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samedi 19 novembre 2016

Oberammergau: le récit d'un journaliste français en 1890 (1): madi soir, arrivée et premieres impressions

Première partie d'un article consacré au séjour d'un journaliste à Oberammergau à l'occasion du Jeu de la Passion. Le reportage a été publié dans le périodique parisien  La Vie parisienne : moeurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique, modes du 13 septembre 1890. L'article est signé E.C., les dessins sont signés Ferdinand Bac.

"LA SEMAINE DE LA PARISIENNE

AUTOUR D'OBERAMMERGAU




MARDI SOIR. — A la tombée de la nuit. Route délicieuse, resserrée entre deux montagnes, de la station d'Oberau à Oberammergau. Hélas ! Dans dix ans, pour les prochaines représentations du Mystère [il s'agit du Jeu de la Passion, qui est, joué tous les dix ans, ndlr ]il y aura un chemin de fer comme on aura construit un, gigantesque hôtel style suisse ou américain.
     Quelles senteurs,— les senteurs des torrents, des pins surchauffés tout le jour par le soleil,—on perdra avec la fumée et le charbon de terre de la locomotive ! Les chevaux s'arrêtent devant une restauraition quelconque entourée de plusieurs maisonnettes. On a peur d'être déjà arrivé. On en a encore pour quelques temps heureusement. C'est le petit village d'Ettal où se logent les touristes qui n'ont pas trouvé, qui craignent de ne pas trouver à se loger à Oberammergau.


     Tout le long de la route des piétons, une vraie procession, tout le monde le sac au dos, les Allemands le sac de toile verte attaché par deux courroies, le chapeau tyrolien avec le bouquet de plumes traditionnel, les Anglais avec une espèce de giberne recouverte de toile écrue, ils ont enlevé leurs faux-cols et leurs cravates et les ont attachés à une boutonnière de leur veston; quelques jeunes filles, des étrangères, en costumes de voyage, mais brossés, rafraîchis par une petite chemisette de couleur et quelques gros bouquets de fleurs au corsage: elles se promènent sur la route pour voir les nouveaux arrivants.
     Dans une vallée merveilleuse, le petit village d'Oberammergau. Tout à fait un de ces anciens villages chers à notre enfance qu'on disposait sur une table, après l'avoir retiré de sa boite de bois blanc: voici les chalets, la ferme, l'église qu'on plaçait au milieu, la fontaine, les pins droits et verts et la maison du berger. Tout cela paraît si propret, si riant. Partout des rideaux blancs au crochet, des pots de fleurs; il commence à faire nuit, les fenêtres s'allument; ce n'est plus le village de bois blanc verni, mais les maisons de plâtre qu'on vend au moment de Noël, avec les fenêtres rouges qu'on éclaire avec une bougie placée à l'intérieur.
     On a beau avoir ses billets de logement, tout ne va pas tout seul. On devait descendre chez Marie-Madeleine, on vous envoie chez Caïphe, de chez Caïphe chez Marthe. Il y a des gens qui crient, qui grinchent, mais c'est très amusant d'entrer chez les héros de la cérémonie du lendemain, de parlementer avec eux. Marie-Madeleine est gaie, avenante, joyeuse et rondelette; un des vendeurs du temple est plein de prévenances pour votre sac de nuit. La Sainte Vierge aide à monter vos bagages et Marthe, d'un air pas gêné du tout, du doigt vous montre où se trouve ...
     Le dîner a déjà un air de tableau vivant religieux, la Cène de Vinci sans les costumes, avec des bocks et des bouteilles de vin du Rhin. Ce sont de petits anges qui ont laissé leurs ailes dans le magasin d'accessoires qui aident Marie-Madeleine à faire le service, à passer la sauce qui accompagne le poisson, à enlever les assiettes. Le marchand du temple vient de temps en temps regarder s'il faut renouveler les bocks. Beaucoup de prêtres français, de dominicains, — c'est le voyage que s'est payé le clergé cette année, — de vieilles filles à moustaches, à corsages plats qui se meuvent dans l'orbite des messieurs prêtres, de petits jeunes bacheliers sans moustaches, dont c'est le premier voyage et la récompense.


     Avant de se coucher un petit tour au clair des étoiles dans le village. On a de la peine à circuler. Chaque maison est devenue une brasserie pour la circonstance, tout le monde est assis devant la porte pour boire sa bière ou prendre son café. Quelques boutiques de photographies de la Passion, de petits souvenirs de pèlerinage, des objets en bois sculpté comme en Suisse, la seule industrie du pays. Passe un petit jeune homme aux longs cheveux rejetés derrière l'oreille, un peu genre modèle italien ou marchand de plâtres, Galli-Marié il y a vingt-cinq ans; il se promène avec de jeunes camarades, en chantonnant une tyrolienne. C'est, paraît-il, le jeune saint Jean-Baptiste qui doit, dans dix ans, prendre la place du Christ actuel qui se trouve et, avec raison, un peu trop marqué. Songez qu'on joue en plein air et en plein jour, et que la perruque et que le maquillage sont absolument interdits.

     
     A l'exception des gens qui n'ont pas trouvé à se coucher, on rentre de bonne heure, il faut être sur pied à sept heures pour faire le premier déjeuner encore servi par les artistes qui vont représenter la Passion, arriver au commencement. C'est la partie pénible du pèlerinage, une vraie station qui nous enlèvera quelques gros péchés. 0 les lits allemands! composés de coussins, de banquettes, du pupitre pour traversin et de deux serviettes à thé et en coton pour draps. Il est vrai qu'il vous est permis de vous servir d'un immense édredon qui pèse bien dix ou douze livres pour vous couvrir et empêcher les petites serviettes de tomber à droite ou à gauche. Mais par trente degrés de chaleur !
     0 sainte Vierge, ô Marie-Madeleine, ô Marthe, ô saintes femmes, une prière : vous n'allez pas avoir grand'chose à faire pendant une dizaine d'années, employez vos loisirs à filer du chanvre, à confectionner de bonnes paires de drap pour les générations futures des spectateurs de la Passion. C'est la prière que je vous adresse en regardant l'instrument de supplice sur lequel je vais reposer jusqu'au jour. Sans la perspective de rester assis dix heures le lendemain on passerait la nuit à errer à la belle étoile. "

 E.C.

(à suivre)


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