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mardi 11 octobre 2016

Didier et le Marquis de Saverny: Louis II et Joseph Kainz racontés par Guy de Pourtalès

Le comte Guy de Pourtalès, né le 4 août 1881 à Berlin et mort le 12 juin 1941 à Lausanne, est un écrivain franco-suisse. On lui doit de nombreuses biographies, parmi lesquelles celles de Louis Ii de Bavière, de Franz Liszt et de Richard Wagner.

Son Louis II de Bavière, ou Hamlet-Roi paraît en 1928 chez Gallimard. J'en reproduis ici le chapitre 14 consacré aux rencontres du Roi avec le jeune acteur Joseph Kainz et au voyage qu' il entreprit avec lui sur les traces de Guillaume Tell en Suisse au lac des quatre-cantons.

XIV DIDIER ET LE MARQUIS DE SAVERNY .

    Au premier printemps de l' année 1881, le roi, qui séjourne dans ses montagnes, reçoit de Possart, directeur du Théâtre Royal, un assez curieux envoi: deux photographies, simplement. Elles montrent un jeune homme, pas trop beau par exemple, mais sympathique, l' œil intelligent. Son nom est écrit au verso du carton: Joseph Kainz. L'intendant von Perfall estime fort peu ce nouvel acteur, Sa Majesté le sait. Il faut penser que Possart n'en juge pas de même. Il ne manque pas d' impertinence, ce directeur rusé. Le roi sourit et jette les deux portraits au fond d'un tiroir.

    A Munich, Joseph Kainz avait mal débuté. Il était de ces artistes qui n'ont pas de pouvoir de conquête, n' emportent rien d' assaut

Kainz en Didier
   Leur action est plutôt douce, intellectuelle, un peu secrète. Et un beau jour, leur sensibilité a si bien accroché celle du public, que celui-ci n'est plus attentif qu'à leur voix , ému que par leurs nerfs , enchanté que par leur art . Avant de devenir l' un des meilleurs comédiens d' Allemagne, Kainz fut jugé médiocre, et même insuffisant. La surprise de l' intendant Perfall est donc assez forte lorsqu' il reçoit en haut lieu l' ordre de mettre immédiatement en répétitions la Marion de Lorme de M. Victor Hugo, et de confier au dit Joseph Kainz le rôle de Didier  Sa Majesté désire que ce drame soit donné en représentation privée, à son Théâtre Royal de Munich, le 30 avril prochain .

    Ce républicain de Victor Hugo imposé sur l' affiche par le plus monarchiste de tous les monarques, et dans un drame interdit autrefois par la censure de Charles X, cela ne manque pas de piquant. Demander à voir railler dans une satire chargée un roi de France, et, qui pis est, le père de Louis XIV, quel paradoxe! L'on s 'en étonnerait à bon droit si l'on n 'avait pas remarqué que ce Bavarois goûtait fort le paradoxe et ne possédait aucunement le sens de l' ironie. Mais il avait lu la pièce de près et il lui en restait trois images. Or, comme toujours, ces images reléguaient au loin toute idée. Du drame même il ne subsistait rien. Un grand zéro. L'anecdote? Insignifiante. Marion de Lorme? Un personnage épisodique et geignant. Mais il y avait Didier, le plus noble cœur; le marquis de Saverny , un parfait gentilhomme, et le roi. Ou , ce roi fantoche, ce roi lâche et faible. Mais s' il ne disait ni ne faisait rien d' énergique, il avait une manière d'exprimer sur lui-même des vérités poétiques qui troublait, qui imposait aussi, et montrait que la majesté royale survit à toutes les déchéances. C' est bien pour cela que Victor Hugo lui avait, involontairement peut-être, réservé ses plus belles roulades.

Moi, le premier en France, en être le dernier!
Je changerais mon sort au sort d' un braconnier. 
Oh! chasser tout le jour! en vos allures franches,
N' avoir rien qui vous gêne, et dormir sous les branches !
Rire des gens du roi ! chanter pendant l' éclair,
Et vivre libre aux bois , comme l' oiseau dans l'air!

    Voilà des vers! Voilà des profondeurs! Et qui décelaient chez Louis XIII des goûts semblables aux siens. Aussi est-il tout ému lorsque paraissent sur son théâtre, au soir du 30 avril, le roi très-chrétien, couronne en tête, un Saverny grand seigneur, noblement généreux, et ce sombre et passionné Didier.

