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lundi 28 février 2011

Ravel et Zemlinsky à l’Opéra de Munich : Jarzyna et Nagano ensorcellent l’Enfant et le Nain

Pour la première fois dans son histoire, l’Opéra de Munich met en scène deux opéras presque contemporains l'un de l'autre : L’enfant et les sortilèges de Maurice Ravel et Le Nain (Der Zwerg) d’Alexander Zemlinsky. Ce rapprochement entre les deux œuvres avait notamment déjà été tenté au Palais-Garnier de Paris en 1998, un spectacle repris à l’Opéra Bastille en 2001. Ou encore en octobre 2010, en version concertante, au Bolchoï .

Une mise en scène qui rapproche deux Univers


Pour cette nouvelle production, Munich a fait appel au talentueux metteur en scène polonais Grzegorz JARZYNA, qui signe ici sa troisième mise en scène pour l’opéra (après Cosi à Oznan et Le Joueur à Lyon). De Jarzyna, on peut dire avec un clin d’œil qu’il a réalisé le parcours inverse de celui de Jean-Paul II, dont on se souviendra qu’il avait d’abord tâté du théâtre : Jarzyna commença par étudier  la philosophie à l'Université Jagellonne de Cracovie, ville dans laquelle il suivit également des cours à l'Académie Papale de Théologie. En 1993, il commença à étudier la  mise en scène théâtrale à l'Académie des arts dramatiques de Cracovie. Depuis 1998 Grzegorz Jarzyna est directeur artistique de TR Warszawa (ancien Teatr Rozmaitosci). Et il est considéré à juste titre comme le pape de l’innovation créatrice en Pologne. Et sa formation de philosophe et de théologie laisse, avec bonheur, d’indéniables traces dans sa mise en scène.

Jarzyna a donné hier soir une dimension internationale à cette réputation en proposant une mise en scène qui plus encore que souligner les parallèles narratifs et psychologiques des deux œuvres crée de véritables passerelles au point qu’on a pu avoir l’impression de vivre un opéra en deux actes, plutôt que la juxtaposition de deux opéras.

L’Enfant et les sortilèges raconte l’histoire de la croissance d’un enfant. Colette, qui  a écrit le livret, narre la transformation d’un enfant qui passe d’une méchanceté quasi naturelle à l’univers enfantin à la compréhension, au remords et au grandissement. L’Enfant accède à une nouvelle vie en comprenant qu’il est à l’origine du mal qu’il a fait, et par cette accession, voit  le miroir que lui tend le monde se transformer. Jarzyna propose une lecture de l’Enfant dans laquelle psychologie et philosophie, Weltanschauung, se rejoignent. Le Monde est un miroir sur lequel nous nous projetons, il nous donne à voir ce que nous sommes : si nous sommes mauvais, il s’animera de manière cauchemardesque, lorsque nous devenons bons, le monde nous entoure et nous cajole. L’univers est, au moins partiellement, le reflet de ce que je suis. L’enfant prend conscience de sa méchanceté au moment où il se rend compte de la blessure et de la douleur qu’il a infligées à l’écureuil, et c’est à l'instant même de cette compréhension que l’Univers bascule et lui tend un miroir apaisant.

La tendresse finale de l’Enfant est totalement absente du Nain. La narration dans le conte d’ Oscar Wilde, dont Zemlinsky tire son opéra, fonctionne à rebours de celle imaginée par Colette : le Nain ne se sait pas nain, il n’a au départ aucune conscience de sa laideur,  il se croit adulé par les dames de la Cour, il s’illusionne de l’amour que pourrait lui porter l’Infante. A la fin de l’Opéra, des miroirs quasi lacaniens se font de plus en plus insistants pour faire comprendre que l’image horrible dont il aperçoit le reflet n’est pas celle d’un ennemi qui l’accompagne sur le chemin de sa vie, mais la sienne propre. Une prise de conscience qui le fera mourir. Pour Jarzyna, le Nain n’est pas un nain, c’est le regard haineux des autres qui créent les nains et les bouffons. Et c’est bien ce qu’il met en scène : il évoque la vanité oiseuse des femmes qui constituent la Cour de l’Infante, et leur regard réducteur, un regard dont Jarzyna souligne la portée réductrice et stérilisante  en y apposant le maquillage symbolique d’ un bandeau rouge.. Le Nain mourra car il ne pourra supporter le gouffre qui sépare sa nature propre et intime, celle d’un être humain qui nait à l’amour, du reflet dénaturé que lui renvoie le regard infernal des autres, et les miroirs qu’ils lui tendent avec de plus en plus d’insistance.

