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samedi 22 novembre 2025

Zampa de Ferdinand Herold au Prinzregententheater de Munich et à la radio ce 30 novembre — Une introduction.

Chollet en Zampa © BNF/Gallica


Le Münchner Rundfunkorchester (Orchestre de la Radio munichoise) poursuit sa fructueuse collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, qui s'est donné pour mission de faire redécouvrir des oeuvres méconnues et des compositeurs oubliés de la musique romantique française. L'Orchestre et le Centre de musique romantique française nous proposent cette année Zampa ou la fiancée de marbre, un opéra de Ferdinand Herold qui connut un énorme succès lors de sa création à la salle Ventadour de Paris en mai 1831. L'opéra sera joué en version concert ce 30 novembre avec un  ensemble de chanteurs et de chanteuses exceptionnel. Il sera enregistré pour la collection " Opéras français " du Bru Zane Label. Une audition en présence ou à la radio à ne pas manquer pour les amateurs d'opéras romantiques français. Pour réserver, cliquer ici. L'opéra sera retransmis en direct par BR Klassik. Pour l'écouter via le site de la radio,  cliquer ici.

Triomphe dès sa création parisienne en 1831, Zampa s’est imposé – au cours des années 1830 et 1840 – comme un pilier du répertoire lyrique européen. Mêlant histoire de brigands et éléments fantastiques, l’ouvrage se montre parfaitement en phase avec son temps, s’inspirant même du Don Giovanni de Mozart. Contemporain de Robert le Diable, il est la réponse de l’Opéra-Comique au renouveau du grand opéra. Avec Zampa, le compositeur français Ferdinand Hérold remporta son plus grand succès lyrique ; après sa création, l'œuvre fut également très populaire en Allemagne et en Italie. Dès l'ouverture, Hérold déclenche un feu d'artifice musical qui se poursuit dans des solos contrastés et de grands ensembles. Les emprunts à l'intrigue du Don Giovanni de Mozart garantissent un plaisir malicieux : une statue de pierre précipite le pirate et séducteur sans scrupules Zampa dans l'abîme pour le punir.

Distribution et crédits

MÜNCHNER RUNDFUNKORCHESTER
CHOR DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS
Erik Nielsen direction

Zampa Julien Henric
Camille Hélène Carpentier
Alphonse Cyrille Dubois
Rita Héloïse Mas
Daniel François Rougier
Dandolo Pierre Derhet
Un Corsaire Lukas Mayr

Coproduction Münchner Rundfunkorchester / Palazzetto Bru Zane
Éditions Lemoine (révisions par le Palazzetto Bru Zane)
Enregistrement pour la collection « Opéra français » – Bru Zane Label

Deux articles de Castil-Blaze

Lors de sa création Zampa eut les honneurs répétés du Journal des Débats, deux articles (anonymes, signés X.X.X.) du célèbre critique musical Castil-Blaze, lui-même musicologue, musicographe et compositeur.  Ces articles offrent une introduction de grande qualité à la (re)découverte de cet opéra, que William Christie avait dirigé en 2007 et 2008 à la Salle Favart, avec notamment Patricia Petibon dans le rôle de Camille et Richard Troxell dans celui de Zampa. 

Deuxième acte de Zampa © BNF / Gallica
 
Le Journal des Débats du 5 mai 1831

CHRONIQUE MUSICALE — OUVERTURE DU THÉÂTRE DE L'OPÉRA-COMIQUE.

Zampa, ou La Fiancée de marbre, opéra en trois actes, paroles de M. Mélesville, musique de M. Herold, décorations de M. Gué, mise en scène de M. Solome.–Première représentation.

Les chants de l'Opéra-Comique avaient cessé, il fallait un nouveau général, une suspension d'armes pour réparer son camp et reformer ses troupes. M. Lubbert est rentré en campagne par une victoire complète. Les faits parlent, et hier deux mille spectateurs ont été surpris, émerveillés des heureux changements, des avantages immenses que le théâtre Ventadour a reçus en si peu de temps. On sait que ces améliorations doivent se faire remarquer dans toutes les parties essentielles de 1'exécution. L'avenir de l'Opéra-Comique, son existence même paraissaient un problème, maintenant plus de doutes, de brillantes destinées lui sont réservées ; M. Lubbert vient de lui donner le soutien qu'il réclamait en vain depuis vingt ans ; la force musicale, le charme puissant de l'exécution.

Ce directeur avait déjà prouve son habileté en portant l'opéra-comique sur notre grande scène lyrique ; il ne se montre pas moins adroit en amenant au théâtre Ventadour les pièces à spectacle, les mélodrames qui semblaient réservés à l'Académie Royale de Musique. Mais les genres se trouvent ainsi confondus ? Qu'importe. L'objet principal d'un théâtre lyrique est d'obtenir de belles partitions et de les faire exécuter avec cette pompe, cette vigueur de moyens dont le public ne peut plus ne veut plus se passer. La comédie à ariettes surnageait encore ; la galère capitane du pirate Zampa vient de couler à fond la barque légère de Jeun Gau. M. Valentino a fait tonner son admirable orchestre, et ses premiers accents ont marqué le triomphe de la musique dans des lieux où l'on avait jusqu'à ce jour méconnu la puissance magique de cet art.

La salle Ventadour est grande, belle mais elle était peu favorable aux effets sonores. La cause en était connue, il a été facile d'arriver à de meilleurs résultats au moyen d'une nouvelle disposition de l'avant-scène et de t'orchestre. Le théâtre avancé de quatre pieds dans la salle place les acteurs dans l'enceinte où l'on doit les entendre, et les sons de la voix ne se perdent plus dans les frises. L'orchestre a suivi la même progression et se trouve maintenant dans une position plus centrale, son harmonie éclatante et bien nourrie se répand avec une parfaite égalité de forces dans toutes les parties de la salle. Je dois dire encore que le plancher de l'orchestre a été relevé et construit de manière à servir de table d'harmonie à cette précieuse réunion d'instrumens. Beaucoup de mutations ont eu lieu parmi les symphonistes, leur nombre a été augmentée et l'élite des violons de l'Odéon après avoir passée par le théâtre des Nouveautés est venue se placer sous le sceptre de M. Valentino. Grâce à ces puissants auxiliaires les forces de l'archet peuvent balancer la voix éclatante des instruments de cuivre et ne pas redouter le bruit des timbales du tambour, des cymbales et du triangle. Nos trois orchestres lyriques sont excellents : partout ou peut rencontrer l'aplomb, la hardiesse, la clarté, la justesse, l'éclat ; mais celui de l'Opéra-Comique l'emporte pour la vigueur et la verve d'exécution, c'est l'orchestre de la capitale qui sonne le mieux après celui du conservatoire. Honneur aux artistes qui le composent ! honneur surtout au chef qui les dirige avec une si rare intelligence

L'essai de ces nouvelles forces musicales devait être fait dans une pièce nouvelle. Zampa s'est présenté, et l'artillerie de l'orchestre faisant feu de tribord et de bâbord a merveilleusement secondé le pirate ; son navire est entré au port à pleines voiles, aux acclamations du public enchanté. Voyons la route qu'il a suivie.

La scène est en Sicile, le théâtre représente une salle gothique du château du seigneur Lugano, dont la fille va sa marier avec Alphonse de Monteza. Alphonse est un jeune officier sans fortune, mais il a sauvé la vie de Lugano, il aime Camille, en est aimé, le bonheur des jeunes époux est assuré, leur noce se prépare, un inconnu vient la troubler. C'est Zampa corsaire, que ses exploits et ses cruautés ont rendu fameux sur les côtes de Sicile. Ce brigand, arrive au château de Lugano, et vient annoncer à Camille que son mariage ne saurait avoir lieu puisqu'il s'y oppose, qu'il lui destine un autre époux et que cet époux c'est lui-même. Camille est au désespoir, et témoigne à ce nouveau prétendant toute l'horreur qu'il lui inspire. Zampa lui répond en lui montrant une lettre de Lugano, le malheureux vieillard est au pouvoir du corsaire, sa mort doit suivre le refus de Camille. On entend un coup de canon, il part de la galère capitaine, les entours du château sont gardés par les compagnons de Zampa, les pirates sont maîtres de la place, ils s'y établissent ; leur chef y commande en maître et fait tout disposer pour son mariage avec Camille, qu'il voulait épouser afin de s'emparer de son immense fortune ; il n'a pu ta voir sans en devenir amoureux. Que fait Alphonse pendant que le manoir de sa belle est le théâtre de tant d'événements funestes ? Je vous le dirai tout à l'heure ; il faut auparavant que je parle d'Alice de Manfredi, personnage muet, qui joue un grand rôle dans la pièce.