    Les lorgnettes ne chôment pas dans la loge de Sa Majesté. A chaque entr'acte, il fait exprimer aux artistes son contentement. Et cette même nuit, Didier reçoit en gage de la faveur royale un saphir trop gros, monté en bague.

    Didier– pas Kainz. Heureux Didier, mais naïf Kainz . Il se croit l'artiste récompensé, et c' est l'amant de Marion, l'ami de Saverny, un jeune homme à l' âme en fleu , en mal d amour, et criant dans le vide du théâtre :

. . . Si j' avais d' aventure, en passant rencontré
Un cœur d' illusions encor tout pénétré ...

    Didier , certes – non ce Kainz . Cher imbécile , voici qu' à la prochaine représentation , ordonnée par Louis quatre jours plus tard , on n' aperçoit plus que cet anneau de saphir . La scène en est toute bleue . On n' entend que cette grosse pierre jetant ses éclats de cabotine . Plus de Didier . Rien qu' un Joseph Kainz vaniteux comme une étoile . Déception . Le roi veut tenter encore un essai , et il fait dire que le saphir n' a pas à figurer parmi les personnages . Donc , on rejoue le 1 0 mai . Didier reparaît . Plus de bague . Tout va bien, et Sa Majesté entend couler tout le long de sa chair la voix merveilleuse.

    Environ trois semaines après, pendant une répétition matinale de Richard III , Kainz est appelé dans les coulisses du théâtre où un inconnu , cocher-fourrier des écuries royales , lui remet une invitation . Il s' agit de partir immédiatement pour le château de Linderhof afin d' y être pendant trois jours l' hôte du roi et de le distraire par des récitations .

   C' est la fortune , peut-être la célébrité . Kainz se précipite chez lui , se trouble , s' affole , embrasse son habit et ses cravates blanches , emballe sa mère dans sa valise , redégringole ses quatre étages , monte dans un train , puis dans un équipage , et arrive à la nuit dans une grotte toute électrique où le génie de la montagne nourrit ses cygnes . Kainz s' incline jusqu' à terre , se fait tout petit et attend ... Il attend longtemps . Enfin Louis aperçoit cet esclave plié , l' interpelle , le reconnaît , lui parle avec amitié . Alors Kainz se redresse et répond avec autant de naturel qu' il peut .

  Quoi ? Comment ? Pardon ? Je n' entends pas . Quel est ce boutiquier ? Une farce de Hesselsehwerdt sans doute . Ça , Didier ? Qu'a- - il fait de sa voix ? Où est son regard ? Il y a erreur . J' attendais Orphée , Monsieur , et non pas un petit bourgeois endimanché .

    Joseph comment? Kainz? Connais pas . Adieu , monsieur . « Burkel , faites donc ramener ce jeune homme à Munich . Didier parlait tout autrement . Non , non , celui-ci ne m' intéresse pas . »
– Sire , un renvoi si brutal risque de porter à son avenir un préjudice grave , réplique le secrétaire d ' État .
– Eh bien , s'il en est ainsi, il peut rester trois jours, peu importe. Mais que je ne le revoie plus .

     Burkel fait la leçon à Kainz. Qu'il redevienne Didier . Qu' il prenne sa voix de théâtre . Qu' il entre dans le jeu , que diable ! Il n' est pas ici en amateur d' horticulture mais en comédien patenté . Le lendemain , Louis le fait appeler , le promène à travers son château et ses jardins , commence de le trouver gentil . L' acteur , cette fois , déclame son enthousiasme , récite des vers et donne ses répliques sur le ton qu' il faut . Alors , tout à coup , il fait soleil au fond du cœur royal . On se prend le bras . On déjeune ensemble . On boit à la santé de maman Kainz . On se fait des confidences . Les trois jours en deviennent six , et les six douze . Il pleut des montres dans les poches de l'ami. Les brillants poussent à ses doigts. Une coupe d'or vient orner sa commode et semble avoir été envoyée tout exprès par Wagner. Tenez. Prenez. Voici des dessins originaux qui représentent l' histoire de Guillaume Tell . Car Guillaume Tell , républicain fameux , est encore un ami personnel du roi . Il aime les républicains , chez ses voisins et dans l' histoire . Ce sont de braves gens qui se font toujours tuer en prononçant de belles paroles . Schiller en a recueilli un grand nombre . Allons , ami Didier , récitez -nous du Schiller , et de votre voix la plus tonnante .

