entre deux petits lacs, cernés eux mêmes d'épaisses forêts. Au delà du plus grand de ces lacs, le Alpsee, se dressent en un mur abrupt, presque, vertical, les hautes Alpes avec leurs gorges, leurs dentelures et leurs précipices, qui enferment et isolent le lac dormant dans leur forteresse inabordable. De l'autre côté, au delà du Schwansee, les dernières vagues de la montagne vont mourir dans la plaine de Bavière, qui étale à perte de vue son immense demi-cercle jusqu'à la région d'Augsbourg. Les montagnes boisées qui entourent les deux lacs ont des formes onduleuses et mamelonnées d'un charme insinuant qui contraste avec la majesté des Alpes voisines, gardiennes austères de ce paradis royal. La contrée qu'on domine du château réunit donc les attraits de la zone alpestre et de la zone forestière à l'horizon illimité des plaines. Mais toute la magie du paysage se concentre dans le plus grand et le plus solitaire des deux lacs, bordé de vieux hêtres, surplombé de rochers à pic et de sapinières touffues. Avec ses couleurs changeantes, azur, pourpre, émeraude, il semble un œil vivant de la terre, tour à tour plein de feu, de rêve et d'insondable tristesse. Le commerce et l'industrie, avec leur inévitable cortège de diligences, de chemins de fer et de fabriques, n'ont point pénétré ici. Ce domaine est depuis des siècles un séjour de rois. Les cygnes y vivent en paix, les chevreuils y bondissent en liberté. Les chemins unis, les vieux arbres aux écorces lisses ont des airs graves et recueillis et paraissent toujours attendre des hôtes seigneuriaux.
C'est dans ce pays de songe que naquit le roi Louis II. Ses premières années s'écoulèrent dans cette retraite forestière, dans ce joli château de plaisance, inoffensif joujou de moyen âge, avec ses tours crénelées et sa terrasse ombreuse où des nymphes de bronze sommeillent au babil des jets d'eau. Ses premiers regards tombèrent sur cette vaste plaine, séjour favori des vieux empereurs d'Allemagne et théâtre de luttes séculaires, tandis que les montagnes et les forêts évoquaient à ses yeux les contes merveilleux de la vieille poésie allemande. Son esprit se développa ainsi au-dessus de la réalité, en dehors du présent, entre l'histoire et la légende, bercé par des songes de grandeur royale et de beauté infinie. Il eut pour précepteur un père jésuite qui lui enseigna l'histoire à sa façon, s'évertuant à élever autour du jeune prince le mur chinois dont les membres de la Congrégation entourent les intelligences pour les séparer du monde et les tenir sous leur puissance. Mais ce directeur de conscience ne prit aucun empire sur son élève. Dès sa plus tendre enfance, Louis II montra cet esprit rêveur et concentré, qui, fouetté par la passion des chimères, devait le conduire jusqu'au suicide. Complètement renfermé en lui-même, il ne laissa rien deviner de ses goûts ni de ses pensées à son maître. Le prince avait quinze ans lorsqu'on lui permit d'assister à une représentation de Lohengrin. Ce chef-d'œuvre répondait aux rêves de l'adolescent avec la lucidité rayonnante du génie. Il fit une impression si profonde sur l'âme poétique du futur monarque, qu'à partir de ce moment, il ne pensa plus qu'à Wagner. Le prince Louis demeurait impassible pendant que son mentor lui enseignait l'histoire d'Allemagne et les préceptes de la religion catholique. Mais, retiré dans sa chambre ou réfugié dans le parc, il étudiait avec ardeur et un profond sérieux les œuvres du réformateur de l'opéra qu'il avait trouvé moyen de se procurer en cachette. En tête de la préface de son poème L'Anneau du Nibelung, R. Wagner déclarait que, pour réaliser son rêve d'artiste et pour exécuter sa tétralogie, il ne lui faudrait rien moins qu'un souverain magnanime. Il finissait par ces mots : Ce prince se trouvera-t-il? — Le jeune homme se jura à lui-même, qu'il serait ce prince, et la destinée le servit à point. Il avait dix huit ans à peine quand la mort de son oncle Maximilien [sic, ndlr] l'appela au trône. D'un jour à l'autre, plus de précepteur, plus de barrières, le trésor royal à discrétion et la liberté absolue. Il y avait de quoi griser un cerveau moins jeune que le sien. Si plus tard Louis II, emporté par une imagination fantastique et par la folie des grandeurs se livra à des dépenses insensées pour bâtir des châteaux de contes de fées, il y eut dans son premier acte public une grandeur naïve et vraiment royale, marquée au coin du plus noble idéalisme. Il pria son secrétaire particulier d'aller à la recherche de l'artiste et de le lui amener sur-le-champ. La pensée principale de son règne devait être de fournir à Richard Wagner les moyens de tenter sa réforme théâtrale et d'exécuter l'œuvre d'art de l'avenir dans toute la magnificence de son rêve de poète et de musicien.
