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mercredi 5 octobre 2016

Français à Munich: la description de Munich par Théophile Gautier (2)

Dans le dernier article du feuilleton consacré au Festival théâtral de Munich en juillet 1854 , paru dans La Presse, Théophile Gautier s´intéresse à la ville de Munich. Tous ces textes ont été publiés dans la cinquième section de L'art moderne, un ouvrage paru à Paris chez Michel Lévy Frères en 1856. Le passage qui nous intéresse ici constitue le dernier chapitre de cette section consacrée au
Théâtre à Munich, pages 227 et suivantes.

La Résidence en 1854, vue du Hofgarten,
un dessin et une gravure de L. Hoffmeister

   "Sophocle, Goëthe, Schiller et Lessing ont, jusqu'à présent rempli nos colonnes; et, tout occupé des chefs-d'oeuvre de l'art dramatique, nous ne vous avons rien dit de Munich, qui est une curieuse ville, unique dans songenre car elle n'est pas née de cette lente agrégation d'êtres humains autour d'un point central citadelle, cathédrale, marché ou port, génèse ordinaire des villes. Elle ne s'est pas accrue de siècle en siècle, rue par rue, édifice par édifice, maison par maison; elle a poussé en une nuit, comme un monstrueux champignon de pierre au milieud'une plaine zébrée et rayée des noires cicatrices de la
tourbe. Élargissant aux dimensions d'une capitale de grand royaume l'ancien et chétif Munich, le roi Louis a créé de toutes pièces une nouvelle cité églises, musées, palais, théâtres, académies, portiques, statues, monuments de tous les styles et de tous les âges se sont élevés comme par enchantement. Et, quoique tout soit en bonne pierre, en bonnes briques et en bon granit, il y a quelque chose de si soudain, de si éclos d'hier, de si uniformément frais dans ces constructions, qu'elles semblent plutôt plantées comme des décors, que bâties réellement,à l'instar de ces villages peints que Potemkin faisait transporter sur le chemin de la grande Catherine voyageant en Crimée; d'immenses rues, bordées de palais, rayonnent du centre à la circonférence, aboutissant à des arcs-de-triomphe ou à  des portes monumentales; de larges squares s'arrondissent ombragés d'arbres, peuplés de statues,hérissés d'obélisques; de grandes places s'encadrent de hautes et belles maisons mais aucun front ne s'appuie aux vitres des fenêtres; à peine un rare passant fait-il sonner la dalle des trottoirs, et roule-t-il une voiture sur la chaussée. Le roi Louis a bien pu créer une ville par sa volonté, mais il n'a pu improviser des habitants; il faudrait, par une magie quelconque, animer les innombrables figures des fresques, des bas-reliefs, des musées, les statues de la glyptothèque et de la résidence pour suppléer à l'absence de population; ces habitants peints et sculptés seraient d'ailleurs d'excellents citoyens pour une 
ville si artistique. 
   Cela serait amusant de voir les dieux et les héros de Cornelius monter et descendre les blancs escaliers de Bavaria avec leur costume mythologique ou leur nudité primitive; Otto de Wittelsbach, entouré de ses paladins, se promener en cotte de maille, et coiffé du morion germanique, sous les arcades que la représentation de ses exploits décore; et Siegfrid, à la peau cornée, suivi des personnages de Niebelungen, parcourir les allées sinueuses du parc anglais ou s'attabler à quelque braueri pour boire de la bière avec les figures grecques des salles d'Anacréon.
