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jeudi 21 juillet 2011

Quand l'opéra déstabilise: le groupe Krétakör force le public à la réflexion


Szene aus "Undankbare Biester" mit dem Ensemble Krétakör | Bild: M.T. Ridovics (Krétakör)
Zoltán Megyesi (Ádám, à l'arrière-plan)
 István Kovács (le psy, à l'avant-plan).

Undankbare Biester (Ungrateful bastards) , un opéra de chambre hongrois de Árpád Schilling (créateur), Marcell Dargay(compositeur et directeur musical) et Márton Gulyás (metteur en scène). Pour 7 musiciens, 4 chanteurs et 5 jeunes par le Collectif théâtral  Krétakör.  En hongrois avec hypertitres en allemand. 

L'Opéra de Munich a invité le Groupe théâtral hongrois Krétakör à venir présenter le deuxième volet de sa Trilogie de la Crise das le cadre de son Festival d'opéra d'été (Münchner Opernfestspiele). Une trilogie dont le premier volet a été présenté à Prague. Le troisième volet sera quant à lui créé à Budapest après l'été.

On y découvre  des territoires inconnus, des terres vierges et on sort de la représentation profondément déstabilisé. On est loin ici du monde très référencé des  opéras de répertoire, dont on sort généralement avec un avis plus ou moins tranché et plus ou moins compétent sur les performances des chanteurs, des choeurs, du chef d'orchestre et des musiciens ou sur l'opportunité et la réussite relative de la mise en scène.

Szene aus "Undankbare Biester" mit dem Ensemble Krétakör | Bild: M.T. Ridovics (Krétakör)
Luca Bojtos (Anita, une enfant maltraitée)

Faire l'expérience d' Undankbare Biesters (Ungrateful bastards) mène   davantage à un questionnement  qu'à l'émission d'avis ou de jugements. Sur le genre d'abord, est-ce là un opéra, un happening, une action politique (au sens premier du terme, qui relève de la place et du rôle du citoyen au sein de la société) utilisant le chant théâtralisé, les sons et la musique? Ensuite, et surtout, on sort de la représentation avec moins de certitudes, on est comme déconstruit. L'opéra a agi comme un miroir réfléchissant: il donne à réfléchir sur la souffrance des êtres, la souffrance que l'on inflige à autrui, les violences subies, les souffrances intériorisées. Et précisément sur ce qui pose question dans notre société: la maltraitance infantile, le viol et la torture des mineurs, surtout au sein des familles. La question qui taraude à l'issue de la représentation est aussi personnelle: dans quelle mesure sommes-nous aussi les auteurs de la maltraitance de nos propres enfants, fût-ce à un niveau subtil et, du moins le croyons-nos, superficiel. Où se trouve la limite de la maltraitance et de la violence, si tant est qu'il faille tracer une ligne de démarcation entre l'acceptable et l'inacceptable?

Deux histoires se rencontrent autour de la personne de Gyula Gát, un psychothérapeute spécialiste des traumatismes profonds et des abus sexuels. L'histoire professionnelle du psychiâtre confronté à un patient monstrueux dont il est chargé par la Justice de faire l'expertise : un meurtrier en série qui a avoué le crime de sept enfants; et l'histoire familiale ambigue de Guyla confronté aux violences d'une crise familiale: une épouse maniaco-dépressive qu'il a éloignée et un fils adolescent en pleine révolte qui le déroute.

Adam, le meurtrier-rédempteur
 Au fil de l'opéra, le psychiâtre se déconstruit et avoue son impuissance. Face aux abus et à la torture d'enfants, la société qu'il incarne n'a que peu ou pas de réponse ni de solution. On peut accueillir les récits de l'horreur mais on ne peut guérir les personnes blessées. Il est des abîmes de souffrance qui restent insondables et que rien ne peut combler. Inversément, Adam, le meurtrier, vit dans les clartés de la certitude du devoir accompli. Adam se voit chargé d'une mission: mettre un terme à la souffrance insupportable en donnant la mort. Il se présente comme un rédempteur. Le condamnerions-nous de la même manière s'il était vétérinaire? On achève bien les chevaux! D'autre part, les deux personnages principaux ne sont peut-être pas si antinomiques que l'on croit. On peut se poser la question d'une maltraitance psychologique dans le chef du thérapeute qui a séparé sa femme de son fils.

