On meurt beaucoup dans le
Boris Godounov de Calixto Bieito, on meurt autant que dans les pièces
de Shakespeare où l'on se demande qui va rester vivant à la fin, on
meurt davantage que dans le livret original de Moussorgsky, les morts
s'ajoutent aux morts et les cadavres finissent par s'agglutiner dans
un bain de sang. Bieito remanie cette première version de
Godounov (la version de 1869) que l'Opéra de Munich a choisi de
présenter: pas moins de six personnages perdent la vie: Grigori
parvient à échapper aux griffes de la police parce qu'à l'auberge
une femme abat les deux officiers. Plus tard une jeune fille
assassine l'idiot, le fou de Dieu, en lui faisant éclater la
cervelle par un tir à bout portant. Et alors qu'en fin d'opéra
Boris est à l'agonie, en fond de scène Grigori massacre les enfants
du tsar ainsi que leur gouvernante. Six morts physiques en scène,
sans compter celle du tsarévitch assassiné par Boris et dont le
spectre le hante, un cadavre encombrant et souvent mentionné. Et
tandis que les protagonistes du drame meurent assassinés ou minés
par la douleur et la terreur, le peuple meurt de faim. Lasciate
ogni speranza voi c'entrate....
Bieito a choisi de placer
l'action dans le monde contemporain, avec une vision d'un monde
baigné dans une violence inouïe: des populations rampantes se
soumettent à des dictateurs sans âme qu'elles semblent pourtant
vouloir porter au pouvoir. Le premier acte s'ouvre sur un cordon de
policiers en tenue de combat qui contrôle le peuple gémissant.
La foule agenouillée de gré ou de force supplie Boris de prendre le
pouvoir, elle brandit des pancartes à l'effigie de nos chefs d'état:
de Poutine à Bush, en passant par Blair, Cameron, Hollande, Sarkozy
ou Zapatero, et, clin d'oeil effarant d'actualité, le peuple abêti
brandit de nombreux portraits d'un Berlusconi tout souriant de son sourire si composé. Lorsque Boris finit par accepter d'être sacré tsar, ce
sont des dizaines de drapeaux russes que brandit une populace
alcoolique et parfois édentée dans l'illusion d'un bref contentement.
Bieito tend un miroir désolant à la face du monde et dresse
le sinistre bilan d'une Europe en crise profonde, désorientée, avec
les populations hagardes manifestant dans les rues et sur les
places, avec des dirigeants pétrifiés, irresponsables, incompétents
ou hébétés. Le Godounov de Bieito est une histoire,
racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne
signifie rien, au détail près que l'idiot a été abattu avant
que l'histoire ne se termine. Homo homini lupus, mais
ici, en plus, avec désespoir, sans savoir pourquoi, dans un monde à
la violence paroxystique et d'une tristesse ivrogne qui n'a d'autre
fin que la mort.
Pour le peuple point
n'est besoin de décors, les très belles lumières de Michael Bauer
qui baignent les costumes aussi réussis que pertinents d'Ingo Kügler
et les grimages évocateurs suffisent à rendre l'atmophère de
violence exacerbée ou l'hébétude léthargique d'une population
misérable. Pour le palais du tsar, ses appartements privés ou les
salles de la Douma, Bieito et sa décoratrice Rebecca
Ringst ont conçu une construction composée de deux parallépipèdes
métalliques de taille différente emboîtés dans le prolongement
l'un de l'autre, et dont les faces peuvent s'abaisser comme des
ponts-levis, ce qui rappelle le jeu de pont-levis que Bieito avait
déjà employé ici à Munich dans sa mise en scène de Fidelio. Bieito fait usage du grand plateau tournant pour varier les
perspectives sur les ouvertures des parallélipipèdes qui prennent
parfois l'allure volumique d'un paquebot proche du naufrage. Les
appartements du tsar et de sa famille tiennent un peu de
l'architecture industrielle dépouillée et fonctionnelle des lofts
contemporains, avec pour décoration une immense toile qui porte le
dessin des contours d'une carte de Russie. Par des jeux de pivotement
et d'éclairages, la salle à manger de Boris deviendra la Douma pour
la dernière scène, avec sa longue table entourée des boyards
dessous laquelle on verra s'extraire un Boris à quatre pattes, pris
de folie.