    Faute de ce renfort, Munich paraît presque désert, surtout si l'on s'éloigne de la place de la Résidence où se concentre le mouvement; mais cette solitude n'est pas celle des villes mortes, comme Ferrare, Valladolid ou Worms, où l'herbe envahit les rues, où les portes se ferment pour ne plus se rouvrir; c'est celle d'une jeune ville qui a eu une fièvre de croissance et à qui la vie viendra plus tard.      Les étudiants de l'université voudraient bien faire un peu de tapage, intention louable, mais ils sont découragés par ce calme profond où s'éteignent toutes les rumeurs; les échos n'ayant rien à répéter, s'endorment ou deviennent sourds, et le soir c'est à peine s'il filtre avec un rayon de lumière à travers les volets d'une taverne un pereat ou un gaudeamus murmuré à mi-voix.
   Dans l'intervalle des cours, ces bons jeunes gens se promènent les yeux chaussés de lunettes, la casquette distinctive de leur confrérie posée sur la tète comme un couvercle de plomb sur une choppe, d'un air pacifique que démentent les nombreuses estafilades dont sont balafrées leurs joues. Ils n'ont nullement le costume dont on continue à les affubler dans les drames et les vaudevilles. Nous avons cherché en vain la redingote de velours noir à brandebourgs, le pantalon de tricot gris collant, la botte
en cœur et la blague à tabac pendue au col. Les étudiants allemands sont mis moins pittoresquement que les nôtres, si c'est possible. Toute leur fantaisie s'est réfugiée dans leur coiffure. Un galon, une fleur, un ruban, une branche de houx, une plume de hibou ou d'autre oiseau leur servent de signe de ralliement. Quant à la pipe de porcelaine ou d'écume de mer (de Kummer, selon Alphonse Karr), vous la chercheriez en vain à leurs lèvres. Il n'y a guère plus en Allemagne que les paysans qui fument la pipe; le cigare l'a partout remplacée. Il est vrai que ce cigare est emmanché dans un bouquin d'ambre, d'ivoire, de corne ou de toute autre matière avec lequel il forme un angle droit; de sorte qu'on a l'air de fumer une figure de. géométrie; ce n'est plus qu'aux devantures des marchands de tabac qu'on voit encore ces fourneaux de pipe qu'on prendrait pour des tasses de porcelaine et qui sont ordinairement ornés de sujets anacréontiques, tels que Souvenirs et Regrets, la Jolie Parisienne, la Piquante Espagnole, Léda, Hébé, Vénus et autres mythologies analogues.
   On rencontre quelquefois des paysannes que fait remarquer leur coiffure étrange. Un ourson de poil noir leur descend jusqu'au sourcil, et leur donne un air bonnassement rébarbatif, comme aux geôliers sensibles des mélodrames de Caignez et de Guilbert de Pixérécourt. Les Bulgares que nous avons vus à Constantinople avaient un bonnet semblable mais, posé sur un corps de femme, il produit le plus bizarre effet. On dirait que Mummia, l'épouse velue d'Alta-Troll, s'est déguisée en paysanne bavaroise.
   Pour compensation, les jeunes filles de la classe moyenne, les ouvrières et les servantes, quand elles sont en toilette, posent sur la torsade de leurs cheveux une pointe d'étoffe blanche, bleue ou rose, brodée d'or ou d'argent selon la couleur. Cela vaut mille fois mieux que le chapeau et rappelle un peu la grace du taktikos de Smyrne et des îles grecques. A travers le marché passe un montagnard tyrolien avec son feutre pointu, ses bretelles vertes, sa culotte courte de velours noir, sa veste jetée sur l'épaule, suivi d'un gamin qui porte sa carabine, tout ravi d'un tel honneur.
   Plus loin, s'avance une paysanne aux manches à gigot ouatées et piquées comme une courte-pointe, à la taille coupée sous les bras, aux jupons épais et pressés à petits plis, qui n'a pas l'air de se douter qu'elle commet une prodigalité et perd un moyen de faire fortune en se montrant ainsi gratis dans les rues, car sa stature énorme lui aurait procuré, sous le grand Frédéric, la main d'un grenadier, et maintenant, dans les foires, un lucratif emploi de géante. Voila 1e peu de couleur locale que nous avons pu ramasser en flânant à travers Munich.