Victime d'un amour malheureux, séduite, abandonnée par le frère aîné d'Alphonse de Monteza, l'infortunée Alice de Manfredi est morte depuis douze ans au château de Lugano. Sa tombe est auprès de la chapelle, et son image figure parmi les statues dont la grande salle est décorée. On la révère comme une sainte. Les malheurs d'Alice sont connus de tout le pays et les jeunes filles chantent une complainte qui les rappelle avec fidélité. C'est auprès de cette statue que les corsaires se livrent aux transports d'une joie bruyante ; ils boivent, chantent, et Zampa voyant le portrait d'Alice qu'il a trompée d'une manière si cruelle a l'impudence de lui passer au doigt son anneau, de lui jurer fidélité jusqu'au lendemain et de la nommer sa fiancée. L'orgie continue, on boit à la santé de la fiancée de marbre. Camille fait appeler Zampa, le pirate s'empresse de se rendre à cette invitation ; mais avant de sortir de la salle, il veut reprendre sa bague. La statue lève son bras menaçant ; ferme la main et replie son bras sur sa poitrine pour retenir l'anneau. Ce prodige frappe de terreur les pirates; Zampa s'efforce de les rassurer, il les excite à boire, à chanter mais l'expression de leur terreur se mêle aux éclats de leur joie forcée. Ce morceau, parfaitement traité sous le rapport de la position dramatique, de la musique et de la mise en scène, a produit le plus grand effet. Le rideau tombe sur ce tableau. Camille a pour femme de chambre Ritta, jeune veuve dont le mari a été tué, dit-on, par la troupe de Zampa ; Ritta va convoler à de secondes noces avec Dandolo, sonneur de cloches de village. Ce mari n'est point mort, Daniel a pris du service, il est parmi les corsaires, les deux époux se reconnaissent, mais Daniel qui redoute l'indiscrétion de Ritta s'obstine à soutenir qu'elle se trompe, et le costume de seigneur qu'il a pris pour assister aux noces de son chef le seconde pour en imposer à la curiosité de Ritta. Cette scène très plaisante est terminée par un joli duo qui devient ensuite trio a l'arrivée de Dandolo. Ritta se trouve ainsi placée entre son mari et son fiancé.

Attiré dans un piège, Alphonse a été enlevé par les pirates, il parvient à se délivrer de leurs mains, et ne rentre au château que pour apprendre l'infidélité  de Camille et voir les apprêts de son mariage avec son rival. Zampa n'est connu que de Camille, elle n'osele signaler dans la crainte de perdre son père. Mais Dandolo a vu les prétendus seigneurs mettre des coupes d'argent dans leur poche il a surpris quelques propos qui lui font croire que ces chevaliers et leur chef sont des brigands déguisés, il sait que Pietro, l'un d'eux, a été envoyé a Messine, et qu'on attend son retour avec impatience. Alphonse donne des ordres pour que l'on s'empare de Pietro et des dépêches qu'il apporte. Le théâtre représente la façade d'une chapelle et la mer dans le fond. Camille voit Alphonse et lui fait connaître toute l'horreur de sa situation, Alphonse désespéré, ne pouvant s'opposer de vive force aux projets de son rival entre dans la chapelle et va l'attendre au pied de l'autel. Zampa triomphant conduit sa nouvelle fiancée, mais Alice repose auprès de la chapelle, la statue couchée sur le tombeau se lève et le menace encore. Zampa seul l'a vue, Alphonse arrête son audacieux rival et reconnaît en lui te chef de pirates qu'il est charge d'arrêter et dont il a le signalement.

Le peuple menace Zampa ; ses compagnons revêtus de leurs habits de fête sont sans armes, et, pour comble d'infortuné, Piétro, saisi par tes soldats d'Alphonse, a livré les papiers qu'il apportait. Zampa ne trouble point ; cette pièce est sa grâce et celle de tous ses compagnons; le vice-roi vient de la lui accorder et de lui donner te commandement d'un vaisseau de l'État, afin de se délivrer d'un ennemi dangereux et de ramener cette troupe de braves sous la bannière de l'honneur. Le peuple applaudit, chante les louanges de Zampa qui épouse Camille à l'instant même. La cérémonie a lieu dans l'intérieur de la chapelle, un évêque assisté de plusieurs prêtres bénit le mariage, et les sons religieux de l'orgue se mêlent au carillon des cloches. Le peuple, à genoux sur la place et sur le perron de l'église fait des vœux pour le bonheur des époux. 

Au troisième acte Camille est dans la chambre nuptiale et se livre à son désespoir. Un batelier chante sous ses fenêtres ; elle reconnaît la voix d'Alphonse, lui répond et bientôt le batelier est sur le balcon et dans la chambre de la mariée. Alphonse veut l'enlever  ; elle refuse de le suivre; un serment solennel l'unit à Zampa ; sa fuite serait un crime. Le pirate vient auprès de Camille qui lui demande en grâce de se retirer dans le couvent de Sainte Agnès ; Zampa s'en offense, et lui dit qu'il connaît la cause de ses rigueurs : « Vous rougissez d'être l'épouse d'un chef de bandits ; mais rassurez-vous, je puis vous donner un titre digne de votre naissance et je pense que celui de comtesse de Monteza. À ces mots, Alphonse, qui s'approchait pour poignarder Zampa, laisse échapper son arme en reconnaissant son frère. On le saisit, on l'entraîne ; Zampa n'a plus de rival à redouter ; il supplie il menace Camille, qui se sauve et court embrasser le prie-Dieu et se mettre sous la protection de la divinité. Les rideaux de l'alcôve tombent ; Zampa les relève, et trouve la statue d'Alice à la place où Camille s'était prosternée. Alice entraîne Zampa dans l'abîme, et des flammes annoncent la punition du coupable. La scène change, et nous voyons Camille et Alphonse recevant dans leurs bras le vieux Lugano, rendu par les pirates et la statue qui a repris sa place sur son piédestal et son immobilité, au retour de son voyage souterrain.

On voit que ce sujet a des rapports avec celui de Don Juan. M. Mélesville ne  pouvait éviter cette ressemblance sans renoncer au moyen le plus dramatique de sa pièce. La statue d'Alice est muette ; il eût été maladroit de faire accompagner une voix de femme par des trombones, cortège ordinaire des oracles et des ombres qui sortent du tombeau pour venir admonester les grands criminels. La voix de basse a seule la force et la solennité que réclament de semblables discours. Daniel pirate, dont la conscience est méticuleuse, est un autre Sganarelle qui fait des sermons à Zampa. Don Juan est le chef-d'œuvre des livrets d'opéra. Nous devons pardonner à M. Mélesville d'avoir conservé quelques traits de ce grand modèle ; d'ailleurs la nature de son sujet l'y forçait. Le livret de Zampa est parfaitement disposé pour la musique ; la fable en est fantastique, les situations intéressantes et conduites avec beaucoup d'artifice. Un auteur dramatique cherche des effets qui agissent fortement sur le public, et ne justifie pas toujours la conduite de ses personnages. À la fin du second acte, Zampa obtient sa grâce : le voilà absous de ses crimes, il rentre dans la société, il devient assez honnête pour n'être pas pendu. Et pourtant Zampa continue à se servir du moyen d'oppression qu'il a contre Camille, il la menace toujours du meurtre de son père. 

La mus.que est d'un style vigoureux, soutenu dans son élévation toutes les fois que la situation dramatique l'exige ; le compositeur n'a été moins heureux dans la partie gracieuse de t'ouvrage. Cette partition fait le plus grand honneur a M. Herold ; je me propose de l'examiner en détail une autre fois, Zampa doit fournir une longue carrière à l'Opéra-Comique. [...] L'exécution a été bonne de la  part des chanteurs ; les choristes se sont signalés ; l'orchestre a été admirable ; presque tous les morceaux ont été applaudis. ; plusieurs ont excité des transports d enthousiasme, tels que le finale du premier acte, la ballade [de Camille] chantée par Mme Casimir. Depuis longtemps l'Opéra-Comique n'avait obtenu un succès aussi brillant, aussi mérité.  — X. X.X.