Deuxième grande passerelle tendue entre les deux opéras par Jarzyna : le thème de l’amour pour la Princesse : chez Ravel, la Princesse jaillit d’un livre  que le méchant enfant vient de déchirer, une princesse adorable, de conte de fées, se matérialise à partir du dessin d’un livre pour enfants, une princesse avec les yeux couleur du temps qui habite les rêves de l’enfant. La princesse rêvée est le premier amour de l’enfant, amour insaisissable et par nature impossible. Jarzyna en fait une princesse à l’abondante chevelure rousse, avec une coiffure et une robe qui rappellent par leurs coupes  les Ménines de Velazquez. Dans le Nain, l’Infante arbore la même coiffure rousse et la même robe que celle de la princesse de l’Enfant. L’amour nait ici aussi, dans le cœur de cet autre enfant qu’est le nain, et s’avérera tout aussi impossible, mais avec une dimension infiniment tragique, et opposée, puisque chez Zemlinsky , Eros finira en Thanatos, alors qu’on peut imaginer un avenir plus radieux pour l’Enfant, qui a entamé une nouvelle vie  et connut une rédemption. Jarzyna soigne le détail jusqu’à rappeler, en clin d’œil,  la couronne dorée surdimensionnée de la Princesse dans l’Enfant en la faisant passer dans un défilé de carton à chapeaux sur la scène du Nain.

Aux thèmes du miroir et de l’amour impossible s’ajoute la continuité du décor : le décor de l’Enfant évolue pour laisser apparaître une forêt. La même forêt sert de décor au Nain, mais les lumières changent, parce que la perspective sur l’existence change. Dans l’Enfant, la forêt a d’abord l’air d’une forêt de bambous avec des tonalités japonisantes, des douceurs ombreuses et apaisantes. La nature de la forêt dans l’Enfant est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles*. L’Enfant connaît le temps de l’opéra une croissance rapide qui va transformer son appréhension de l’Univers. La forêt jarzyniennne a le calme et la puissance rassurante des arbres qui croissent avec noblesse et lenteur.
(Charles Baudelaire, Correspondances in Les fleurs du mal)

Même décor de forêt pour le Nain, mais par le jeu des éclairages, cette forêt devient une forêt morte et stérile, aux arbres dénudés., qui recèle la symbolique de l’absence de cœur de l’Infante et préfigure la mort du Nain. Enfin Jarzyna met des voitures sur scène dans les deux opéras : remorque de camion aménagée pour l’Enfant, Cadillac  et pick up dans le Nain.

Les passerelles de Jarzyna ont réuni les deux opéras comme le fait tout  miroir qui inverse la perspective. Et cela doit nous conduire à réfléchir à notre place dans le monde et à notre impact sur le monde. Nous sommes acteurs et créateurs du monde, un monde qui deviendra  stérile ou fécond selon la manière dont nous le concevrons : à nous de choisir si à l’instar de l’Infante nous serons des exterminateurs , ou si comme l’Enfant nous parviendrons à transcender par l’amour, -fût-ce l’amour pour un écureuil sans défense-, les forces de destruction qui ont en nous. Le jeu de la vie est un jeu d’amour et de mort, et l’être humain porte la responsabilité de la forme qu’il prendra, par le fait même qu'il la génère.