La Résidence  vue du côté de la Max-Joseph Platz,
avec sa façade sur le modèle du Palais Pitti

   L'on éprouve des mirages singuliers en parcourant cette ville où tous les styles se confondent dans un pastiche général tantôt vous croyez être à Florence, le palais Pitti et la loge des Lanzi vous font naitre un instant cette illusion; tantôt vous éprouvez la sensation de longer en gondole un palazzino vénitien c'est une maison aux fenêtres en trèfle, au balcon saillant, aux murs de briques contrariées, qui trompe vos souvenirs; un pas de plus, et vous voilà en plein moyen-âge.
  Vous pensez entrer à la résidence; sous un portique rococo, une porte s'ouvre, et devant vos yeux surpris scintillent les mosaïques d'or de Saint-Marc; plus loin, c'est. Saint-Paul hors des murs, et ainsi de suite. Les fantômes de tous les édifices célèbres vous apparaissent tour à tour dans une réalité chimérique, dissemblables et pareils, et vous vous étonnez de rencontrer au même lieu des monuments disséminés dans tant de villes et qui vous ont coûté de si longs voyages.
   Comme l'empereur Hadrien, dans sa ville Hadriana, le roi Louis a fait construire à Munich des copies ou des spécimens des monuments qui l'avaient frappé dans ses pérégrinations d'artiste et de poëte noble fantaisie royale et qu'on ne saurait trop louer. Ces pastiches sont faits avec beaucoup de goût, d'érudition et d'intelligence. Paris, en églises modernes, n'a rien à opposer à la basilique de Saint-Boniface, à la chapelle du Palais, à Saint-Louis et à Notre-Dame du faubourg d'Au. D'excellentes imitations de chefs-d'œuvre valent mieux que des imaginations sau-
grenues ou mesquines.

La Bavaria dans sa version définitive, dessin deLeo von  Klenze.
La statue, commencée en 1843,   est terminée en 1850, la Ruhmeshalle
(halle d'honneur) en 1853,  un an avant l' arrivée de Théophile Gautier à Munich.

   Non content d'avoir chez lui Venise, Florence, Rome, le roi Louis a voulu encore posséder Athènes, et, à son usage, M. de Klenze a fondu les Propylées et le Parthénon dans un délicieux monument intitulé Bavaria, nom bien allemand pour une fantaisie si grecque. Nous avons fait il y a deux ans à peine notre pèlerinage à l'Acropole, cet autel sacré de l'art, ce trépied de marbre qui offre au plus beau ciel du monde les chefs-d'œuvre du génie humain; notre œil en garde encore l'éblouissement. Nous avons vu le vrai beau, l'idéal réalisé, et plus que tont autre nous devons être difficile; eh bien, le monument de M. Klenze nous a causé une vive impression d'harmonie, de pureté et de grâce. Ce n'est pas un pastiche, mais une incarnation complète.
   Sur le revers d'une colline, an pied de laquelle vient doucement mourir une vaste plaine toute préparée pour les jeux olympiques, s'élève un portique de colonnes doriennes précédé de deux avant-corps avec fronton sculpté. A la crête du toit se découpe sur le clair du ciel un délicat acrotère, légère dentelle qui adoucit la netteté de la ligne. 
   Un large escalier, rappelant celui des Propylées, conduit de la plaine à la plate-forme sur laquelle repose le charmant édifice, et se dresse comme autrefois la Minerve Poliade de l'Acropole dont on apercevait l'ailette du cap Sunium, la colossale statue en bronze de la Bavière de Schwantaler, haute de cent trente-quatre pieds, dépassant de tout le buste le monument qui l'entoure à demi. 
   Ces colonnes doriques cannelées, en beau calcaire, se détachent si blanches, si nettes, si purement profilées sur le fond de rouge antique dont le mur est revêtu leur proportion est si parfaite, elles s'amincissent de la base au sommet dans une proportion si bien ménagée, elles ont l'air si sincèrement grecques, qu'on est surpris de ne pas voir se dérouler sous les portiques qu'elles soutiennent les belles canéphores des Panathénées.
   Le ciel lui-même semble se prêter à l'illusion; il a toujours un coin d'azur à déployer derrière le gracieux monument, et répand sur lui un jour onctueux et doré comme un flot de parfum sur l'épaule d'une jeune Athénienne."

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