Mme Boulanger en Ritta © BNF/Gallica

Le Journal des Débats du 10 mai 1831

J'ai promis un examen détaillé de la musique de Zampa. Je commence sans aucun prélude par le premier coup d'archet de l'ouverture ; il est du plus grand éclat, toutes les forces de l'orchestre se réunissent sur ce début rapide et brillant. Cette phrase est pleine de verve et de franchise, elle doit reparaître pour servir de motif principal au chœur des buveurs, et devenir ainsi le pivot sur lequel tourne la finale du premier acte. Après un exorde peu développe dans le ton de , l'archer et l'embouchure attaquent un si bémol à l'unisson qui est d'un grand effet et dont la vibration puissante et monotone contraste avec les jeux d'harmonie que le musicien a su lui faire succéder. Plusieurs modulations ingénieuses amènent un chant mélancolique et religieux où les bassons et les clarinettes jouent un rôle principal. Ce chant est celui de la ballade ou complainte d'Alice Manfredi. On voit que M. Hérold a suivi la marche adoptée par beaucoup d'auteurs en composant sa symphonie avec les motifs les plus remarquables de l'opéra. L'ouverture de Zampa offre pourtant une innovation qm mérite d'être signalée.

Après l'exposition des parties qui forment te premier plan de ce morceau, après la cadence sur la dominante du ton de la, arrive la phrase incidente écrite en la selon l'usage ordinaire. Mais cette phrase est répétée de suite en  pour passer rapidement a la péroraison. Par ce moyen expéditif, M. Hérold ne s'arrête point en la, ne conclut point sa première partie avant d'attaquer la seconde. Son ouverture est d'un seul jet et file vers son dénouement avec la plus grande vivacité. Les instruments de cuivre ont une entrée dont l'éclat et la puissance agissent d'autant plus sur le public que l'exécution en est parfaite. La réponse des violons est dessinée de main de maître, et cette strette peut soutenir la comparaison avec ce que nous avons de mieux dans ce genre. Rossini avait déjà abrégé les ouvertures en supprimant le travail d'harmonie qui lie les deux parties bien distinctes d'une semblable composition. Il est vrai que Mozart avait déjà pris cette licence dans le Nozze di Figaro. Voilà que M. Hérold enchérit encore sur ses devanciers en retranchant une bonne moitié de cette première partie. Dans ce siècle, on est impatient, le public veut que les spectacles soient longs mais que l'on aille vite en besogne. Ou s'empresse de servir son goût.

L'introduction commence par un chœur dont le rythme rappelle celui des Deux Nuits : La belle nuit, la belle fête ; les repos, la cadence de ces mots Dans ces présents, quelle magnificence, ont appelé une même distribution de notes ; au reste, ce que j'en dis n'est qu'un petite chicane et n'enleva rien au mérite du morceau. L'air de Camille est bien ; en y remarque vers le milieu un trait d'orchestre plein d'élégance et de délicatesse. Cet air, encadré dans l'introduction, commence en la bémol pour finir en la naturel, je le crois du moins, peut-être me suis-je trompé. La tonalité du début ne m'avait laissé qu'une impression fugitive, lorsque je me suis avisé d'eu faire l'observation vers la fin. Cependant je persiste a penser que M. Hérold. a pris encore cette licence. Mme Casimir a dit cet air avec beaucoup de charme et l'a terminé par des traits exécutés hardiment, et dont la réussite a été complète. Un de ces traits, celui qui monte jusqu'à 1'ut en notes détachées tient de l'ancien style, et n'en a pas eu moins de succès devant le public de l'Opéra-Comique. À la bouillotte [jeu de cartes français basé sur le brelan], ou gagne souvent le coup par la fausse carte qui devait le faire perdre. Le chœur qui précède l'entrée d'Alphonse est d'un rythme original d'un joli dessin, mais les couplets que chante ce personnage sont faibles.

La ballade est un morceau qui devait captiver l'attention du spectateur, il fallait que la musique en lut agréable et variée dans ses formes ; c'est le récit des infortunes d'Alice Manfredi dont la statue agit d'une manière si importante dans la pièce. M. Herold a rempli ces conditions essentielles, sa ballade a fait fortune au théâtre, et sera bientôt chantée dans tous les salons. La partie historique est déclamée avec justesse et clarté sur un orchestre de la plus grande simplicité ; la physionomie du morceau change tout à fait sur la dernière phrase qui est une prière et le jeu d'instrumens à vent qui l'accompagne est d'une délicieuse suavité. Il est inutile de faire observer que le troisième couplet est soutenu par un accompagnement en rapport avec le dénouement de cette aventure tragique, et dans lequel les cors poussent d'harmonieux gémissements. Le trio Parlez bas est bien en scène ; c'est de la déclamation posée sur un orchestre agité ; la ritournelle finale est d'une piquante originalité de modulation et de dessin. Cette ritournelle s'éteint peu à peu, et le dialogue parlé recommence avant qu'elle ne soit finie. Pendant ce trio les personnages parlent pour ne rien dire et ne rien conclure ; la musique fait pardonner cette invraisemblance.

Le quatuor en canon est coupe à la manière des Italiens, c'est un des morceaux les plus remarquables de l'ouvrage. Je signalerai aux amateurs un dessein de violoncelle qui vient animer le motif à sa reprise, un agitato très dramatique, une superbe cadence finale. Le finale présentait de grandes difficultés pour le compositeur, et des objets de comparaison qui devaient l'effrayer. Dans le Comte Ory, dans les deux Nuits, MM. Rossini et Boieldieu avaient traité de scènes de buveurs de manière à laisser peu d'espoir aux musiciens qui seraient obligés de suivre leurs traces.M. Herold a triomphé de ces obstacles, et nous a donné un chœur de buveurs plein de vigueur et de folie, sans imiter en rien ses devanciers. Les chœurs de cette espèce, ceux des conspirateurs, ont un caractère si prononcé, leurs moyens d'exécution agissent si fortement sur le public, qu'un homme de talent a toujours beaucoup de chances de succès en écrivant un morceau de ce genre. La chanson de Zampa est une sicilienne c'est un fruit du pays, c'est sur ce rythme national que doit chanter un pirate sicilien, au pied de L'Etna. Cette chanson a de la rondeur et de la franchise, et le refrain dit à l'unisson par tous les choristes, ajoute encore à la vérité de ce chant, et le distingue du discours musical destine à suivre l'action dramatique.

Je dois signaler le trait que l'orchestre exécute lorsque Daniel reconnaît la statue d'Alice ; la marche de basse en est excellente, les triolets admirablement détachés par les violons sur l'entrée de Dandono ; la mélodie de la flûte, qui est toujours gaie bien que l'orchestre devienne sombre et agitée ; les contrastes enfin de la joie affectée de Zampa et de la terreur de ses compagnons. Ce finale est fort beau, il dure quinze minutes, on l'écoute avec intérêt, avec plaisir, d'un bout à l'autre, et cependant il y a peu de mouvement parmi les personnages. Le chœur religieux qui ouvre le second acte manque d'originalité, mais il est bien exécuté, quoique les chanteurs soient placés dans la chapelle et complètement séparés de l'orchestre. La cavatine de Zampa est très longue ; on écrit pour Chollet des airs interminables comme ceux que l'on faisait autrefois pour Martin. Je sais bien que le public se plaît a entendre ce chanteur, à l'entendre longtemps, cependant je crois que la cavatine de Zampa marcherait plus librement si l'on supprimait une de ses trois reprises. La cassette d'Harpagon était de la couleur des cassettes, la cavatine de Zampa ressemble un peu à toutes les cavatines. Le duo syllabique, chanté par Feréol et Mme Boulanger devient trio a l'arrivée de Dandono ; j'ai déjà fait l'éloge de ce morceau. Son exécution donnerait de bien meilleurs résultats, si l'un des deux comiques avait une voix de basse ; les voix de ténor ne conviennent point au débit rapide, elles fournissent trop peu de son, et ce son faible n'est pas convenablement placé pour l'effet. Dans le duo agité, chanté par Moreau et Mme Casimir, je signalerai d'abord un dessin d'orchestre bien suivi, un andante dans lequel les voix exécutent un joli trait en tierces sur un pizzicato d'un très bon effet, si l'on excepte pourtant quelques tierces ascendantes dont le mouvement ne s'accorde pas bien avec celui de l'accompagnement, et chagrine l'oreille dans un moment où l'auteur s'est proposé de le charmer. La strette marche bien ; la cabalette est noble et gracieuse, mais elle n'est pas sans rapports avec celle du duo du 2ème acte de Guillaume Tell.