Depuis son exil de la Saxe, en 1849, Richard Wagner menait une existence orageuse et vagabonde. Pendant une série d'années passées à Zurich, il avait composé L'Or du Rhin, la Walkyrie, Siegfried, Tristan et Iseult, lancé ses écrits théoriques L'Art et la Révolution, Opéra et Drame comme un défi à la tête de ses contempo rains. Mal noté des gouvernements comme insurgé de 1849, bête noire des musiciens comme rival et comme révolutionnaire de la musique, terreur des intendants de théâtre comme auteur intraitable et subversif, l'Allemagne lui semblait à tout jamais fermée. En 1861, il avait tenté la fortune à Paris, on sait avec quel succès. Il était trop hautainement, trop absolument fidèle à son idéal pour transiger, dans le moindre détail, avec le goût du jour. Longtemps, il avait tenu bon; enfin, il perdait courage et s'abandonnait. « Au commencement de l'année 64, écrit-il à une amie, je compris qu'il n'y avait plus moyen d'échapper à la ruine. Toutes les choses abominables et indignes qui m'arrivèrent, je les avais prévues, je les regardais en face sans secours et désespéré. Vous m'avez vu boire la coupe jusqu'à la lie. »
Le secrétaire du roi Louis II avait suivi Wagner de ville en ville sans pouvoir l'atteindre. Il le trouva enfin dans un hôtel de Stuttgard. En signe de sa mission, il lui remit l'anneau royal. Puis il lui annonça que le roi de Bavière payerait toutes ses dettes et mettait le théâtre de Munich à sa disposition pour représenter ses ouvrages. L'artiste était prié de rejoindre au plus vite le souverain, qui brûlait d'impatience de voir le mystérieux enchanteur de sa jeunesse. On imagine la stupeur du musicien. Un éclair de joie traversa l'âme du « Hollandais maudit ». Son étoile, prête à s'éteindre, remontait plus brillante à l'horizon. A sa glorieuse scintillation, il voyait surgir du néant son théâtre idéal, au sceptre d'un roi légendaire. Il n'en croyait pas ses oreilles. Et pourtant tout cela était bien vrai ; tout cela devait se réaliser. On a publié en Allemagne une série de lettres (3) de Wagner écrites à cette époque. Il y rend compte, avec une vivacité et une sincérité singulières, de la première impression que lui fit son nouveau protecteur, le jeune roi de Bavière.
En voici les passages les plus saillants :
« Munich, hôtel de Bavière, 4 mai 1864.
Vous savez que le jeune roi de Bavière m'a fait chercher. Aujourd'hui, on m'a conduit auprès de lui. Il est malheureusement si beau, d'une intelligence si noble et d'une âme si splendide, que sa vie, j'en ai bien peur, passera comme un rêve des dieux dans ce monde vulgaire. Il m'aime avec l'ardeur et l'intensité d'un premier amour. Il connaît, il sait tout de moi et me comprend comme ma propre âme. Il veut que je reste toujours auprès de lui, que je travaille, que je me repose, que je fasse représenter mes œuvres ; il veut me donner tout ce dont j'ai besoin ; je dois achever les Nibelungen, et il les fera représenter comme je le veux. Je dois être mon maître sans restriction, non pas maître de chapelle, rien que moi et son ami. Tout cela, il le comprend sérieusement, pleinement, comme si nous en parlions vous et moi. Il me débarrassera de toutes mes misères, me donnera tout ce dont j'ai besoin, — pourvu que je reste auprès de lui. — Que dites vous de cela? N'est-ce pas inouï? — Cela peut-il être autre chose qu'un rêve ? Mon bonheur est si grand que j'en suis écrasé. Vous ne pouvez pas vous faire une idée de la magie de son regard. Pourvu qu'il reste en vie ! Le miracle est trop inouï ! »
« (26 mai) ... N'en doutez pas, chère amie. Le bonheur que je goûte. est le seul qui réponde entièrement et pleinement aux maux que j'ai soufferts, aux misères extrêmes que j'ai endurées. Je sens que s'il ne m'était jamais arrivé, j'en aurais été digne tout de même; et c'est ce qui me garantit sa durée. »
« Voulez-vous de plus la confirmation de l'origine divine de ce bonheur, apprenez ceci. Dans l'année de la première représentation du Tannhœuser (œuvre par laquelle j'entrai dans ma nouvelle voie pleine d'épines), au mois d'août, où je me sentis disposé à une productivité si excessive que je fis en même temps l'esquisse de Lohengrin et des Maîtres Chanteurs, dans ce même mois, une mère mit au inonde mon ange gardien ».