La perspective
sociologique adoptée, le fait d''avoir tant dramatisé la condition
du peuple et mis en scène les images d'un pouvoir répressif, ne
laisse plus grand place pour la démonstration de la vie et du drame
intérieurs des personnages. Les êtres humains dans la mise en scène
de Bieito semblent broyés par une machine déréglée à
laquelle personne n'échappe, ni le peuple, ni les puissants, qui
n'ont dès lors de puissance que le nom. Le destin est collectif, les
pantins sont simplement couverts d'oripeaux différents, pauvres ou
riches, puissants ou soumis, conservateurs ou anarchistes. Les
protagonistes de la production munichoise ne semblent pas animés de
sentiments forts. Tous sans exception se complaisent dans une aboulie
étrange, le peuple comme le tsar, les boyards comme Grigori qui ne
défie Boris qu'à distance. On ne perçoit pas assez la complexité
et les tourments intérieurs de Boris Godounov, la dimension tragique
du personnage s'en trouve diminuée. La mise en scène est cohérente
mais contredit le titre de l'oeuvre qui, parce qu'il n'est composé
que d'un prénom et d'un nom, énonce pourtant en soi l'
individualisation d'un drame personnel.
Gerhard Siegel et Alexander Tsymbalyuk |
Kent Nagano, dont c'est
la dernière grande direction musicale munichoise avant le départ
pour Hambourg, aborde l'oeuvre avec le génie analytique qu'on lui
connaît bien. Il dirige avec précision un orchestre qui rend avec
maîtrise la scansion et le rythme répétitif et lancinant de
l'oeuvre, dont il sait aussi souligner par moment la modernité. L'excellent
orchestre national bavarois apprécie visiblement le travail complice
de son chef qui préfère proposer une lecture rigoureuse, y compris
dans les passages qui inviteraient aux effets d'une expression plus
dramatisée. Les magnifiques choeurs participent de la même
complicité. La basse Alexander Tsymbalyuk, qui interprète Boris,
séduit par la beauté de sa voix et la prestance de son corps qui laissent tous
deux rêveurs, sans que la mise en scène lui permette d'approfondir
la complexité dramatique du personnage: on est dans un monde où les
dés sont depuis longtemps jetés et où les jeux sont joués
d'avance. La qualité de sa prestation laisse entrevoir une carrière
avec de beaux matins qui chanteront. Anatoli Kotcherga met toute sa
maturité au service de l'autorité de Pimène, c'est un chanteur au
charisme profond, avec un forte présence en scène, même quand il donne une lecture tout en retenue du personnage, comme c'est le cas dans cette production. Le Varlaam de Vladimir Matorin semble par contre parfois exubérant, cependant que son Cela est arrivé dans la ville de Kazan de la scène de l'auberge est des plus séduisants. Le ténor Gerhard Siegel compose un prince Vassili Chouïski imprévisible et pris de boisson, dans une interprétation du rôle sans doute voulue par Bieito. Il faut encore mentionner Sergei Skorokhodov qui donne un intéressant Grigori et, parmi les seconds rôles tous très bien tenus, l'adorable Xenia d'Eri Nakamura.
Le choix de Bieito de donner une lecture intemporelle de l'oeuvre de Moussorgsky peut se défendre et, une fois qu'on en admet le principe, cela fait sens, et cela peut aussi nous rapprocher de cet opéra souvent traité dans son apparat historique. Nous rappeler que la machine étatique broie trop souvent les individus est sans doute plus d'actualité en Espagne, où tout va mal, qu'à Munich, où l'on vit dans un cocon doré. Chez Bieito, plus personne ne semble comprendre rien à rien, et le tsar est tout aussi malmené par un destin aveugle que le moujik. C'est sans doute là que le bât de la mise en scène, dans cette réduction du protagoniste. L'option peut déranger ou faire réfléchir, c'est selon, elle n'altère pas la beauté de l'interprétation musicale, l'excellence de la direction de Kent Nagano, de l'orchestre et des choeurs, et la grande homogénéité du plateau. A noter que la mise en scène a été très bien accueillie lors de la première. On reviendra volontiers revoir cette production qui appelle à un approfondissement de sa réception.
Prochaines représentations lors du Festival d'été de l'Opéra national bavarois, les 26 et 30 juillet.
Crédit photographique: Wilfried Hösl
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