L’Enfant et les sortilèges

En-deçà ou au-delà des rapprochements, les deux opéras ont bien évidemment d’abord leurs spécificités.

La musique de Ravel a été fortement influencée par le cinéma. Au moment de l’écriture de l’Enfant, cela fait 25 ans que Paris a découvert le cinématographe, avec ses mouvements encore saccadés et rapides, avec ses courtes séances qui se succèdent rapidement. La musique de Ravel est moderne et découpée comme un film avec d’innombrables séquences musicales courtes et précises, qui vont de la comptine enfantine au chant choral, et rédempteur, du final. Un style musical ciselé, sans répétitions de phrases musicales comme dans l’opéra italien, un style qui a l’air chronométré. Ravel n’a d’ailleurs pas voulu écrire un opéra, il lui a préféré le terme de fantaisie  : "je songe à une fantaisie lyrique... dont j'espère faire l'oeuvre de ma vie". écrivait-il en 1923. Kent Nagano, dont on sait qu’il excelle aussi dans l’interprétation des œuvres du vingtième siècle, a fait au pupitre un travail d’orfèvre à l’aune des exigences de l’œuvre.

Grzegorz Jarzyna a complètement intégré le cinéma dans sa mise en scène de l’action qu’il fait se dérouler sur un plateau de tournage. La maison de la Mère et de l’Enfant sont situés dans la remorque d’un camion garée sur le lieu d’un tournage. Les acteurs montent dans le camion pour les besoins de la représentation et sortent se délasser auprès des cadreurs et des opérateurs grue. Pendant le tournage, la caméra balaie l’intérieur du camion et des gros plans sont retransmis sur un large écran qui surplombe la scène. Il faut saluer les remarquables talents de comédiens des chanteurs qui pour répondre à cette mise en scène exigeante doivent réaliser la performance du double exploit de l’interprétation vocale et de la précision des mimiques dans le jeu théâtral. Généralement, les chanteurs chantent à distance du public, mais ici le gros-plan ne pardonne rien. Tous, hier soir, jouaient leur rôle avec brio.


Jarzyna s’est entouré de créateurs polonais confirmés. On a déjà évoqué la qualité des décors de Magdalena Maria Maciejewska et les lumières de Jacqueline Sobiszewski. Les costumes d’Anna Nykowska Duszunska sont tout simplement fascinants , et leurs détails sont révélés à loisir par la caméra dans la première partie de l’opéra: l’enfant aux cheveux carotte, habillé de vert et chaussé de bleu, les chanteurs qui jouent le fauteuil et la bergère sont habillés du tissu qui recouvre les sièges qu’ils incarnent, la tasse de thé et la théière deviennent d’énormes couvre-chefs, le feu porte un costume fait de lamelles jaunes, rouges et orangées, les mêmes lamelles scintillantes qui simulent le feu dans l’âtre, les chiffres qui sortent du livre d’arithmétique sont à dimension humaine. Lorsque le camion de tournage finit par être enlevé par la voie des airs, c’est pour laisser la place à un extraordinaire chœur de grenouilles aux têtes géantes. Puis viennent des atmosphères japonaises avec la libellule géante qui s’élève sous des lampes en papier et une forêt qui un moment pourrait être de bambous. Apparaît pour la scène cruciale de la transformation morale de l’enfant, une délicieuse dame écureuil porteuse d’un très symbolique miroir et d’un collier de perles blanches surdimensionné.

La jeune mezzo irlandaise Tara Erraught habite magnifiquement le rôle de l’enfant et fait preuve de talent confirmé d’une grande actrice. Okka von der Damerau fut très applaudie dans ses trois rôles de Mère, de libellule et de tasse chinoise. Remarquable la puissante princesse de Camilla Tilling ainsi que le chat et l’écureuil d’Angela Brower.

