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vendredi 5 août 2016

Louis II de Bavière au regard de Gabriele d´Annunzio dans "Les vierges aux Rochers"

Gabriele D'Annunzio (1863-1938), écrivain, poète, journaliste, héros de guerre,..., personnifie le décadentisme italien. On lui doit les romans du Lys, parmi lesquels c´est aujourd´hui à son roman Les vierges des rochers, Le vergini delle rocce, que nous nous intéressons. Ce roman, publié en 1895, donne un portrait très profond et véridique du Roi Louis II de Bavière. Ce portrait est attribué au protagoniste du roman, Claudio Cantelmo, le dernier descendant d´une noble et antique lignée qui abandonne Rome la corrompue pour aller s´isoler dans une localité indéfinie de l´ancien Royaume des deux Siciles, où il a passé son enfance et où il reprend contact avec une famille noble appauvrie de l´endroit, les princes Capece-Montagna, qui vivent dans le culte du passé bourbon dans un palais qui tombe en ruine.

Voici ce que Cantelmo nous dit à propos de Louis II de Bavière. Je vous propose de découvrir ce texte en italien , suivi du passage en français dans la traduction de Georges Hérelle.

Quel Wittelsbach mi attrae per l'immensità del suo orgoglio e della sua tristezza. I suoi sforzi per rendere la sua vita conforme al suo sogno hanno una violenza disperata.
Qualunque contatto umano lo fa fremere di disgusto e di collera; qualunque gioia gli sembra vile se non sia quella che egli stesso imagina. Immune da ogni tossico d'amore, ostile a tutti gli intrusi, per molti anni egli non ha comunicato se non con i fulgidi eroi che un creatore di bellezza gli ha dato a compagni in regioni supraterrestri.
Nel più profondo dei fiumi musicali egli estingue la sua sete angosciosa del Divino, e poi ascende alle sue dimore solitarie ove sul mistero delle montagne e dei laghi il suo spirito crea l'inviolabile regno che solo egli vuol regnare.
Per questo sentimento infinito della solitudine, per questa
facoltà di poter respirare su le più alte e più deserte cime, per questa consapevolezza d'essere unico e intangibile nella vita, Luigi di Baviera è veramente un Re; ma Re di sé medesimo e del suo sogno.
Egli è incapace di imprimere la sua volontà su le moltitudini e di curvarle sotto il giogo della sua Idea; egli è incapace di ridurre in atto la sua potenza interiore. Nel tempo medesimo egli appare sublime e puerile.
Quando i suoi Bavari si battevano con i Prussiani, egli era ben lungi dal campo di battaglia: nascosto in una delle sue isolette lacustri, obliava l'onta sotto uno di quei ridicoli travestimenti ch'egli usa per favorire le sue belle illusioni.
Ah, meglio sarebbe per lui, piuttosto che frapporre tra la sua maestà e i suoi ministri un paravento, meglio sarebbe raggiungere alfine il meraviglioso impero notturno cantato dal suo Poeta!
È incredibile ch'egli non si sia già partito dal mondo, trascinato dal volo delle sue chimere...

Voici le passage dans la traduction d´Hérelle:

Le prince fidèle avait penché sa tête sur sa poitrine; et, dans ce front penché, je voyais les rides s’approfondir comme des sillons pleins de pensée. 

