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lundi 18 août 2025

Giulio Cesare in Egitto au Festival de Salzbourg. Les débuts baroques de Dmitri Chernakiov.

Andrey Zhilikhovsky (Achilla), Christophe Dumaux (Giulio Cesare),
Yuriy Mynenko (Tolomeo), Olga Kulchynska (Cleopatra)

Après avoir travaillé de concert pour la production de deux opéras de Gluck, Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Tauride à Aix-en-Provence en 2024, Dmitri Tcherniakov et la cheffe d'orchestre Emmanuelle Haïm ont à nouveau coopéré pour leur première production commune au Festival de Salzbourg. En 25 ans de carrière, le metteur en scène n'avait jamais abordé un opéra baroque. Le défi était donc d'importance.

Dmitri Tcherniakov a d'emblée déshistorisé et délocalisé l'opéra de Haendel pour le faire se dérouler dans un réseau d'abris souterrains, un huis clos où les personnages sont enfermés lors d'une guerre non définie. Il place l'accent sur la psychologie complexe des personnages, et particulièrement celle du protagoniste, comme il l'a expliqué dans un entretien avec Tatiana Werestchagina reproduit dans le programme :

" Ce qui est intéressant, c'est que nous avons affaire à un personnage complexe. Il est multiple, comme nous tous. Il est à la fois fort et lâche, héroïque et méprisable. Nous voyons la nature humaine lutter pour sa survie dans une situation extrême de combat constant et de danger perpétuel, et comment elle réagit. Cette observation est la plus précieuse. Nous ne divisons pas nos personnages en méchants et en âmes nobles. Personne n'est une simple représentation de la « bonté ». Après tout, chacun est capable de tout ; chacun peut franchir les limites à tout moment. Et pourtant, chacun peut aussi mériter une profonde compassion. "

Olga Kulchynska (Cleopatra)

La guerre qui sévit en surface est répercutée dans le bunker par des sirènes d'alerte tonitruantes ou par la diffusion d'avis lumineux défilants qui interdisent toute sortie. De l'abri souterrain tout en béton armé on voit trois pièces éclairées aux néons. Celle de gauche est surtout occupée par César, celle de droite davantage par Cléopâtre. Des grillages, des échelons de fer rivés dans le mur pour permettre une éventuelle évacuation, des matelas à même le sol, des boîtes de conserve. En début d'opéra, ce n'est pas la tête décapitée de Pompée qui est offerte à César par le sbire de Ptolémée, mais c'est tout son cadavre qui est trainé sur scène.  L'enfermement quasi carcéral des personnages exacerbe les passions. Dmitri Tcherniakov a une vision très négative de la nature humaine qui ne peut s'accommoder du "lieto fine", de la fin heureuse de l'opéra. Aussi la dernière scène se conclut sur la vision de personnages éprouvés par la guerre et désespérés. L'opéra de Haendel a exigé son tribut de cadavres et les survivants du drame ne paraissent pas mieux lotis. Tcherniakov voit la nature humaine comme profondément conflictuelle, sans espoir de salut. Des conflits irréconciliables dominent la dramaturgie de Giulio Cesare – une lutte constante où chacun est exposé à des menaces existentielles dans des situations inattendues. La mise en scène souligne avec un réalisme brutal ce que chaque personnage a de choquant.

Pourtant Dmitri Tcherniakov a su dégager un espace pour le rêve, à la scène 2 de l'acte II. Il fait apparaître un orchestre au-dessus du bunker, qui joue une symphonie, une image poético-romantique qui contraste avec le reste de l'opéra. César entend dans les sphères célestes un son harmonieux qui le ravit ("Cieli, e qual delle sfere scende armonico suon, che mi rapisce?").  Le livret mentionne la vision du Parnasse où trône la Vertu, assistée des neuf Muses. Un moment de charme extatique, comme une oasis musicale, que l'humaine nature aura tôt fait d'occulter. Le Cesare de Tcherniakov " sombre dans une mélancolie prolongée, sentant que tout ce sur quoi il a construit sa vie, toutes ses valeurs, ont perdu leur sens. Il est peut-être le seul à ce stade de l'histoire à en être conscient. Il se sent comme un rien, un corps sans défense, perdu, vulnérable, en manque de soutien. "