Le chœur de la noce est fait avec adresse, voilà tout ; la barcarolle est charmante; l'air de danse est d'un bon effet, surtout quand il passe en mineur après l'apparition de la statue. La sombre vapeur qui se répand sur la scène éteint la lumière du jour et porte son voile sur les sons ; l'influence du spectre glisse un bémol  sous les doigts des exécutants et donne ainsi une teinte de mélancolie à l'air de ballet. L'andante du second finale est bien fait et bien exécuté ; Mme Casimir, dont la voix s'est élevée jusqu'au  descend au sol du contralto, ce qui marque une étendue de plus de deux octaves et demie. La strette est en mi naturel ; M. Herold pose sur cette tonique une modulation en fa naturel dont le résultat est plein de charme ; cette seconde est si bien préparée qu'elle perd toute sa dureté, le ton de fa s'empare tellement de l'oreille qu'il faut écouter avec beaucoup d'attention pour se convaincre que le mi sonne toujours à la basse.

Un troisième acte, à l'Opéra-Comique, est toujours peu garni de musique, on devrait adopter enfin la coupe italienne en deux actes, dont la disposition est bien plus heureuse pour un opéra. Rien n'est plus facile que d'établir cet usage, il suffit d'accorder aux auteurs le même droit pour deux que pour trois actes. Ils ne s'efforceront plus alors d'alonger leur partition pour nous donner un dénouement séparé du reste de la pièce par un entracte. La chanson d'Alphonse, déguisé en batelier, module comme la chanson du batelier d'Otello, et son refrain rappelle la romance du Crociato, giovinetto cavaliere [du Crociato in Egitto de Meyerbeer (1824)]. Le chœur de la sérénade est joli et très bien dit comme tous les chœurs de Zampa. Le dernier duo pourquoi trembler renferme une bette phrase que Chollet exécute avec autaut de charme que d'expresssion : cet acteur et Mme Casimir ont mis beaucoup de chaleur et d'entraînement dans la péroraison de ce duo. 

J'ai fait connaître le fort et le faible de la partition de Zampa, la part de l'éloge l'emporte sur celle de la critique. Je le répète, ce nouvel opéra fait beaucoup d'honneur a M. Herold, ce compositeur n'avait pas encore atteint l'élévation de style que l'on applaudit dans Zampa ; c'est un opéra écrit en conscience, chose très rare de nos jours. Chollet est en possession des rôles de voleur et de pirate. Il a bien saisi le caractère de Zampa, son entrée, ses principales scènes ont produit tout l'effet qu'on devait en attendre. Il a joué son rôle en comédien et l'a bien chanté. Mme Casimir mérite les mêmes éloges, et la dernière scène du troisième acte a montré que les grands mouvements dramatiques n'étaient pas trop au-dessus de ses forces. Mme Boulanger a toujours beaucoup d'aplomb, et Féréol est assez plaisant dans le rôle de l'autre Sganarelle. Juillet est chargé de représenter le sonneur Dandono ; cet acteur n'a pas de grave dans la voix, ce rôle convenait à Henri, qui chante la basse et certes il n'eût pas été moins comique. Zampa éclipse son heureux rival. La partie d'Alphonse est peu importante et se compose seulement de deux chansons, d'un duo que Moreau chante avec Mme Casimir, et que l'on a applaudi.

Les costumes sont élégants et riches, les décors de M. Gué ont été remarqués, la chambre gothique surtout. La mise en scène que l'on doit à M. Solomé offre du mouvement et de la variété dans les groupes. La salle était pleine à la 3ème représentation de Zampa et le succès de cet opéra s'accroît de jour en jour.  X. X.X.



Sources : Le Journal des Débats se trouve en lecture sur le site Gallica de la BNF. À noter que le même site propose les Indications générales et observations pour la mise en scène de Zampa, un texte extrêmement précis et détaillé rédigé par M. Solomé, le directeur de la scène du Théâtre Royal de l'Opéra-Comique.

vendredi 14 novembre 2025

Prima Traviata assolutissima, Lisette Oropesa mène le bal dans la reprise de la Traviata à Munich


Nombre de spectateurs ont vu et revu la mise en scène datant de 1993 qu'avaient commise Günter Krämer et le scénographe Andreas Reinhardt, une machine plutôt rouillée. Pour le premier tableau, qui a lieu dans les salons d'un hôtel particulier parisien où la courtisane Violetta Valery donne une fête, seule la partie inférieure de la scène est utilisée : un couloir fait d'une bande rouge et noire comportant toute une série de portes  qui s'ouvrent sur un second couloir où va se dérouler la farandole des aristocrates et des grands bourgeois et des demi-mondaines qu'ils entretiennent. Les portes ouvrent peut-être sur autant de séparés où l'on peut se retirer pour des plaisirs plus particuliers. Cette farandole est le seul moment dynamique d'une mise en scène extrêmement statique. 


Au deuxième acte, on est transportés dans le parc d'une villa près de Paris, un parc jonché de feuilles mortes avec des chaises dépareillées peut-être achetées chez un brocanteur, à droite une balançoire, à gauche un immense lustre montgolfière surdimensionné avec ses guirlandes de pampilles de cristaux qui, au dernier acte terminera à moitié affalé sur le sol : la fête est finie, Violetta va mourir. Le positionnement du chœur des bohémiennes et des matadors est d'un statisme affligeant, de même que l'introduction en fond de scène d'une figurante sagement habillée, la sœur chaste et pure d'Alfredo, qui n'a pas vraiment sa place chez une courtisane. Au dernier acte, Violetta est alitée sur un grabat posé à même le sol en avant-scène, ce qui ne permet pas de l'apercevoir si on a trouvé place au parterre. Cette mise en scène minimaliste dans laquelle les chanteurs et le chœur chantent face au public est tout à leur avantage : ils qui n'ont pas à se mouvoir et peuvent ainsi pleinement se concentrer sur le chant. 


On est venu pour la musique et pour le chant, et surtout pour entendre une nouvelle fois l'incomparable Lisette Oropesa, une chanteuse constellée dont Violetta est l'un des rôles fétiches. La soprano colorature a soulevé l'enthousiasme du public tout au long de la soirée, son interprétation est soutenue par une technique remarquable qui lui permet d'exprimer sans défaut toutes les facettes du rôle : la joie insouciante et l'élan passionné, la fragilité du corps et du cœur, la  maladie et la misère, le renoncement et la grandeur morale, le désespoir et l'agonie. La palette émotionnelle complexe de la traviata (la dévoyée) est rendue avec une maîtrise impeccable. Totalement engagée dans le rôle, la chanteuse se fond dans son personnage auquel elle confère une aura lumineuse incandescente dont elle irise tout le lyrisme dramatique.  La passion amoureuse la consume tout autant que la maladie qui la ronge. Lisette Oropesa apporte la beauté rayonnante de sa voix à une interprétation d'une authenticité émotionnelle poignante.

Le rôle d'Alfredo Germont a été confié à Granite Musliu qui a le charmant physique de l'emploi : grand, le visage avenant, la silhouette athlétique, le jeune ténor kosovar de 27 ans fait des débuts applaudis en Alfredo dans lequel on pressent qu'il pourra grandir musicalement. La technique est assurée, la voix est ample et puissante, bien articulée et projetée, avec cependant plus d'emphase que de transmission du sentiment. Alors que sa partenaire de scène nous fait vibrer et nous tient constamment en haleine, Granite Musliu séduit par sa mâle prestance et par les beautés de son chant sans encore arriver à nous partager pleinement le drame intérieur qui ravage Alfredo. La saison 2025/26 sera marquée par plusieurs débuts prometteurs pour le ténor verdien, qui en plus de son Alfredo Germont fait ses premières apparitions dans le rôle de Fenton dans Falstaff à l'Opéra d'État de Hambourg et dans celui du Duc dans Rigoletto de Verdi à l'Opéra royal danois de Copenhague, un rôle qu'il interprétera ensuite à l'Opéra de Lausanne.


Grande voix verdienne, Luca Salsi donne un Giorgio Germont robuste, solide et profond sans parvenir cependant à lui donner la stature d'un Commandeur. La mezzo-soprano américaine Natalie Lewis chante une Annina dont l'italien est difficilement compréhensible, avec une amélioration sensible au troisième acte. Martin Snell donne un docteur Grenvil de fort belle composition.

Les choeurs et l'orchestre livrent un travail admirable. dûment ovationné par une public ravi. Le chef hongrois Henrik Nánási, qui avait dirigé la reprise de la Traviata en 2012 et qui en a l'été dernier donné une version de concert à Grenade, donne une lecture précise, fluide, vivace et très émouvante de l'oeuvre. La palme revient à Lisette Oropesa, qui domine toute la production et nous entraîne dans d'autres sphères, lumineuses et lointaines, dont les beautés sublimes transcendent le monde abyssal du sacrifice auquel son personnage est exposé. 