Le public en prend plein la gueule, car le Collectif  Krétakör s'est donné pour objectif de créer un théâtre de la conscientisation. Car pour Krétakör les Arts de la scène ont une responsabilité sociale: le théâtre et l'opéra ont pour objectif  de mettre en scène de questions sociétales existentielles contemporaines pertinentes. Ils doivent réfléter la réalité contemporaine et amener à la réflexion, sinon au changement d'attitudes et de mentalités. Une provocation et une déstabilisations positives. Krétakör nous paraît ainsi s'inscrire dans la ligne du théâtre politique ou du théâtre d'actualité (Zeittheater).

On se sent plus proche de la famille en crise et des angoisses du psychiâtre  qui avoue ses incertitudes et son impuissance que de l'absolutisme de droit divin du meurtrier qui brandit un couteau prétendument rédempteur. Et on ne peut s'empêcher de penser à ces êtres que nous côtoyons qui ne réchignent pas aux solutions radicales: de l'infirmière ou du médecin  qui décident d'autorité d''euthanasier leurs patients aux politiciens qui transforment des constitutions auparavant démocrates au nom de certitudes nationalistes.

L'action secondaire, la crise de la famille Gát, s'entremêle à l'action principale. Lilla, la mère écartée par son mari, crie et chante d'une place dans le public. A la fin de l'opéra, les enfants viendront prendre place eux aussi sur les gradins et y tourneront les manivelles de petites boîtes à musique. L'interpénétration de la scène et des gradins rend le public partenaire et complice de la scène. Ce ne sont alors plus des enfants, ce sont nos enfants, et les scènes de ménage du psychiâtre et de sa femme nous renvoient à nos propres familles en crise.

La scène est encadrée par un orchestre de chambre réduit à six musiciens côté cour et un piano côté jardin. Un chef d'orchestre commence par battre une mesure comme un métronome: des instruments donnent un son bref et unique. On entend des crissements de violon. mais ce n'est pas un chef d'orchestre, c'est Adam, le meurtrier, cet homme qui orchestre la vie des autres et se nourrit de leurs tonalités comme une éponge. Il fait face au psychiâtre qui vient le visiter. Cinq enfants, morts ou survivants, âgés de 12 à 18 ans, entrent dans un dialogue chanté avec le psychiâtre et l'assassin. Ils témoignent de leur vécu et de leur vision d'enfants, parfois dans le son unique du triangle qu'ils tiennent à la main, qui donne à penser que les sons uniques émis par les instruments lors de l'ouverture de l'opéra représentent les enfants, la note de l'angoisse ou le son que produit une vie qui s'arrête. Les triangles, de grandeurs différentes, soulignent la peur et l'agressivité, plus rarement la douceur. Au centre de l'opéra, les sons contemporains laissent la place à un long épisode de musique baroque qui évoque les Passions de Jean-Sébastien Bach.

Si la qualité des chanteurs hongrois  est incontestable, on reste pantois d' admiration devant le jeu scénique et vocal des enfants, et devant leur aisance. Côté adultes, Zoltán Megyesi séduit particulièrement dans le rôle d'Ádám, on dirait que le rôle a été créé pour sa voix: il  a comme une pureté avec un son métallique puissant dans le chant crié de ses certitudes; il  excelle dans le chant baroque, qui est par ailleurs l'une de ses spécialités. Son jeu d'acteur est étonnant, notamment dans la fixité d'un regard lumineux qui incarne la folie meurtière convaincue de son bon droit.

Le spectacle ne peut laisser indifférent, loin s'en faut, et recevra  sans doute sa part d'antagonisme au nom de l'esthétique, comme il faut s'y attendre lorsqu'on s'aventure sur les chemins du théâtre politique.

Reste à souhaiter qu'une fois que la première hongroise du troisième volet aura eu lieu, un théâtre munichois aura  bientôt la bonne idée de programmer la Trilogie de la Crise dans son entièreté.

Agenda
Encore deux représentations suivantes: les 22 et 23 juillet
Il reste des places pour ces représentations (prix unique 28 euros, places au choix)
Au Pavillon 21 MINI Opera Space, Marstallplatz, derrière le Théâtre National

Attention,le spectacle ne convient pas aux jeunes de moins de 14 ans.
Le spectacle est suivi d'une discussion.

Réservations: cliquer ici puis sur la date choisie et suivre la procédure ou téléphoner au 21851920
Plus d'infos sur la Trilogie de la Crise: cliquer ici (en anglais).
 
Crédit photographique: M.T. Ridovic (Krétakör)

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