Christophe Dumaux (Giulio Cesare), Federico Fiorio (Sesto), 
Lucile Richardot (Cornelia), Andrey Zhilikhovsky (Achilla)

Emmanuelle Haïm, qui a déjà dirigé Giulio Cesare in Egitto à diverses occasions (à Chicago en 2007, à Garnier en 2011), apporte à la production toute son expertise haendelienne et s'applique à mettre en exergue la conduite dramatique de la composition dont la musique met en évidence et individualise la trajectoire affective et émotionnelle de chacun des personnages. De son clavecin, elle invite le Concert d'Astrée à rendre la veine lyrique, l'expressivité et les contrastes dramatiques de l'opéra de Haendel. Christophe Dumaux apporte sa connaissance de cet opéra qu'il a souvent abordé dans le rôle de Tolomeo pour lequel il est sollicité dans le monde entier. Il offre un Giulio Cesare vocalement accompli, souple et agile, semblant se jouer des difficultés d'un rôle dont il définit parfaitement le rythme et la cadence. Il campe son personnage avec prestance et autorité et, comme le veut le metteur en scène, l'entraine dans les dérives du désespoir. L'ukrainienne Olga Kulchynska fait des débuts glorieux à Salzbourg dans le rôle de Cleopatra, à laquelle elle confère l'irradiation lumineuse et les couleurs irisées de son soprano chaleureux. Déguisée en Lidia, une suivante de Cléopâtre elle est affublée d'une longue perruque rose qui conviendrait à un quelconque lupanar, elle apparaît par la suite au naturel et donnera un "Piangerò la sorte mia" époustouflant. La mezzo-soprano française Lucile Richardot habille de mâles vertus le personnage de Cornelia avec les profondeurs de sa voix puissamment dramatique, dotée de sombres couleurs, qui exprime remarquablement les affres de la maltraitance la plus infâmante. Federico Fiorio, qui a beaucoup pratiqué le rôle de Sesto la saison dernière dans le Nord de l'Italie, en donne une interprétation très juvénile de sa voix de sopraniste, un Sesto effondré par l'assassinat ignominieux de son père, un jeune homme agité de tremblements nerveux et qui peine à se maîtriser. Le contre-ténor ukrainien Yuriy Mynenko campe un Tolomeo au comble de l'ignominie, en long pardessus brun, les cheveux avec une longue frange latérale, à la démesure du personnage. Le baryton moldave Andrey Zhilikovsky fait des débuts salzbourgeois remarqués dans le rôle d'Achilla, qu'il  interprète également pour la première fois avec les nuances très sombres d'une voix bien projetée. Troisième contre-ténor, l'Américain Jake Ingbar chante Nireno, eunuque et confident de Cléopâtre. Le jeune chanteur Roberto Raso réussit un excellent Curio.

Le spectacle a reçu des applaudissements nourris qui se sont vite mués en standing ovation.

Production et distribution du 17 août 2025

Emmanuelle Haïm Direction musicale et clavecin 
Dmitri Tcherniakov Mise en scène et scénographie 
Costumes d'Elena Zaytseva 
Lumièresde Gleb Filshtinsky 
Chorégraphie du combat d'Arthur Braun 
Tatiana Verestchagina Dramaturgie 

Christophe Dumaux Giulio Cesare 
Olga Kulchynska Cleopatra 
Lucile Richardot Cornelia 
Federico Fiorio Sesto 
Yuri Mynenko Tolomeo 
Andreï Jilikhovsky Achilla 
Jake Ingbar Nireno 
Robert Raso Curio 

Chœur Bach de Salzbourg 
Répétition de la chorale de Michael Schneider 
Le Concert d'Astrée 

samedi 16 août 2025

Hotel Metamorphosis, un pasticcio contemporain sur des textes d'Ovide et des musiques de Vivaldi au Festival de Salzbourg

Léa Desandre (Echo), Nadezhda Karyazina (Juno)