Distribution du 11 novembre 2025

Direction musicale Henrik Nánási
Mise en scène Günter Krämer
Scénographie Andreas Reinhardt
Costumes Carlo Diappi
Lumières Wolfgang Goebbel
Chœur  Franz Obermair

Violetta Valéry Lisette Oropesa
Flora Bervoix Meg Brilleslyper
Annina Natalie Lewis
Alfredo Germont Granite Musliu
Giorgio Germont Luca Salsi
Gaston Samuel Stopford
Baron Douphol Vitor Bispo
Marquis d'Obigny Paweł Horodyski
Docteur Grenvil Martin Snell
Giuseppe Dafydd Jones
Un serviteur de Flora Zhe Liu
Un jardinier Daniel Vening

Orchestre d'État de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière

Crédit photographique @ Geoffroy Schied

lundi 10 novembre 2025

La chatte anglaise de Hans Werner Henze par l'Opera Studio de Munich


Nouvelle production de l'Opera Studio de la Bayerische Staatsoper : Die englische Katze (La chatte anglaise) du compositeur westphalien Hans Werner Henze (1926-2012), dont on fêtera en juillet prochain le centenaire de la naissance. Son opéra, créé en 1983, se base sur une nouvelle d'Honoré de Balzac datant du début des années 1840, qu'avait illustrée le célèbre artiste Grandville. Sa nouvelle Peines de cœur d'une chatte anglaise  avait été publiée dans l'ouvrage collectif Scènes de la vie privée et publique des animaux. Le livret est signé par l'écrivain anglais Edward Bond, avec lequel Henze avait déjà collaboré avec succès sur son précédent opéra, We Come to the River. À noter que le livret fut aussitôt publié tant en anglais qu'en allemand, et ensuite en français et en italien. L'opéra fut créé en 1983 au Festival de Schwetzingen dans une mise en scène du compositeur et l'année suivante à l'Opéra-Comique de Paris. Depuis, l'opéra a été plusieurs fois joué en Allemagne, la dernière production fut celle de Hanovre en 2016. 


La parabole animalière Die englische Katze, qui paraît au départ inoffensive et amusante, se révèle en fait être une satire acerbe contre les classes possédantes et dirigeantes de la société victorienne et leur morale prude et hypocrite. L'histoire du vieux chat Lord Puff, président d'une « Société pour la protection des rats » (la SPPR) végétarienne, et de sa jeune épouse Minette, qui tombe amoureuse du chat de gouttière Tom, se termine tragiquement : Minette est noyée par les autres chats, et Tom, qui a aussitôt épousé Babette, la sœur de Minette, est poignardé dans le dos juste après hérité d'une importante somme d'argent. La société féline, insensible, hypocrite et opportuniste, s'en sort indemne.  Une œuvre qui ne peut que nous interpeller, tant la société féline de l'action n'est en fait que le miroir de notre société. 

Henze a composé une musique tout à la fois atonale et néoclassique par son évocation du 18ème siècle, réinterprétant et parodiant avec brio de nombreuses formes traditionnelles – cavatine, aria, duo, valse, cantiques, tango et ländler – et les sublimant d'une transparence souvent proche de la musique de chambre. Une oeuvre à la légèreté enjouée, dans laquelle les numéros se succèdent. Une composition atonale de haute voltige dans laquelle les notes semblent constamment trébucher les unes sur les autres, parfois avec une brutalité agressive, et qui sait à la fois ménager des moments lyriques et poétiques d'une beauté intense. Comme c'est souvent le cas dans les opéras contemporains, la partition fait la part belle aux percussions : pas moins de quatre percussionnistes, dont deux en loges de côté, jouant d'un nombre impressionnant d'instruments, tels, pour ne citer qu'eux des tiges de verre suspendues, des gongs chinois, une cymbale suspendue, un tambour africain en bois, des tambours en bois, un conga, des sistres, des cymbales à doigts, des petites cloches... qui côtoient une grande cithare, un célesta ou encore un orgue. Une chatte y perdrait ses petits, mais ce n'est pas le cas de la cheffe autrichienne Katharina Wincor qui, pour ses débuts acclamés à la Bayerische Staatsoper,  a su faire briller sans emphase les ors de cette partition complexe en les détaillant avec une précision de diamantaire. 


La metteuse en scène Christiane Lutz et le scénographe Christian André Tabakoff en sont à leur troisième production commune à l'opéra de Munich où ils ont déjà monté The Consul et Mignon. Ils ont ingénieusement utilisé l'espace relativement restreint de la scène du théâtre Cuvilliés pour y installer des décors modulaires coulissants qui évoquent le living room austère, lambrissé, au plafond à caissons de bois de Mrs Halifax, — la riche londonienne qui a décidé des épousailles de Minette avec Lord Puff, mais dont le personnage est physiquement absent de l'opéra, — la chambre de Minette, le toit de la maison avec en fond de scène le panorama de Londres avec la cathédrale Saint Paul vu des rives de la Tamise, ce toit sur lequel Minette rencontre Tom, ce toit sur lequel se déroulera ensuite le procès du couple félin adultérin.  

L'opéra de HW Henze ne comporte pas moins de quatorze interprètes, treize chats et chattes et une souris, la seule survivante de sa famille qui fut décimée par des chats voraces, et qui est devenue la mascotte de la SPPR. La sud-coréenne Seonwoo Lee est délicieuse dans le rôle de Minette, la chatte de campagne naïve qui se verra très vite déniaisée, elle jongle aisément avec les innombrables difficultés du rôle qu'elle déjoue avec virtuosité de son soprano au timbre clair et lumineux et interprète avec une sensibilité émouvante. Lord Puff est incarné par le ténor américain Michael Butler qui impressionne tant par son jeu de scène que par la plasticité de sa voix. Nouvelle recrue et non des moindres de l'Opéra Studio, le chat Tom du baryton anglais Armand Rabot brûle les planches (et la toiture) avec une présence scénique puissante et une voix de stentor, une prestation exceptionnelle. La basse anglaise Daniel Vening impressionne en Arnold par ses graves profonds et fermes et une excellente projection. La soprano arménienne Iana Aivazian joue et chante la petite souris Louise avec beaucoup de finesse. La mezzo-soprano américaine Lucy Altus livre une Babette de très belle facture.

Cet opéra fut sans doute pour beaucoup une heureuse découverte. On pourra en 2026 entendre d'autres compositions du compositeur Hans Werner Henze, et spécialement à Munich où il fonda la Biennale en 1988, un festival d'opéra qu'il avait voulu être un endroit où la jeune génération de compositeurs intéressés par le théâtre... pourraient mettre en pratique leurs idées ". Le Münchner Philarmoniker rendra notamment hommage au compositeur en interprétant en juillet prochain Sebastian im Traum, une de ses dernières oeuvres.

Distribution du 9 novembre 2025

Direction musicale Katharina Wincor
Mise en scène Christiane Lutz
Scénographie Christian André Tabakoff
Costumes Dorothée Joisten
Lumières Benedict Zehm
Dramaturgie Olaf Roth

Lord Puff Michael Butler
Arnold Daniel Vening
M. Jones / Le juge / M. Fawn Zhe Liu
Tom Armand Rabot
Pierre Samuel Stopford
M. Keen / L'avocat de la défense / Le pasteur Dafydd Jones
Minette Seonwoo Lee
Babette Lucy Altus
Louise Iana Aivazian
Mademoiselle Crisp Elene Gvritishvili
Mme Gomfit Nontobeko Bhengu
Dame Tood Jess Dandy
Monsieur Plunkett / Le Procureur Bruno Khouri
Betty, une jurée Meg Brilleslyper

Crédit photographique © Geoffroy Schied

Prochaines représentations les 25, 28 et 30 janvier 2026 au Théâtre Cuvilliés. 

vendredi 7 novembre 2025

Soirée Jean-Sébastien Bach au théâtre de la Gärtnerplatz de Munich — La Cantate du café

Photomontage de couverture du programme

 Dans le cadre de la Bachfest München 2025, le Theater-am-Gärtnerplatz a concocté une petite soirée intimiste de derrière les fagots avec en dégustation une version semi-concertante de la Cantate du Café et en apéritif deux sonates, l'une de Bach et l'autre de son élève Goldberg. Une petite heure d'un concert donné sur instruments baroques dans le beau foyer du théâtre.

