Tableau d'ouverture de Spartacus: Crassus (Polunin) et ses légionnaires. Toutes les photos sont de Wilfried Hösl. |
Pour son intronisation munichoise, Igor Zelensky, qui préside à présent aux destinées du Ballet d'Etat de Bavière, a choisi de faire une entrée festive éclatante avec une des meilleures productions du ballet soviétique, Spartacus, dans la chorégraphie hallucinante de beauté de Iouri Nikolaïevitch Grigorovitch, qui a fêté ce deux janvier ses 90 printemps et a lui-même assuré la supervision de la production.
Zelensky réussit d'entrée un coup de maître, ce qui était loin d'être gagné puisque le changement de direction générale avait entraîné le départ d'une vingtaine de danseurs de la compagnie, dont des étoiles aussi prestigieuses que Lucia Lacarra et Marlon Dino, accompagné du départ connexe d'un important sponsor. Dans le monde du spectacle, les passages de flambeau sont rarement aisés et cela avait été particulièrement sensible l'an dernier au Bayerisches Staatsballett. Le choix de Spartacus, une des plus belles cartes de visite du Bolchoï, trace une ligne de rupture avec les territoires jusque ici explorés par le Ballet bavarois et l'introduit dans des terres prometteuses. Le public vient de découvrir avec ravissement et exaltation les prémisses de l'ère Zelensky.
Iouri Grigorovitch avait encore connu le compositeur de la musique du ballet, le soviétique/arménien Aram Ilitch Khatchatourian. Il avait conçu en 1968 une nouvelle chorégraphie pour ce ballet dont la musique avait été composée en 1954 et qui avait connu une première chorégraphie montée à Leningrad en 1956 par Leonid Yakobson. Khatchatourian avait en 1968 dut modifier sa partition. Alors que Yakobson faisait une large place à la pantomime, Grigorovitch avait opté pour une chorégraphie extrêmement dynamique, en donnant une toute nouvelle conception du ballet, le réduisant à quatre figures principales et en en faisant une production essentiellement masculine. Sa narration est directe et linéaire, il se distancie de la pantomime et transforme Spartacus en un combat des chefs, faisant de Crassus un vainqueur jeune, superbe, orgueilleux et infatué, et de Spartacus un révolté empreint d'une trop grande humanité, qui le conduit à sa perte. Grigorovitch appartient à la génération de Maurice Béjart ou de John Cranko et apporte la modernité des années soixante à un langage chorégraphique tout encore empreint de classicisme. La concentration de la narration sur deux jeunes chefs ambitieux aux intérêts opposés entraîne nécessairement l'exigence du spectaculaire pour les deux danseurs qui les incarnent, la réussite de la production reposant essentiellement sur leurs prouesses. Grigorovitch a conçu deux langages chorégraphiques bien distincts pour le rôle de Crassus et celui de Spartacus, et par extension de l'armée romaine et du groupe des esclaves et des bergers. Le chorégraphe qui a également créé la mise en scène, s'est associé en 1968 avec le décorateur arménien Simon Virzaladze pour créer un spectacle qui crée une déferlante de forces opposées, opposant les grands déploiements à la martialité impressionnante et extrêmement cadencés et ordonnés des légionnaires romains à ceux des groupes plus souples et instinctifs des esclaves ou des bergers, et fait alterner les grands ensembles aux monologues plus intimistes dans lesquels les protagonistes dévoilent leur vécu intérieur et les motivations qui les animent, le tout sur un décor plutôt lourd, sentant son carton pâte, très massif et grisâtre de murs cyclopéens, avec des changements de scènes marqués par l'abaissement d'une paroi qui descend des cintres, ou d'un grand velum, comme celui qui protégeait du soleil les spectateurs du Colisée, et qui peut aussi devenir toile de fond, avec des transparences permises par le jeu des éclairages. Si le décor a vécu, le jeu des éclairages est magnifique, des plus efficace, avec parfois des dorures lumineuses à la Rembrandt. Grigorovitch a un art consommé du tableau vivant dont il se sert pour introduire ou clôturer ses scènes: un groupe central forme une image première qui se met en mouvement et s'épanouit telle une fleur qui s'ouvre au soleil; ainsi du groupe formé par Crassus entouré de boucliers et d'étendards de cohortes ou de manipules, qui se déploie en autant de soldats et de portes-enseignes. On assiste ainsi à une succession de séquences extrêmement ordonnées: un tableau est présenté dont les éléments se déploient pour une chorégraphie de groupe, dont émerge le danseur étoile qui s'exprime en virtuose, pour laisser place au monologue, et ainsi de suite jusqu'au tableau final ou le groupe des esclaves se reforme autour de Phrygia, la bien-aimée de Spartacus, endeuillée, et soulève le cadavre de Spartacus, dans la grandeur élégiaque de la souffrance. Grandiose !
Spartacus (Osiel Gouneo) |
Les deux rôles phares ne peuvent être dansés que par des danseurs étoiles, interprétés pour le premier par Serguei Polunin ou Erik Murzagaliyev, et pour le second par l'extraordinaire Osiel Gouneo, qu'on avait déjà découvert dans Giselle. Polunin a fait un triomphe lors de la première; Murzagaliyev qui faisait partie de la compagnie du Bayerisches Staatsballett de 2011 à la saison 2015/2016 est revenu comme danseur invité et nous a donné hier soir une superbe prestation en Crassus, exprimant avec virtuosité la cruauté, la superbe orgueilleuse et le raffinement du conquérant romain. Osiel Gouneo a été quant à lui encore plus épatant, s'il est possible, que dans Giselle, offrant le spectacle époustouflant d'un danseur de haute voltige, avec des bonds surprenants dans des traversées répétées de scène.Sa musculature puissante et athlétique lui permet les longs portés de sa partenaire. Un danseur extrêmement physique, au talent rare! Ivy Amista incarne Phrygia avec une expressivité émotionnelle rarement atteinte, elle exprime ce rôle plus intimiste avec une force concentrée intense et une grande qualité d'interprétation, notamment dans la noblesse du lamento final. La figure antithétique d'Aegina, la courtisane préférée de Crassus, est elle aussi magnifiquement portée par la demi-soliste viennoise Prisca Zeisel, qui exprime avec une emphase de bon aloi toute la séduction érotique et fière et le pouvoir de manipulation du personnage.
Scène finale: Phrygia (Ivy Amista) et Spartacus (Osiel Gouneo) |
Le Bayerisches Staatsballett, Igor Zelensky et Iouri Grigorovitch ont tiré le meilleur parti possible d'un spectacle qui devait initialement servir à glorifier le soviétisme et qui vient de prendre un nouvel envol réussi à Munich. Débarrassé de l'idéologie qu'il était supposé servir, il pourrait bien se découvrir une nouvelle vocation. La première a connu un énorme succès qui ne se dément pas depuis lors. Une nouvelle page de l'histoire du Bayerisches Staatsballett est en train de s'écrire, et c'est un privilège pour le public munichois d'avoir la chance de la lire en direct!
Prochaines représentations les 6 et 11 janvier 2017 (quelques places restantes). Puis en mars, avril et juillet. Pour réserver via internet, cliquer ici.
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