Ce curieux fragment jette un vif rayon sur la psychologie intime de l'homme. On sait que R. Wagner professa toute sa vie la philosophie de Schopenhauer, pour qui le monde est le produit d'une volonté aveugle.
Ce système n'admet pas la possibilité d'un monde spirituel au-dessus du monde matériel et nie par conséquent toute action providentielle dans la vie humaine. Richard Wagner fut un partisan décidé, je dirai même passionné de cette philosophie, jusqu'à s'emporter contre ceux qui osaient la combattre en sa présence. Ici, cependant, lui-même semble penser différemment. La connexion entre la naissance de son protecteur et sa propre destinée lui apparaît comme un fait providentiel et « d'origine divine ». Il en parle avec une émotion mystique et en des termes qui pourraient être ceux d'un théosophe d'Alexandrie. R. Wagner était-il de ces génies orgueilleux qui consentent à admettre une providence pour eux-mêmes, mais qui n'en veulent pas pour les autres? Ou bien sa conscience profonde était-elle en contradiction avec sa conscience de surface? Je me borne à constater ici la contradiction entre ce cri de l'âme, qui jaillit spontanément sous le coup d'une émotion personnelle, et les théories habituelles du penseur.
Wagner ajoute qu'il pourrait jouer un rôle à la cour, mais s'en soucie tout aussi peu que le monarque. Ils poursuivront leurs desseins en silence. Il ajoute ce mot naïf et grandiose : « Peu à peu, tout le monde m'aimera ! » Cela dura cinq mois, et la passion intellectuelle du roi fleurit de plus belle:
« (9 sept.) ... Il me dit qu'il a toujours peine à croire qu'il me possède véritablement. Personne ne pourrait lire sans étonnement et sans ravissement les lettres qu'il m'écrit. Liszt y trouve une réceptivité égale à ma productivité. C'est un miracle ! — Croyez-le ! Et cela ne vous rendrait pas la joie de vivre? Il le faut bien! Mais que cela est difficile ! Il ne fallait rien moins que ce roi merveilleux. — Sans quoi, c'était fini, complètement fini !
« (8 oct. ) ... Hier, nous avons fixé l'achèvement et l'exécution des Nibelungen. La noblesse et la bonté de ce jeune homme vraiment royal m'ont tellement saisi, que j'étais sur le point de tomber à ses pieds et de l'adorer » . On le voit, jamais artiste ne trouva pareil Mécène, et Wagner n'a que rendu justice à son royal ami en lui adressant ces paroles émues dans la dédicace de la Walkyrie : « Tu as fait reverdir le tronc desséché de ma vie. Nos deux espérances, en se joignant, se sont épanouies en la fleur d'une foi unique ».
Notes
(1) pour une biographie d'Edouard Schuré, lire l'article y consacré sur le site Le Musée virtuel Richard Wagner.
(2) Schuré (E.), Souvenirs sur Richard Wagner, La première de Tristan et Iseut, Perrin et Cie, Paris, 1900.
(3) Deutsche Rundschau, février et mars 1887. Lettres de Richard Wagner à Mme Elisa Wille.— Des fragments de cette correspondance ont été traduits la même année dans plusieurs journaux français ; la plupart avec beaucoup de contre-sens, les autres volontairement travestis et faussés. Une traduction intégrale a paru sous ce titre : Quinze Lettres de R. Wagner accompagnées de souvenirs et d'éclaircissements par Elisa Wille, traduites de l'allemand par Augusta Staps. Bruxelles. Imprimerie VveMonnon. [Note de l'auteur]
Post précédent sur le sujet Schuré/Wagner: Portrait littéraire de Richard Wagner par Edouard Schuré.
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