Deux sonates

La Sonate en sol majeur pour violon et basse continue BWV 1021, date probablement de la période de Bach à Leipzig. La seule partition conservée fut copiée par Anna Magdalena Bach, la seconde épouse du compositeur avec des annotations de J.S. Bach. Musicienne, Madame Bach  jouait du clavecin et copiait les pièces de son mari, qu'elle souhaitait visiblement comprendre parfaitement. Dans cette sonate, c'est au violon qu'est confiée la mélodie et les autres instruments jouent la ligne de basse et les accords.

La Sonate en trio en do majeur de Johann Gottlieb Goldberg avait autrefois été attribuée à Bach (elle fut cataloguée BWV 1067), une erreur qui s'explique par le fait que le style de la composition et la maîtrise du contrepoint de l'élève de Bach ressemblent à ceux du professeur. L'adagio fusionne avec élégance les lignes harmoniques des deux violons, la fugue est d'une construction magnifique, le largo est d'une émouvante intériorité et la gigue exprime une joie intense et expansive qui rappelle les oeuvres du Cantor. Les violons très expressifs de Kumiko Yamauchi et Susanne Sonnemann sont harmonieusement soutenus par la clavecin de Mairi Grewar et par le violoncelle de Clemens Weigel. Une sonate dont les ors flamboient dans le plus pur style italien.

La Kaffekantate, une mini opérette ou un micro opéra

La Cantate du café fut composée vers 1734 sur un texte du poète leipzigois Christian Friedrich Henrici qui, sous le pseudonyme de Picander, avait publié plusieurs volumes intitulés Ernst-schertzhaffte und satyrische Gedichte ("Poèmes gravement drôles et satyriques").

Introduit par les marchands vénitiens le goût du café s'était répandu en Europe dès le milieu du 17ème siècle. À l'époque de Jean-Sébastien Bach, l'Allemagne avait sacrifié à la passion pour le café et la ville de Leipzig n'avait pas fait exception. Le Café Zimmermann de la ville accueillait le Collegium Musicum, une association de musiciens et d'étudiants universitaires fondée par Telemann en 1702 et dont J.S. Bach assuma la direction à partir de 1729, six ans après son arrivée à Leipzig. Chaque semaine, on y donnait des concerts. Amateur de café, Bach en consommait trois tasses par jour. Il composa sa cantate pour le Collegium. Elle est écrite pour soprano, ténor et basse, avec accompagnement de flûte, instruments à cordes et clavecin.

Sophia Keiler (Liesgen)

Le texte de Picander trouve son origine dans une rumeur qui s'était répandue en Allemagne : on racontait que le roi de France avait interdit l'usage du café, parce que ce poison décimait les habitants de Paris. Évoquant un conflit générationnel, Picander se moque de l'engouement extatique des jeunes bourgeois pour le noir breuvage, dont la dégustation procurait grâce et émerveillement, et de leurs aînés qui le considéraient comme une drogue satanique. La jeune Liesgen est amoureuse du café dont elle affirme que le goût est plus suave que mille baisers. Son père, Herr Schlendrian  (un nom péjoratif qui évoque la négligence ou encore un travail lourd et laborieux), cherche à préserver sa fille des dangers supposés des premières variétés de l'arabica et la menace de lui interdire le mariage. C'est ici que se termine le poème de Picander. Bach, qui révèle ici un humour et un sens de la plaisanterie raffinés,  y rajoute un récitatif et un choeur finals où l'espiègle Liesgen déclare qu'elle n'épouserait que l'homme qui signerait au préalable un contrat lui autorisant de boire tout son saoul de café.

Lukas Enoch Lemcke (M. Schlendrian), Gyula Rab (Narrateur),  Sophia Keiler (Liesgen)

Bach réussit ici un délicieux badinage d'une richesse d'inspiration des plus ingénieuses aussi bien dans  l'orchestration que dans le chant. La phalange musicale baroque des instrumentistes du Gärtnerplatztheater nous en livre une merveilleuse interprétation. La capricieuse Liesgen est accompagnée par une flûte langoureuse tandis que le père têtu se voit soutenu par une basse obstinée. La cantate a fait l'objet d'une petite mise en scène : Liesgen se fait apporter une série de tasses de café dont la taille s'accroît à chaque nouveau service ; les trois protagonistes de la cantate ont la couleur bordeaux en commun :  la robe élégante de la jeune femme est  d'un bordeaux bien chambré, la cravate du père, sur chemise rouge foncé, a des motifs bordeaux et la lavallière du narrateur se marie bien avec ce camaïeu de rouges.

Les chanteurs, tous trois exceptionnels, jouent le jeu aussi bien qu'ils le chantent. Ils rendent honneur à l'ingéniosité et à la richesse d'inspiration délicieuses de la partition. Le narrateur et bientôt fiancé est interprété par le ténor hongrois Guyla Rab qui chante sa partie de sa voix puissante et chaleureuse avec une diction et une projection parfaites. La soprano autrichienne Sophia Keiler, fraîche recrue de la troupe du théâtre qu'elle a rejoint la saison dernière, donne une jeune Liesgen ravissante, aussi passionnée qu'enjoleuse et astucieuse, à laquelle elle apporte sa voix lumineuse, crémeuse et légère comme la mousse dorée que l'on retrouve sur les meilleurs capuccinos. La basse bavaroise Lukas Enoch Lemcke endosse avec bonhomie le rôle du père débonnaire qui, malgré les profondeurs et les graves somptueux de sa voix chaleureuse et le parfait équilibre entre le souffle et la résonance, peine à résister à la détermination entêtée de sa fille et finit par se convertir à la chapelle du revigorant breuvage. Après les tasses, le trio cédera à la modernité des gobelets en carton recyclable, un dernier clin d'oeil amusé de la mise en scène. L'humour provient du texte plutôt que de la musique qui, d'une beauté toute séraphique, est comme en tension avec la trivialité de la dispute familière.

Distribution du 4 novembre 2025

Direction musicale : Eduardo Browne
Mise en scène de Daniel Vincent Huth
Dramaturgie András Borbély T.

Narrateur Gyula Rab
M. Schlendrian, le père Lukas Enoch Lemcke
Liesgen, sa fille Sophia Keiler

Violon baroque Kumiko Yamauchi , Susanne Sonnemann
Alto baroque Clara Holdenried
Violoncelle baroque Clemens Weigel
Contrebasse baroque Anton Kammermeier Flûte traversière Uta Sasgen
Clavecin Mairi Grewar

Visuels © Marie-Laure Briane

mardi 4 novembre 2025

Le Vaisseau fantôme à la Felsenreitschule par le Landestheater de Salzbourg


Le Théâtre d'État de Salzbourg propose actuellement une nouvelle production du Fliegender Holländer de Richard Wagner dans une mise en scène de son directeur Carl Philip de Maldeghem et dans le décor grandiose de la Felsenreitschule (le manège des rochers), un lieu de prédilection pour les créateurs de théâtre : l’équipe de mise en scène possède une vaste expérience de cet espace, qui offre une liberté artistique remarquable et où le directeur musical Leslie Suganandarajah a notamment dirigé des productions de Lohengrin et du Chevalier à la rose

La scénographe et costumière Stefanie Seitz a installé un immense rideau d'avant-scène blanc et rouge, des couleurs qui se retrouvent à la fois dans les drapeaux norvégiens et autrichiens. Le rideau s'ouvre sur la coque métallique et les ponts d'un navire dont le rideau d'avant-scène, manipulé par des techniciens, figurera bientôt les voiles. Les deux galeries supérieures de la Felsenreitschule, creusées dans la roche, permettront également aux marins de circuler. Le metteur en scène y fait se dérouler toute l'action. Des cordages descendent des cintres, auxquels les équipages s'agrippent pour résister aux assauts de la tempête ou pour passer d'un pont à l'autre. Rien ne semble se passer à terre. La grande coque s'ouvre dans sa partie inférieure pour faire voir une salle d'emballage où les fileuses, devenues ici employées d'une firme de distribution de colis, confectionnent des paquets en carton et les préparent pour l'expédition. La coque unique représente en fait les deux vaisseaux, à droite celui du capitaine Daland, aux voiles blanches, à gauche celui du Hollandais maudit, aux voiles rouges comme doit l'être l'enfer. Le bas de la coque reçoit des projections vidéos figurant la mer en furie ou, en gros plan, sur les beaux yeux de Senta. Carl Philip de Maldeghem réussit de belles compositions, parfois assez drôles, dans lesquelles les souffles des vents en furie emportent les marins comme des fétus de paille. Les costumes sont contemporains, ce qui n'est en soi pas anachronique dans le monde légendaire du Hollandais soumis à une éternelle malédiction. 