Le Nain

La musique de Zelimsky, comme il se doit, ravit le public munichois par ses accents post wagnériens et straussiens.
On se trouve à la Cour de l’Infante, que Jarzyna rend par la foule des courtisanes habillées de robes à larges corolles aux tons maniéristes , des pastels parfois prononcés qui rappellent les tableaux de Bronzino. Les courtisanes  qui arborent des coiffures à chignons montants posent et minaudent et affichent leur vanité. On fête l’anniversaire de l’Infante, dont l’habit blanc éclaboussé de rouge (est-ce là le symbole de l’âme de cette enfant ?) rappelle celui des Ménines. C’ est une petite fille capricieuse et très méchante, qui exige ses cadeaux avant l’heure prévue par le protocole. Le nain sort de la dernière boîte pour tomber aussitôt amoureux de l’Infante.
Jarzyna a orchestré la scène de la déclaration amoureuse sur le capot d’une voiture américaine décapotable, disons une Cadillac, avec toute la panoplie des jeux de la séduction, mais, on le sait, ce stade de la fusion amoureuse volera bientôt en éclats : le nain va connaître le stade du miroir en passant par l'étape coutumière du déni, du refus de l’évidence. Tout lui renvoie son reflet, ainsi la trouvaille prémonitoire  du canif dont la lame reflète son image. Le nain finira par être mis à mort par cinq miroirs en pied sur roulettes, qui se rapprochent de lui pour l’accabler de son image qu’il avait jusque là méconnue. On notera que dans la vision du metteur en scène, être nain, ce n’est pas être de petite taille, -à aucun moment Jarzyna ne force l’excellent John Daszak à contrefaire un nabot-, le nanisme se définit d’abord par le regard des autres, celui des courtisanes, et plus encore celui de la princesse cruelle.

Remarquable aussi le jeu des costumes et des lumières : les robes en corolles des courtisanes laissent apparaître des dessous qui les font ressembler à des méduses qui flottent nonchalamment au fil des eaux troubles de la Cour , plus tard elles seront éclairées comme des lampions (comme aussi un rappel des lampes en papier du premier acte). ,Cela pourrait sembler vouloir créer une atmosphère de fête, mais comme dans une corrida, c’est une fête de mise à mort. L’Infante restera totalement insensible au drame qu’elle a contribué à provoquer, et lorsque le nain mourra, elle constatera simplement que son nouveau jouet est cassé, et le délaissera pour s’en aller vers d’autres plaisirs.

Camilla Tilling, la princesse de conte de fées sortie du livre de l’Enfant, joue ici l’Infante Dona Clara, avec tout autant de présence et beaucoup plus de méchanceté. John Daszak remporte un énorme succès très mérité dans son incarnation du Nain, avec une voix de ténor flexible , qui sait moduler le chant de l’amour et les cris du désespoir, un timbre lyrique et dramatique extrêmement clair et qui évite le maniérisme, un grand bonheur pour les auditeurs ! Signalons encore la très belle prestation de la soprano Irmgard Vilsmaier, une soprano wagnérienne et straussienne qui chante magnifiquement la suivante de l’Infante, Ghitta, et la prestance très casanovesque de Paul Gay qui campe un chef du protocole parfois décontenancé par le caractère impossible de l'Infante.

Le public munichois jubilait pleinement lors de la Première . Les deux œuvres sont sorties grandies, enrichies  par la lecture toute en intelligence et en finesse de Grezgorz Jarzyna et l’exécution précise et aimantée  de Kent Nagano, l’enthousiasme des chanteurs que l’on sentait passionnés par leurs rôles, la perfection des chœurs. Il n’est sans doute pas trop tard pour réserver les dernières places, mais le bouche-à-oreille fera vite son œuvre pur cette production qui fera date dans les annales du Staatsoper de Munich.

Agenda et chemin vers la réservation: cliquer ici puis cliquer sur la date souhaitée
Crédit des photos des opéras: Wilfried Hösl

Trailer:

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