    Didier s'exécute. Quelle merveille! C'est bien Didier cette fois, l'ami de Saverny . Et quel dommage que le temps passe si vite . Il faudrait faire un voyage ensemble au pays des longues nuits fraîches et des petits jours chauds . En Espagne par exemple . Mais Burkel fait des objections à cause des « fadaises » de la politique . Quel fâcheux . Alors la Suisse ? Oui , la Suisse , ce vieux Guillaume Tell , le lac de Richard , les montagnes de la Walkyrie . Il y a de bons coins à fromage et à vin blanc , avec des pâtres en costume posés dans le décor , des cloches au crépuscule , des auberges vernies , et cet étrange bonheur démocratique de la liberté .

    Kainz reparti, Louis lui écrit tout de suite: « Nous pourrions nous mettre en route dès le 27 ... Hesselschwerdt ira chercher votre réponse après-demain . Aujourd'hui , l'Impératrice Élisabeth a eu la grande bonté de me rendre visite, ce qui m' a fait un immense plaisir . Sur ce, cher frère , recevez les meilleures amitiés de votre affectueusement dévoué Louis . » Toutefois , Burkel donne encore quelques conseils ridicules; celui, par exemple , d' emmener un gentilhomme . « Je renoncerais plutôt au voyage ... Espérons qu' il se trouvera là-bas quelque maison particulière où nous pourrons nous installer sur les bords de ce lac classique . Mille amitiés encore , cher frère , très cher Didier , de votre bienveillant Louis Saverny. » Ce nom de Saverny , le beau marquis protecteur de l' enfant du hasard Didier , quelle trouvaille! Sa Majesté fait établir aussitôt deux passeports à ces noms hugoliens et il savoure la joie de changer d'état-civil .

Fesrque de Stückelberg pour la chapelle de Guillaume Tell

    Donc, le 27 juin, à dix heures du soir, départ en train spécial avec une suite légère: huit domestiques, cuisiniers, coiffeurs, valets , plus Hesselschwerdt , l' indispensable . On stoppe le lendemain matin dans le voisinage de Lucerne , à Ebikon , afin d' épargner au roi la curiosité de la foule , et les voyageurs montent en voiture pour gagner la station du bateau à vapeur . Pas de chance : il est en retard . Le débarcadère est envahi déjà par une multitude de confédérés enthousiastes , et le bateau aborde , tout pavoisé, ses marins d'eau douce en tenue de grand gal . Le capitaine s' avance au-devant de son passager illustre et le salue, casquette en main : « Mr le marquis de Saverny , Sire ... » On déjeune à bord. Vers midi, arrivée à Brunnen . Énorme concours de peuple , maisons habillées de drapeaux , équipage à quatre rossinantes , hymnes patriotiques . Le marquis de Saverny donne l' ordre de ne pas accoster, mais de faire route sur Fluelen. On croise au large pour s' arrêter enfin à la hauteur de la chapelle de Guillaume Tell. Ici , le marquis désire que Didier débarque seul pour visiter le saint lieu et les panneaux historiques que Stuckelberg vient d' achever. Didier est donc conduit à terre, où le peintre en personne l'attend et lui adresse humblement son souhait de bienvenue: « Sire , la présence de Votre Majesté ... » Extrême confusion de l' acteur qui s' incline à son tour sans oser répliquer, et la visite se poursuit dans le plus solennel silence. De retour à bord, Didier raconte l' incident et dit sa gêne d'avoir été pris pour le Roi. « Est -ce donc si terrible ? » s' écrie Louis , dont le visage, cette fois , se rembrunit pour de bon . Il faut bien se résigner à débarquer enfin . Et comme il n ' y a pas de service d' ordre , le marquis et son ami fendent la presse , distribuant sourires et saluts . Puis ils montent en voiture pour se rendre à l' hôtel Axenstein, situé sur une hauteur . La carriole démarre au milieu des vivats, grimpe la côte , quand tout à coup , crac, un essieu se casse . La voiture recule, le marquis se prépare à sauter, Didier l'imite, lorsqu' heureusement un pont se jette à la traverse et barre la route à une catastrophe . Telle fut la première journée du voyage helvétique .