La fête après le retour au port

Leslie Suganandarajah et l'Orchestre du Mozarteum rendent avec bonheur les sonorités orchestrales romantiques et vibrantes de la partition du premier des opéras canoniques de Wagner, qui lui avait donné droit de cité dans la mecque bayreuthoise. Ils dépeignent avec brio la puissance fatidique de la mer et les tourments intérieurs des personnages, parfaitement évoqués par la composition dans laquelle Wagner avait su rendre les terrifiants aspects fantastiques démoniaques de la légende avec l'utilisation des roulements de timbales, du tam-tan et de l'éoliphone, et les accords de septième de dominante pour marquer les cadences. Les mélodies coulent de manière fluide et continue et les "réminiscences musicales" internes qui déterminent l'homogénéité du langage musical annoncent déjà les leitmotivs dont Wagner fera plus tard sa marque de fabrique.  La direction d'orchestre, qui aurait pu être davantage serrée et plus dynamique, nous a également semblé trop contemplative et avoir quelque peu manqué d'énergie. Curieusement la production a décidé de ménager un entracte entre les deuxième et troisième actes, ce qui a pour fâcheux effet de créer une solution de continuité bien dommageable à la tension dramatique. 

Magdalena Hinterdobler (Senta) et Derek Welton (Hollandais)

Si tous les chanteurs disposent de voix puissantes, ce sont surtout Magdalena Hinterdobler en Senta et Derek Welton en Hollandais qui constituent les fleurons musicaux de la soirée. Membre de la troupe de l'opéra de Francfort depuis la saison dernière, la soprano bavaroise Magdalena Hinterdobler, qui vient d'être acclamée pour ses débuts en Ellen Orford dans Peter Grimes, compose une magnifique Senta avec une présence dramatique intense et des aigus aussi décoiffants que les vents tempétueux qui battent la côte norvégienne. Le baryton-basse wagnérien Derek Welton (qui fut Klingsor et Amfortas à Bayreuth) compose un Hollandais d'une puissante virilité, extrêmement séduisant et d'une grande humanité, au point qu'on peine à comprendre sa volte-face finale. L'autrichien Martin Summer, qui avait remporté un beau succès en baron Ochs dans cette même salle, fait des débuts réussis en capitaine Daland. Le ténor britannique Luke Sinclair prête son timbre mélodieux à Éric, l'amoureux éconduit. Doté d'une voix claire et lumineuse, le jeune ténor russe Ilia Skvirskii donne un timonier très séduisant. La mezzo-soprano écossaise Katie Coventry, qui fait partie de la troupe salzbourgeoise, donne une Mary convaincante. Les importants chœur et chœur supplémentaire du Théâtre d'État, auxquels viennent s'adjoindre des membres du Chœur Philharmonia, animent spectaculairement l'action de l'opéra.

On passe dans l'ensemble une excellente soirée à savourer les harmonies complexes et la profonde expressivité du Fliegende Holländer dans le splendide écrin naturel de la Felsenreitschule. 

Distribution du 2 novembre 2023

Direction orchestrale 
Mise en scène Carl Philip de Maldeghem
Scénographie et costumes Stefanie Seitz
Holländer Derek Welton 
Daland Martin Summer
Senta Magdalena Hinterdobler
Éric Luke Sinclair
Marie Katie Coventry
Timonier  Ilia Skvirskii
 
Orchestre Mozarteum de Salzbourg
Chœur et chœur supplémentaire du Théâtre d'État de Salzbourg, membres du Chœur Philharmonique de Vienne

Crédit photographique © SLT / Tobias Witzgall

samedi 1 novembre 2025

Albert Wolff à Bayreuth — La légende des Niebelungen et une apostrophe à Wagner

À quelques jours de la première, le chroniqueur Albert Wolff, que le Figaro a envoyé à Bayreuth pour y couvrir le premier Ring, rappelle dans sa Gazette les sources mythologiques qui ont inspiré Wagner. À son habitude, il en profite pour porter des coups d'estoc contre l'homme Wagner.

La saga des Nibelungen dans les chromos Palmin. 
(vers 1910, série Palmin 93) (1)

Le Figaro du 11 août 1876

GAZETTE D'UN PARISIEN

    L'échéance fatale approche ; à mesure que je m'avance vers le festival de Bayreuth, je deviens inquiet. Voici cinq ou six jours que je me promène avec les livrets de M. Wagner et toutes les brochures explicatives, enfin avec toute une littérature spéciale qu'un de mes amis a spirituellement appelée Le Guide de l'étranger dans la musique de l'avenir.
    Aujourd'hui je voudrais bien, sans ennuyer le lecteur, si cela se peut, vous dire rapidement quelques mots sur l'épopée où M. Wagner a puisé les livrets de ses opéras. Mais auparavant, il est, je crois, utile d'expliquer pourquoi l'homme dit de l'avenir a fait reconstruire le théâtre de Bayreuth ? C'est lui même qui l'explique dans l'avant-propos du volume qui contient les quatre poèmes dont la lecture, en ce qui concerne les vers, vous procure une de ces jouissances que je ne saurais comparer qu'au plaisir qu'éprouve un gourmet lorsqu'un restaurateur lui sert une double semelle, sauce madère.

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    Ce que veut M. Wagner, le voici à peu près.
   L'homme de l'avenir confesse, avec cette outrecuidance qui lui est propre, qu'aucune scène ne peut représenter son œuvre. Il ne veut pas de ce public qui, après le labeur du jour, va au théâtre pour se distraire, de ce public imbécile de tous les peuples qui va tout bonnement entendre Guillaume Tell ou les Huguenots ; il lui faut un public à part qu'il puisse entraîner dans une ville de province et à ce point détaché de l'humanité, qu'après avoir médité toute la journée sur le plaisir du soir, il vienne au théâtre, sévère et recueilli comme on entre dans une église. Les premiers accords de l'orchestre mystique (c'est l'expression de M. Wagner), doivent envelopper l'esprit de l'auditoire, l'arracher à la vie terrestre et le transporter dans les régions pures de l'idéal. C'est pour ce motif que M. Wagner a ressuscité la vieille scène de Bayreuth avec l'argent des princes, et, grâce, dit-il, à une association d'hommes et de femmes aimant les arts, et possédant une fortune suffisante pour lui fournir les moyens d'une première représentation modèle sur un théâtre modèle. M. Wagner engage les princes à ne plus subventionner les théâtres immondes qui jouent ce que l'humble mortel appelle « l'Opéra » et à réserver leurs fonds pour soutenir le théâtre modèle qui, lui, ne représentera que le «  drame lyrique », créé par M. Wagner.

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    Voilà qui est net et clair ! À la hotte l'oeuvre de Rossini ! À la hotte l'œuvre de Meyerbeer ! À la hotte les opéras de tous les temps et de tous les peuples. Voici le chiffonnier qui passe. D'un coup sûr il arrache les vieilles affiches et les lance par-dessus sa tête dans la hotte de l'avenir. À la hotte le Prophète! À la hotte Faust ! A la hotte la Muette ! Ils y gisent tous, pêle-mêle, les anciens et les modernes, comme des grenouilles dans une mare !
    Et quand je pense que Mozart, mort si jeune, a composé son immortel Don Juan sans écrire la moindre brochure explicative ni avant, ni pendant, ni après ; qu'il lui a suffi d'ouvrir les écluses de son génie pour inonder le monde de ces admirables inspirations, faites d'émotion et de bonne humeur ; que, tout bêtement, l'œuvre une fois terminée, il l'a livrée, non à un public spécial mais, à cette foule de tous les pays, qui, dans son ensemble, constitue l'humanité. Quand je songe à tout cela, l'homme de l'avenir qui est un halluciné disparaît dans une trappe et l'homme du passé qui fut tout simplement un génie s'élève rayonnant de gloire sur le pic le plus escarpé de l'art vrai, de cet art qui vient du cœur et va droit à l'âme.

