Anja Kampe et Misha Didyl, les amants infernaux |
Si l'opéra de Chostakovitch a par le passé été plusieurs fois produits au Bayerische Staatsoper, c'est la première fois qu'il y est chanté en russe dans la version originale de 1932. L'Opéra munichois a confié la mise en scène de sa nouvelle
production de Lady Macbeth de Mtsensk à Harry Kupfer qui
revient à Munich après une absence de seize années avec un travail
confondant de finesse dans la pénétration psychologique des
personnages. Kupfer, aujourd'hui âgé de 81 ans, a monté cette
année Fidelio à Berlin avec Daniel Barenboim et couronne son année
et sa carrière en abordant le grand opéra de Chostakovitch.
La
réflexion d'Harry Kupfer l'a mené à privilégier la définition
des caractères dans un contexte général à une inscription
historique trop précisée. Bien sûr, on ne peut oblitérer le contexte de la Russie
tsariste avec l'attachement à la glèbe des populations rurales, les
répressions policières et la déportation en Sibérie des criminels
comme des révoltés. Mais Harry Kupfer ne s'y attarde pas et donne
une mise en scène qui s'attache à mettre en exergue la condition de
la femme dans toutes les sociétés totalitaires machistes. Il
s'attache à montrer la disparité qui existe à différents niveaux
de l'oeuvre tant dans la forme que dans les caractères des
personnages, une disparité qui existe également dans l'expression
musicale: des scènes de genres satiriques côtoient des
monologues d'une grande profondeur; à l'ouverture émotionnelle des
uns correspond l'hypocrisie des autres, à l'infâmie des perversités
les plus basses répond l'espérance en l'humanité. Tout cela sur
fond de liesse ou de détresse, et de piété populaires d'un peuple asservi,
totalement dépendant, qui se rassure dans la foi et se noie dans
l'alcool.
Katerina
Lvovna Ismaïlova devient meurtrière et, une fois le premier meurtre
commis, rentre dans l'engrenage des suivants. Le livret et la mise en
scène de Kupfer mettent en exergue la genèse de ces crimes: elle est devenue l'épouse d'un fils de riche négociant parce qu'elle a été achetée à sa famille pour servir à la
production d'héritiers mâles, ce qui constituait une grande chance
d' élévation sociale mais ce qui entraînait une obligation de
fécondité qu'elle n'a pas remplie. Harry Kupfer laisse planer le
doute en dessinant la figure de son mari Zinovy Borissovitch
Ismaïlov comme celle d'un homme de peu d'envergure, entièrement
soumis à un père dominant et peut-être sexuellement impuissant, en
tout cas sans appétit pour sa très jolie femme. Mais ce manque de
dimension tient aussi au comportement despotique d'un père qui n'a
plus la force de diriger son entreprise et a fait de son fils son
intendant, plutôt que de lui remettre l'entière direction des
affaires. Le père, Boris Timoféiévitch Ismaïlov, a réussi comme
négociant, et a dans ses terres un comportement de tyranneau, qui a
de son vivant passé ses loisirs à tromper sa femme et qui, alors
qu'il vient d'envoyer son fils effectuer des travaux urgents à un
endroit très de la demeure familiale, exige de sa belle fille
qu'elle soit une servante soumise et économe, et s'apprête à
pénétrer dans sa chambre pour la violer. Il la condamne lorsqu'il
la découvre dans les bras de son ouvrier Sergueï que lui-même
se préparait à la violer. Sergueï enfin, qui prétend aimer sa
patronne pour mieux en abuser tour en s'élevant socialement, et dont
la personnalité scabreuse atteint l'ignominie la plus abjecte dans
les scènes de la déportation. L'opéra progresse vers l'horreur et
l'inhumanité dans une logique de broyage de l'humain. Katerina,
odieusement trompée et bafouée, condamnée aux travaux forcés à
perpétuité, préfère se donner la mort après avoir commis un
dernier meurtre, celui de sa rivale. Et pourtant, après ce cortège
de cadavres, on ne peut s'empêcher de la trouver attachante et de se
sentir navré, ce qui est le signe certain du niveau d'excellence
d'une mise en scène bien menée.
Les décors de Hans Schavernoch sont dignes d'entrer au panthéon des arts de la scène. Grâce aux efforts conjoints et remarquables des vidéos de Thomas Reimer et des lumières de Jürgen Hoffmann, l'équipe parvient à créer l' impression d'un espace immense, d'une amplitude qui s'accroître avec la progression des scènes.
Décor du premier acte |
Les décors de Hans Schavernoch sont dignes d'entrer au panthéon des arts de la scène. Grâce aux efforts conjoints et remarquables des vidéos de Thomas Reimer et des lumières de Jürgen Hoffmann, l'équipe parvient à créer l' impression d'un espace immense, d'une amplitude qui s'accroître avec la progression des scènes.