— Ce n ’est pas pour lui seul que le destin est sombre. Le crépuscule des Rois est gris dépouillé de toute splendeur. Portez vos regards par delà les pays latins. A l’ombre de trônes postiches, vous verrez de faux monarques accomplissant avec exactitude leurs fonctions publiques ainsi que des automates, ou s’occupant à cultiver leurs manies puériles et leurs vices médiocres. Le plus puissant, le maître des plus vastes foules, rongé en ses muscles herculéens par le taret du soupçon, se consume dans l’isolement d’une sombre misanthropie, sans avoir même le goût d’opposer aux petites formules chimiques de ses rebelles quelque superbe massacre à l’arme blanche pour arroser et fumer ses terres stérilisées. 
Cependant, il existe une âme vraiment royale, et peut-être avez-vous pu l’observer de près : elle est de la lignée de Marie-Sophie. Ce Wittelsbach m ’attire par l’immensité de son orgueil et de sa tristesse. Ses efforts pour rendre sa vie conforme à son rêve ont une violence désespérée. Tout contact humain le fait frémir de dégoût et de colère ; toute joie lui semble vile, si elle n’est pas celle qu’il a lui-même imaginée. Indemne de tout poison d’amour, hostile à tous les intrus, il n’est entré en communion durant des années qu’avec les splendides héros qu’un créateur de beauté lui a donnés pour compagnons dans des régions supraterrestres. C’est au plus profond des fleuves musicaux qu’il étanche sa soif anxieuse du Divin ; puis il remonte à ses demeures solitaires, et là, sur le mystère des montagnes et des lacs, son esprit crée l’inviolable royaume où il veut régner seul. Par cet amour infini de la solitude, par cette faculté de pouvoir respirer sur les cimes les plus hautes et les plus désertes, par cette conscience d'être unique et intangible dans sa vie, Louis de Bavière est vraiment un Roi, mais Roi de lui-même et de son rêve. Il est incapable d’imprimer sa volonté aux multitudes et de les courber sous le joug de son Idée ; il est incapable de traduire en acte sa puissance intérieure. Il apparaît tout à la fois sublime et puéril. 
Lorsque ses Bavarois se battaient contre les Prussiens, il était bien loin du champ de bataille ; caché dans une de ses petites îles lacustres, il oubliait la honte sous un de ces ridicules travestissements qui lui servent à favoriser ses belles illusions. 
Ah! mieux vaudrait pour lui, plutôt que d’interposer un paravent entre sa majesté et ses ministres, mieux vaudrait rejoindre enfin le merveilleux empire nocturne chanté par son Poète! C’est chose incroyable qu’il ne soit point déjà parti de ce monde, entraîné par le vol de ses chimères... 


Présentation de l´oeuvre par un critique contemporain de l´écrivain

L’Esthète
par Eugène Melchior de Vogüé

Une année a passé depuis cette nuit de Noël. Traduits et répandus chez nous, les livres de M. d’Annunzio ont trouvé grand accueil. Le suffrage du public français a ratifié l’opinion que j’en avais prise. La situation littéraire du romancier italien s’est affermie au sortir des épreuves habituelles, engouement périlleux chez les uns, réaction inévitable chez les autres, plaisantes accusations de plagiat. Cependant l’écrivain applaudi et discuté suivait les pentes imprévues de sa fantaisie; il se dérobait brusquement aux admirateurs qui attendaient de lui de nouvelles outrances; il reparaît devant eux avec une physionomie modifiée, déconcertante pour ceux qui ignorent les poèmes où il s’était montré tout d’abord.
Un paquet m’arrive de Francavilla-al-Mare; un élégant volume italien, tout de blanc habillé; sur la feuille de garde, l’envoi de Gabriel d’Annunzio, de sa large écriture volontaire; au frontispice ce titre: Les Vierges des Rochers, sous cette rubrique plus générale: Les Romans du Lys. 

Je viens de lire, et je n’ai pas la sensation d’une lecture. Cela ne ressemble à rien, et c’est exquis. Une symphonie de visions, un passage de belles formes dans un rêve, des figures, des attitudes, des paysages, des idées incarnées, dessins lumineux et précis de l’irréel, qui font penser à une suite de gravures de Burne-Jones. En une prose aussi plastique, aussi musicale que les vers les mieux instrumentées, le poète a développé les dons qui nous charmèrent dans ses premières poésies: sensibilité toujours émue, joie de voir les choses et d’en percevoir les rapports secrets, art de les fixer dans une image inoubliable.

Avec ces œuvres violentes et passionnées, L’Enfant de volupté, l’Intrus, Le Triomphe de la Mort, M. d’Annunzio a terminé ce qu’il appelle le Cycle de la Rose; il a achevé de jeter sa gourme _ provisoirement au moins, car il ne faut répondre de rien avec lui. 

Le Cycle du Lys nous révèle l’écrivain sous un nouvel aspect. Ce sera, je le crains, une déception pour les lectrices qui suivirent hardiment les expériences d’André Sperelli et de George Aurispa. L’artiste s’adresse cette fois à un public plus restreint, curieux avant tout de rares jouissances esthétiques. Les Vierges aux Rochers n’ont pas d’intrigue romanesque, Les Romans du Lys ne sont pas des romans. C’est une grande douceur de penser que le plus avisé critique devra renoncer à cataloguer ces livres dans un genre défini.

Le thème est simple comme un tableau de primitif. En un coin perdu des Abruzzes, dans un vieux palais adossé au cirque de rochers arides qui ferment l’horizon, végètent les survivants d’une noble maison napolitaine: un vieillard de grand cœur et de haute mine, compagnon du vaincu de Gaëte, enseveli dans le souvenir fidèle des anciens jours et des choses mortes; sa femme démente, ombre douloureuse qu’on ne voit jamais et que l’on devine toujours, emplissant la demeure d’une triste inquiétude; deux fils, rejetons épuisés de la forte race, guettés eux-mêmes par la folie maternelle; enfin, les trois jeunes princesses, fleurs superbes et suprêmes de cette race, figées vivantes dans ce reliquaire de silence, de solitude et de passé.