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    Maintenant un mot des Nibelungen. 
  Le poème du moyen âge qui a inspiré M. Wagner, est le résultat d'un grand nombre de légendes distinctes qui, confondues en une seule épopée, forment dans leur ensemble un livre admirable. C'est l'histoire des passions humaines se déchirant entre elles la soif de l'or, l'amour, la haine, la vengeance, traversent cette épopée avec leur cortège, laissant sur leur passage une mer de, sang. La princesse Kriemhilde, sœur du roi Gunther, résidant à Worms, en est l'implacable héroïne. Un fils du roi, Siegfried, venu à Worms pour voir la princesse, arrive juste au moment où les Danois et les Saxons ont déclaré la guerre au frère de Kriemhilde. C'est ce Siegfried de la légende qui a conquis l'immense trésor que les Nibelungen, dans leur fuite, ont enfoui dans le Rhin; il a pris au nain redoutable, Alberich, le casque qui rend invincible le chevalier qui le porte; c'est lui encore qui a tué un monstre et s'est baigné dans son sang, qui met à l'abri du glaive et du javelot, il demande la main de la princesse.
    Hagen, le fidèle serviteur du roi, connaît seul les hauts faits du héros aimé. Le roi, qui est veuf, met une condition à l'union des amants : Siegfried combattra la terrible reine Kriemhilde du Nord, que nul n'a pu vaincre en combat singulier. Le prince part, désarme l'amazone et la force à le suivre à Worms, pour se rendre au roi. Kriemhilde ne connaît pas son véritable vainqueur, rendu invisible par le fameux casque du nain Alberich. Après les fêtes des épousailles, Siegfried part avec sa femme aimée pour son royaume sur les confins de la Hollande.
    Dix années se sont écoulées. Le roi Siegfried et la reine Kriemhilde viennent rendre visite au roi Gunther et à la reine Brunhielde ; la querelle éclate entre les deux princesses. Kriemhilde, dans un accès de colère, déclare à son ennemie que ce n'est point le roi Gunther, mais bien son époux adoré, le beau et vaillant Siegfried qui l'a vaincue, et pour preuve, elle lui montre l'anneau et la ceinture qu'elle a perdus dans le combat. Dès ce moment, la mort de Siegfried est décidée. Brunhielde charge de cette vengeance Hagen, le fidèle serviteur de son roi. La douce Kriemhilde, tremblant pour son époux, prie ce même Hagen de veiller sur son Siegfried. Le sang du monstre le rend invulnérable, mais il a entre les deux épaules, une place que le sang du dragon n'a pas mise à l'abri de l'arme. Entre les deux reines, Hagen n'hésite pas. Fidèle serviteur de sa souveraine, il tue Siegfried pendant la chasse.
    Depuis la mort de Siegfried, la douce Kriemhilde est devenue une panthère ; elle ne songe plus qu'à venger son époux assassiné. Une occasion se présente. Le roi des Huns, Etzel, envoie un ambassadeur chargé de demander pour lui la main de Kriemhilde. Elle consent à la condition que ce roi puissant devienne son vengeur. Pendant sept ans, elle médite son plan. La naissance d'un fils lui fournit l'occasion tant désirée. Le roi des Huns invite le frère de Kriemhilde à venir le voir. Gunther part avec son fidèle Hagen, accompagné de mille chevaliers et de 9.000 valets ; ils arrivent dans le pays des Huns. À la vue de Hagen, l'assassin de Siegfried, la reine appelle les Huns au combat contre ses compatriotes et ses hôtes. C'est ici que se place le récit épique des combats. Ce n'est de part et d'autre qu'un massacre sans trêve ni merci. Il y a un passage de l'épopée terrible entre tous. Le roi Gunther, Hagen et une poignée de leurs gens se sont barricadés dans une maison à laquelle Kriemhilde fait mettre le feu ; ils se défendent contre les flammes avec leurs boucliers en acier, et comme ils sont menacés de mourir de soif dans le brasier où ils sont enfermés, ils boivent le sang des blessés.
    Le roi Gunther et Hagen faits prisonniers sont conduits devant la reine. Ce sont les seuls qui aient survécu au combat. Kriemhilde saisit un glaive et de sa propre main elle tue Hagen d'abord, son frère ensuite. Siegfried est vengé mais à son tour la reine tombe frappée par un de ses serviteurs indigné de l'assassinat des deux autres.
   De tous ces combattants, le roi des Huns survit seul. L'épopée ne dit pas si le veuf est resté inconsolable jusqu'à la fin de ses jours.

    Par le rapide résumé qui précède, le lecteur jugera sans doute que ce n'est pas précisément le Postillon de Longjumeau que M. Wagner a coupé en quatre morceaux pour les représentations de Bayreuth. Ils se contenteront, je l'espère, de cet aperçu général du poème épique qui, avec une grandeur digne de l'antiquité, dépeint les passions, les vertus et les bassesses humaines.
    M. Wagner ne s'est pas contenté de mettre au théâtre les héros de cette partie purement humaine de l'épopée qui a delà fourni tant de tragédies au théâtre allemand. Il est remonté aux premières traditions de la légende dans laquelle les dieux du Nord jouent un rôle important. Sous la plume de M. Wagner, le poème héroïque est devenu une sorte de féerie dans laquelle il est assez difficile de se débrouiller.

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    Voilà le spectacle curieux qui m'attend à Bayreuth, sans compter que le théâtre est bâti d'après un plan de M. Wagner, avec un orchestre invisible et un luxe de décors et de flammes de Bengale dont on nous promet monts et merveilles.
    Mais avant d'entrer dans la ville, je voudrais bien dire un mot personnel à M. Wagner.
    Oui, monsieur Wagner, Paris qui a fait un bon accueil à Rienzi, a été moins tendre pour le Tannhäuser. Cette légende, si chère au peuple allemand, n'eux pas le don de séduire le public de l'Opéra. Mais de cette tempête le Conservatoire et les concerts populaires ont sauvé les épaves. On vous a souvent applaudi à outrance, très souvent, et dans ces derniers temps, on vous a parfois sifflé. Dire que dans votre œuvre on ait sifflé toute la nation, c'est une prétention que vous ne sauriez avoir, quelle que soit votre vanité! Ces sifflets étaient la réponse à une brochure nauséabonde dont vous avez essayé d'accabler Paris qu'on pouvait croire à l'agonie !
    Depuis les terribles événements de 1870, monsieur Wagner, je me suis tenu à l'écart des discussions ardentes. Le rôle d'un honnête homme comme moi, n'était pas de prendre part à la querelle entre deux pays, dont l'un fut mon berceau et dont l'autre m'a tendu une main hospitalière quand, inconnu et pauvre, je suis venu lui demander du travail et un tout petit peu de cette renommée qu'il prodigue. L'estime de mes lecteurs a été la récompense de ce silence obstiné. Paris, Monsieur, comprend à demi mot les choses de la délicatesse et les subtilités de l'honneur.
    Mais aujourd'hui, Monsieur, que je me trouve sur la terre allemande, en face de vous, je tiens à vous dire dans le blanc des yeux que votre pamphlet contre Paris [Une Capitulation] a été une vengeance plate et odieuse. Les cendres de Henri Heine, l'immortel poète, et de Louis Boerne, le grand satirique, en ont dû tressaillir de honte et de colère sous la terre parisienne où elles reposent.
    Paris, Monsieur, n'a pas toujours été cette cité expirante, à laquelle il vous a plu de donner le coup de pied de l'avenir. La grande ville fut, dans un temps dont il convient de se souvenir, le pays hospitalier où les plus grands esprits de l'Allemagne, chassés de leur patrie ingrate par la police, sont venus se réfugier contre une persécution abominable poursuivant ceux qui aimaient la liberté, si chère à tous les penseurs. Je crois même, monsieur Wagner, que vous étiez du nombre, alors que simple barricadier de Dresde, vous avez demandé à Paris un abri contre la peine de mort dont vous étiez menacé sur le sol natal !
    Regardez maintenant ce Paris que vous avez insulté. Le voici debout avec son admirable intelligence et son magnifique instinct d'artiste sans se préoccuper de votre indigne pamphlet, il veut savoir si vous êtes vraiment le grand musicien, qu'on a dit appelé à bouleverser un art démodé. Les artistes et les journalistes parisiens arrivent en nombre à Bayreuth, non pour vous siffler mais pour vous écouter. Dites maintenant, Monsieur, si Paris ne fait que danser le cancan à Mabille ? Et maintenant, à nous deux, monsieur l'artiste ne parlons plus du misérable pamphlétaire qui a commis une méchante action un jour que son intelligence était absente. Paris a, comme on dit, les reins si solides, qu'il peut, avec une dédaigneuse hauteur, oublier qu'en un jour de démence, un musicien d'un grand talent, s'est déguisé en hercule de la foire pour essayer de tomber les tours de Notre-Dame.

Albert Wolff.

(1) 1. Siegfried chez Mime 2. Le combat de Siegfried contre le dragon 3. Comment Siegfried fut trompé 4. Siegfried tue Mime 5. Siegfried s'empare du trésor des Nibelungen 6. L'entrée de Siegfried à Worms
La firme Palmin a publié trois séries, de 6 chromos chacune, consacrées à la saga des Nibelungen.