Les
deux premiers actes se déroulent dans un immense hangar agricole
vétuste à structure métallique et à parois de bois, dont le
toit mansardé donne par sa gauche un éclairage latéral grâce
à une longue verrière. Des passerelles et des poutrelles de fer
sont placées de part et d'autre de l'avant-scène autour d'une
pauvre chambre surélevée par des poutrelles, trouée d'orifices et
au mobilier d'un dénuement navrant. Cette chambre est le centre de
l'action. Par le jeu des éclairages et de leurs coloriages, elle devient le point scénique
principal pour les scènes qui requièrent un gros plan sur les
personnages. La chambre peut s'élever ou être abaissée vers le
plancher de la scène, une manière encore d'insister que ce seul
refuge de Katerina n'est qu'une protection de paille dans le rapport
de force avec ses agresseurs masculins, symbole supplémentaire de
l'horreur de la condition féminine. Au troisième acte, la paroi
antérieure du hangar a disparu pour faire place à un ciel immense
dont les nuages s'élèvent . Au centre, sur un podium qui s'élève,
se trouve la table des noces, recouverte d'une nappe blanche aux plis
savamment organisés et festonnée de fleurs blanches. En contraste
avec la blancheur de la robe de la mariée et de la nappe, tout le
reste de la scène et les vêtements de l' assemblée des paysans se
déploie dans un camaïeu de gris, de bruns et de bleus sombres qui
se prolonge dans les couleurs menaçantes du ciel nuageux. Les vidéos
du ciel sont extraordinaires, l'illusion est parfaite. Et quand on
arrive à la scène de la dénonciation, le plancher se soulève,
emmène les noceurs vers l'épicentre de l'espace scénique, et sous
le plancher se trouve l'assemblée des policiers fâchés de ne
pas avoir été invités à la noce. Pour le dernier acte enfin, le
hangar a disparu, seules subsistent les passerelles qui serviront de
miradors aux garde-chiourme qui emmènent les condamnés vers le
goulag sibérien. L'espace s'épanouit encore, au ciel qui emplit à
présent toute l'arrière scène, encore plus vaste qu'à l'acte
précédent, s' est ajoutée la mer glaciale dans on immensité. La
magie de la technique vidéo et des lumières tient du sortilège!
Pour leur permettre quelque repos et de passer la nuit dans leur
longue déportation, les bagnards en haillons (superbes costumes de
Yan Tax) sont entassés dans une fosse centrale, celle dont tout à
l'heure s'est élevée l'assemblée des policiers). A la fin de
l'acte. Katerina précipitera sa rivale dans les eaux glacées avant
de s'y jeter elle-même, s'assurant une mort quasi immédiate.
A
la beauté sans accroc de la mise en scène se marie la beauté
impeccable de la musique. Kirill Petrenko dirige l'orchestre avec une précision sublime, avec une concentration de tous les instants
totalement au service de l'oeuvre, avec cette capacité de détacher
et de matérialiser le son de chaque instrument ou groupe
d'instruments. Il fait ruisseler la musique ou s'entrechoquer les
sons quand la musique le demande, déploie une panoplie de couleurs
et de rythmes, organise les changements de tons et d'atmosphère,
conduit au sublime un public totalement captivé. Le
Bayerische Staatsoper nous donne ici une des plus belles soirées de
l'ère Bachler avec la réunion de deux géants de l'opéra, Kirill
Petrenko à la direction d'un des meilleurs orchestres de la planète
et Harry Kupfer au faîte d'une carrière dont la maturité et
l'expérience nous offrent ici un de ses plus beaux fruits.
Le
plateau est à l'aune de cette réussite avec surtout
l'époustouflante interprétation d' Anja Kampe souveraine et
sensible dans le rôle de Katerina d'un bout à l'autre de l'opéra. Anja Kampe brûle littéralement les planches dans ce rôle difficile qui exige de l'endurance puisque la protagoniste est constamment en scène. Quelle merveilleuse actrice, qui interprète avec un talent consommé une femme qui passe sans cesse d'un sentiment et d'une condition à l'autre, une femme sensible et vulnérable, dure et tendre, joyeuse et accablée, sensuelle et passionnée, mendiante et enfin anéantie! La présence en scène d'Anja Kampe est confondante de vérité et d'intensité. Et le chant est à la mesure du jeu théâtral, le chant est á la scène ce que l'orchestre est à la fosse: Anja Kampe a travaillé chaque note,chaque émission est ciselée et communique le ressenti exact du personnage interprété. O beauté! La richesse harmonique et chromatique de son soprano dramatique soutient parfaitement tous les aspects de ce rôle si varié et contrasté. la prise de rôle d'une grande Katerina! A ses côtés, Anatoli Kotscherga, un grand chanteur qui approche doucement de la septantaine, n'a sans doute plus toute la puissance vocale qui conviendrait à la brutalité de ce personnage puant qu'est le beau-père Boris, mais il a conservé une belle palette de graves nuancés et fait montre d'un grand savoir-faire dramatique. Sergei Skorokhodov chante avec une certaine prudence un Zinovy couard et soupe-au-lait, tandis que Misha Didyk joue avec une sensualité hypersexualisée le personnage amoral et cynique du séducteur. Les petits rôles sont tous bien occupés, ainsi du chef de la police chanté par rien moins qu'Alexander Tsymbaluk et de l'excellente mezzo Anna Lapovskaia qui donne une Sonietka sensuelle et narquoise avec un timbre chaleureux. Elle sera Varvara dans Katia Kabanova en Berlin en 2017. Nul doute qu'on pourra bientôt la réentendre à Munich où elle a fait ses études. Enfin le Croate Goran Jurić est épatant en pope alcoolisé.
Un très grand spectacle qu'on pourra voir ce dimanche 4 décembre en direct via internet à 19H sur la Staatsoper TV.
Crédit photographique Wilfried Hösl
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