Claudio – c’est notre poète – a pris en dégoût la vie bruyante de Rome; il a fuit, il revient à son nid patrimonial, sous ces mêmes rochers; il y retrouve ses voisines d’enfance. Vous attendez le roman inévitable? Il est à peine indiqué dans cette longue contemplation d’un peintre devant ses modèles. Trois ou quatre visites, quelques promenades dans le parc abandonné, remplis par la notation de chaque expression, de chaque nuance d’âme des trois vierges; par l’étude des harmonies intimes qui rattachent à la nature ambiante Massimilla, Violante et Anatolia. Sujet fort monotone, pensez-vous, et bon pour éprouver le courage des jeunes symbolistes? – Nullement. Imaginez ces trois coryphées évoluant dans une sorte de ballet spirituel, très sensuel par éclairs, car M. d’Annunzio est toujours lui-même, et diversifié par les prestiges d’une imagination qui évoque le monde entier des formes et des idées.

Claudio trouble les recluses, et il pense à choisir l’une d’elles pour l’emmener dans sa maison solitaire de Rebursa. Il hésite longtemps, il fait réflexion qu’il faudrait les emmener toutes trois, pour ne pas mutiler cette merveilleuse fleur tripartie; des lois inintelligentes s’y opposent. Le choix qu’il ferait lui laisserait un regret éternel des deux autres. Enfin, il jette son dévolu sur Anatolia, la vierge du sacrifice, gardienne et seule joie des malades dans leur retraite morose; elle refuse d’abandonner sa mission. Le rêve finit sur un sanglot de la sacrifiée, sans dénouement; les trois lys s’inclinent sur leurs tiges, brisés par le vent du sud qui a soufflé un instant dans leur calme atmosphère. Ils achèveront de se faner contre le rocher où le sort les enracina. Ils n’auront servi qu’à accroître le trésor d’émotions subtiles du passant qui le respira.

Tout a été créé dans l’univers pour cette fin, selon M. d’Annunzio: pour la nutrition intellectuelle et sentimentale de quelques élus. Au poète qui disait: «Nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert», celui répond: «nul ne se connaît tant qu’il n’à pas joui de tout.» Et tout est licite à l’homme supérieur pour le développement de son moi, seul devoir qu’il se reconnaisse. L’écrivain italien, nourri des théories de Nietzsche, prend à son compte cette thèse aussi banale qu’inhumaine de la magnification du moi; il la plaide dans un prologue philosophique, tout vibrant d’anathèmes contre la démocratie, contre la bourgeoisie, contre les «grands principes» et la grande platitude du monde moderne; et c’est, en somme, le vieux duel du romantique contre l’épicier. Mais les anathèmes sont fort beaux; l’écho des apostrophes dantesques retentit dans la plainte irritée de Claudio sur la Rome profanée, dans l’invocation à cet esprit de grandeur qui continue de planer vainement sur la campagne romaine. Toutes réserves faites sur le faux point de départ philosophique, c’est le plaisir de voir ensuite avec quelle désinvolture cet audacieux brise les idoles, les clichés sur lesquels notre siècle a bâti un édifice déjà branlant et ruineux.

L’individualisme effréné de M. d’Annunzio a un tour particulier; par toutes ses façons de sentir et de penser, il est un homme de la Renaissance, ingénument païen, épris d’une admiration sincère pour l’idéal de Machiavel, le podestat élégant, le beau tyran. Il voit le type de la perfection humaine dans Léonard de Vinci, à qui il n’a manqué que l’occasion, dit-il, pour devenir un de ces tyrans. Dans ces Vierges des Rochers, qui ont pris à Léonard jusqu’à leur titre, il y a une intention visible de transposer en littérature les procédés du peintre florentin, de regarder le monde avec ses yeux. L’auteur emprunte aux écrits de Léonard les épigraphes de ses chapitres; il rattache ainsi fort adroitement le symbolisme moderne au symbolisme classique.

«Une chose naturelle vue dans un grand miroir… » dit la première de ces épigraphes. On ne peut mieux définir et caractériser le livre. «Tout ce qui naît et existe autour de toi naît et existe par un souffle de ta volonté et de ta poésie. Et cependant tu vis dans l’ordre des choses les plus réelles, parce que rien au monde n’est plus réel qu’une chose poétique… Ainsi, à tout moment, les concordances des choses plaçaient mon esprit dans un état idéal, qui avoisinait l’état de songe et de prescience, sans pourtant l’atteindre… Et j’assistais en moi-même à la genèse continuelle d’une vie supérieure, où toutes les apparences transfiguraient comme dans la vertu d’un miroir magique.»