Grand Hôtel Axenstein

   Dès la seconde, ils décident de quitter l' hôtel dont la valetaille s'obstine à former autour du marquis une perpétuelle garde-du-corps. Sans parler des malhonnêtes , installés là à poste fixe . On finit par dénicher la villa Gutenberg , près du Mythenstein , que son propriétaire , l' éditeur Benziger , met à la disposition du prince . Voici donc enfin les jours attendus , la solitude villageoise , les siestes champêtres , la déclamation à l' ombre des arbres , les joueurs de cor crépusculaires , et les « jodleurs », tous les paysages rêvés par Saverny pour illustrer l' album d ' une si belle amitié . Et même quelques feux d' artifice , comme il en tirait naguère dans l' île des Roses . L' après-midi , courses en voitures d ' un tableau à l' autre de la légende de Tell .

Amsteg Hotel de l´Etoile (Hotel Stern)

Der fliegende Wandersmann nach
der Mond (L'homme dans la lune)
de Francis Godwin. Est-ce le livre
que mentionne Pourtalès?
    C' est ainsi qu' un jour, à Amsteg , dans 1'auberge de l' Etoile, le marquis tombe sur un livre intitulé « l' Homme dans la lune ». Et comme le titre lui plaît , Didier est chargé d ' en entamer la lecture . Commencée à quatre heures , elle se termine à onze heures du soir . Et c'est après seulement qu'on déjeune. Ou bien ce sont des promenades nocturnes en bateau vers le Rutli . L' on y arrive en général à neuf heures . Le forestier-aubergiste Aschwanden attend ses hôtes quotidiens au bout du ponton , balançant sa grosse lanterne d' écurie comme un phare : « Bonsoir M. le forestier », s' écrie Louis de loin . « Bonsoir M. le Marquis . » Ils débarquent . Ils montent tous vers le pré sacré où fut juré le serment des Trois Suisses , il y a six cents années . On s' assied dans l' herbe . Et c' est alors que Didier doit enchanter la nuit . Sa voix et les vers de Schiller ravissent ce grand enfant qui voudrait tant devenir un homme . Il écoute les paroles rudes des vieux Suisses , telles qu' elles doivent avoir été prononcées il y a six siècles en ce même lieu : justice et indépendance ; élans de fierté ; amour de la vie ; pureté des intentions . Serments jurés devant les dieux de la poésie : rochers , forêt , lac , étoiles , solitude , tout ce très vieux théâtre du cœur . Et cette histoire de paysans accorde l' âme majestueuse du roi a celle de ces fils du peuple . Il est batelier , pêcheur , chasseur de chamois . Il veut la mort des tyrans . Il salue , en haut des montagnes , les feux de la liberté . Il est poète . Ensuite on rentre à l' auberge où un repas léger est préparé sur la table sans nappe . « Les serviettes sont restées au cou des montagnes » , dit le marquis . Puis on repart dans un bateau à rames , au milieu de la nuit .

   Un soir , ils quittent la villa plus tard encore que d' habitude , naviguent longtemps , se fatiguent de silence . Ils n' arrivent au Rutli qu' à deux heures du matin et le roi inexorable – ce roi dont les nerfs sont morts – demande à Didier de reprendre l' éternel Guillaume Tell à la scène de Melchthal . L' acteur s' exécute . Mais , brusquement saturé , il s' interrompt sous prétexte de fatigue . Louis le regarde , d' abord surpris , puis confondu par cette audace , ce manque d' amour incroyable . Il se lève . Il trahit un complet désarroi . « Eh bien , dit -il , puisque vous êtes las , reposez -vous . » Aussitôt il tourne les talons , redescend vers sa barque , y monte et donne l' ordre de rentrer sans attendre son ami .

   Une fois de plus la déception a brisé, d' un seul choc, un sentiment cultivé depuis quelques semaines avec tant d' amoureux empressement . Il a suffi d' une désobéissance pour détruire l' humble fleur que nous regardions croître dans ce malchanceux . Qu' un dépit si mince y ait suffi , étonne ceux d' entre nous qui savent le tragique pouvoir d' une résistance . Mais peut-être ne stimule - t - elle, cette résistance , que les âmes anxieuses de conquérir . Celle de Louis ne supportait aucune contrariété parce qu' elle n' ambitionnait aucune victoire . Elle voulait aimer non comme l' on combat , mais comme l' on respire . Elle n' était pas avide de passion , mais de tendresse .