Oui, tout ce que le poète décrit semble vu dans un miroir qui enlève de la réalité aux objets et leur ajoute de la perspective. Une perspective reculée dans le passé; avec un art infini, il garde à ses vierges et à tout ce qui les entoure le charme d’images anciennes, étrangères au monde présent. «Pour découvrir le mystère de leurs ascendances lointaines, j’explorai la profondeur des vastes glaces domestiques, où parfois elles ne reconnurent pas leurs propres figures, couvertes d’une pâleur semblable à celle qui annonce la dissolution après la mort; je scrutai longuement les vieilles choses usées, sur lesquelles leurs mains froides ou fébriles se sont posées avec le même geste, peut-être, qu’avaient eu d’autres mains déjà réduites en poussière par le grand temps.»

Tel le sentiment si bien rendu par notre excellent poète Pomairols, dans son beau poème des Aïeules:

Sur le fond sans couleur des époques lointaines
Je vois se dessiner vos ombres incertaines,
Vagues linéaments du vieil esprit français:
Et, descendent les jours dès l’obscure origine, 
Si je veux vous éteindre, il faut que j’imagine
Suivant l’âge qui change et le peu que je sais.

Le secret de M. d’Annunzio, c’est d’éblouir par le relief et le coloris dans les tableaux qu’il maintient à ce plan d’ombre lointaine; c’est de mettre une vie exubérante dans ces fantômes idéalisés. Il a le bouillonnement d’un Rabelais châtié et discipliné par le goût classique; et on pourrait lui appliquer ce qu’il dit de sainte Claire: «Cette dominicaine avait du monde une vision vermeille; elle voyait toutes les choses à travers un voile de sang très ardent.»

Pour faire saisir ces nuances, pour communiquer l’enchantement que donnent les Vierges, il faudrait citer quelques pages. Il faudrait montrer «la tête souveraine de Violante, passant dans la lumière comme dans l’élément natal… Son petit front, où était visible le reflet de la couronne idéale qu’elle portait au sommet de ses pensées». Il faudrait rendre sensible les lignes parfaitement belles et vivantes des figures allégoriques qui passent dans ce nouveau songe de Polyphile: «Ses lignes parlaient un langage qui ferait semblable à un dieu celui qui comprendrait la vérité éternelle; et ses moindres mouvements produisaient aux extrémités de son corps une musique infinie comme celle des cieux nocturnes.» J’espère que le très habile traducteur des précédents romans transportera dans notre langue tout ce qu’une version peut retenir de cette magie des mots. Parmi les écrivains récents, je ne vois de prosateurs comparables à M. d’Annunzio, dans les idiomes où je peux me faire une opinion, que Tourguéneff et Flaubert. Et tous les littérateurs français vivants, bien entendu. 

Voilà beaucoup de contentement pour un peu de musique, diront «les gens sérieux», ceux qui veillent, graves, aux intérêts des peuples. Il la faut bénir, si elle nous fait oublier un instant les charivaris discordants qui accaparent leur attention. M. Léon Daudet donnait à son dernier volume cette conclusion fort juste: entre tant d’idées dont les champions prétendent à un triomphe très incertain, le seul triomphe évident et assuré est aujourd’hui celui de Wagner. Cette large vague a passé, transformant assez profondément la sensibilité de nos contemporains pour que leurs idées elles-mêmes en fussent modifiées. Si tel est le pouvoir d’un musicien, et toutes proportions gardées entre l’orgue et la lyre, la voix qui nous vient de Francavilla-al-Mare aura des résonances étendues. Les rochers des Vierges abritent un petit village solitaire, Secli, bâti dans le cratère d’un ancien volcan, «où la coulée du feu primitif est demeurée empreinte comme la contraction d’un spasme suprême demeure, quelquefois, sur les lèvres du cadavre». Des paysans de la montagne y vivent d’une industrie héréditaire; ils façonnent avec les entrailles de leurs agneaux des cordes de violon; elles iront porter, bien loin dans le monde ignoré d’eux, des frissons de tendresse, de douleur et d’admiration.

Quand il décrivait le travail de ces paysans, M. d’Annunzio a dû faire un retour sur lui-même.

Eugène Melchior de Vogüé, La Renaissance latine, in Histoire et Poésie, Paris, Armand Colin, 1898, pp. 267-276

Pour lire la traduction du roman de d´Annunzio dans une bibliothèque numérique en ligne, cliquer ici






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