   Ces mêmes raisons avaient flétri, et presque tout d' un coup aussi, son vieil attachement pour Wagner . Il ne va pas se fatiguer maintenant à espérer de nouveau . Si la désillusion est vive , au moins est -elle rapide , entière et sans retour. Lorsque Didier rentre à la villa Gutenberg , à quatre heures du matin , le marquis n' est plus levé pour l' attendre , comme d' ordinaire , avec sa hautaine et tendre sollicitude . Et quand , ayant dormi son saoûl , il se réveille le lendemain vers deux heures de l' après-midi , c' est pour apprendre que Saverny a quitté la maison pour de bon et repris sa route vers la Bavière . Affolé , l' acteur fait ses paquets et rejoint le train-salon à Lucerne . Sa Majesté le Roi Louis II et le comédien Joseph Kainz reprennent chacun leur ancien rôle .

   Pourtant le roi désire qu' il subiste quelque chose de son bonheur assassiné . Et avec cet instinct sûr des amants trahis, qui leur fait trouver tout de suite le fétiche dont ils s' amuseront plus tard à bouleverser leur cœur, il emmène Kainz chez le photographe .



    J'ai sous les yeux cette image, hélas laide et presque ridicule. Le roi est debout , en manteau de voyage , son chapeau à la main . Kainz , assis , mince , étriqué , paraît un peu falot . Un patron et son employé en villégiature , « posant » dans une baraque foraine . Je ne m' attarderais guère à cette médiocre chose si , par contraste , je ne la comparais à tout un lot de photos plus anciennes , où le roi Louis II rayonne d ' une beauté auprès de laquelle même le visage célèbre de sa cousine Élisabeth ne nous émeut plus . En quinze ou vingt ans , ce saint Georges dans son manteau d' hermine est devenu un entrepreneur barbu , tout gêné par son beau costume . Mais le regard , malgré tout , me retient . Ce regard autrefois fascinant de candeur , est maintenant vitreux , rentré , effrayé , épouvantable . Une dizaine de clichés nous amènent , d'un adorable visage de jeune reine amoureuse , vers ce large commerçant enfoncé dans sa bête et mal empaqueté dans son faux-col . Le neuvième, l'avant-dernier, est celui de Saverny .

    C'est une terrible chronique que celle de nos portraits , l' histoire de nos rides et de nos masques . Et je n 'en connais pas de plus dramatique que celle des fous , où chaque année un pouce inexorable accuse et perfectionne les malfaçons . Un œil s' enfonce , le front s' aplatit , une lèvre se distend , une petite misère longtemps à peine visible simplifie jusqu' à atteindre l' horrible grandeur de la caricature . On comprend que ce Kainz , tout malotru qu' il pût être , n ' ait regretté qu ' à demi de perdre un protecteur d ' une beauté déjà si lointaine et si inquiétante . Mais l' on cherche aussi , sur le visage du malheureux roi , la trace de ces larmes que personne ne lui vit jamais verser .


 XV NAISSANCE DE PARSIFAL ET MORT DE WOTAN .

    En revanche, Kainz pleura . On ne sait trop si ce furent des larmes de crocodile , mais sans doute regretta- t- il sincèrement la perte de la faveur royale . Il écrivit , se justifia , mais Louis ne fut jamais accessible à la pitié , qui n' a rien à voir avec l' amour . Lorsque le théâtre annonça les Burgraves, le roi demanda pour lui une représentation privée. Mais ayant aperçu à la dernière minute le nom de Kainz sur l' affiche , il se décommanda . C' est sans la moindre ironie qu' il lui fit parvenir un paysage encadré d' or représentant le lac de Lucerne . Blessé à vif par ce hautain mépris , l' acteur renvoya le tableau , ce qui peina le marquis . Mais le geste lui parut noble , élégant , digne du vrai Didier . Toutefois , la réconciliation demeura théorique . Il était impossible à Louis de revivre aucun passé. « Notre cher malade», c'est ainsi qu'il parle désormais de Kainz. Sorti de son esprit, l' on était sûr de n' y jamais rentrer .
   [...]

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