Cecilia Bartoli préside aux destinées du Festival de Pentecôte à Salzbourg depuis 2012, un poste prestigieux qui a été récemment prolongé jusqu'en 2031. L'édition de cette année a vu son origine dans une discussion avec Barrie Kosky, au cours de laquelle le metteur en scène, à la recherche de nouveaux défis, lui a proposé de créer un pasticcio pour le 21ème siècle au départ de musiques de Vivaldi. Un pasticcio est une forme d'œuvre lyrique composite en usage dans la musique italienne de la période baroque : la pratique consiste pour le compositeur à assembler, sur un livret unique, des airs provenant d'opéras différents dont il peut, ou non, être l'auteur. Les pasticcios étaient un moyen commode de composer une œuvre « nouvelle » de façon rapide, en utilisant de préférence des airs ayant connu un grand succès. Antonio Vivaldi avait pratiqué le genre pour réaliser ces collages musicaux pour plusieurs de ses opéras, notamment pour des productions de carnaval où la rapidité de création était de mise. Ainsi en 1735 de Tamerlano (appelé aussi Il Bajazet).

Barrie Kosky qui a mis en scène de nombreuses comédies musicales et des opéras bien plus nombreux encore, a voulu créer  une comédie musicale à partir de textes extraits des Métamorphoses d'Ovide et de musiques baroques. Le metteur en scène australien s'était déjà intéressé à cette oeuvre majeure de l'Antiquité il y a près de 20 ans : en 2006, il mettait en scène un spectacle ovidien au théâtre de Sidney, The Lost Echo, pour lequel il avait sélectionné 12 métamorphoses en compagnie de Tom Wright, auteur et dramaturge du livret. Alors comme aujourd'hui un personnage des Métamorphoses faisait office de narrateur : Tiresias menait le bal en 2006, Orphée en 2025. Pour sa production australienne, Barrie Kosky avait déjà retenu les histoires de Myrrha, de Narcisse et Écho, d'Orphée et Eurydice, qu'on retrouve sur la scène salzbourgeoise.

Lea Desandre (Echo), Angela Winkler (Orpheus), Il Canto di Orfeo, danseurs
Barrie Kosky, qui avait en 2021 au Festival d'Aix-en-Provence fait de Falstaff un épicurien amateur de fine cuisine, compare le processus créatif à l'art culinaire : " Les Métamorphoses d'Ovide ont été le livre de recettes de la Renaissance. Cette oeuvre a influencé l'ensemble du paysage littéraire, les arts visuels et la musique des 16ème et 17ème siècles. À ce titre Ovide et Vivaldi sont indissociables. " Il est vrai que le terme pasticcio désigne aussi un plat de pâtes gratiné,  mais pas autant que certains des personnages, une fille qui veut coucher avec son père, un sculpteur qui tombe amoureux d'une statue, un homme amoureux de son reflet. 

Le titre du spectacle, Hotel Metamorphosis, en définit le programme, conçu par Barrie Kosky et l'auteur et  dramaturge Olaf A. Schmitt. Orphée est en deuil, il a perdu Eurydice, il se trouve dans une chambre d'hôtel et se met à rêver à des histoires d'humains et de dieux, de transformations et de nature. Le rôle d'Orphée a été confié à l'actrice Angela Winkler, une grande dame du théâtre et du cinéma qui s'est notamment fait connaître à l'international grâce à deux films : L'honneur perdu de Katharina Blum (1975) et Le tambour (1979). Dans le rôle d'Orphée, sublime narratrice, elle raconte les rêves de son personnage et  nous invite à un parcours mythologique initiatique qui nous entraine à la découverte des histoires de Pygmalion, de Myrrha, d'Arachné, de Narcisse et d'Eurydice dans le monde souterrain. Le nouveau pasticcio a pour ambition de créer un dialogue entre la musique, le chant et le récit. Cette soirée mythologique est aussi linguistique : Orphée parle allemand, les interprètes chantent en italien et les surtitres sont en allemand et en anglais, une jonglerie qui ne devrait pas constituer un obstacle pour les festivaliers.

Nadezhda Karyazina (Minerve), Cecilia Bartoli (Arachné)

La chambre d'hôtel est luxueuse, anonyme et impersonnelle. Seul le grand tableau qui surplombe le lit king size change au cours des séquences : il représente les personnages mythiques dont Angela Winkler commente l'histoire. D'étranges phénomènes s'y produisent : la porte s'ouvre et se ferme toute seule, le lit engloutit des personnages qui y disparaissent, les murs de la chambre se parent des vidéos de rocafilm, qui ici développent  le thème du tableau, là modélisent le processus de transformation, plus avant emplissent l'espace de vagues de couleurs. Barrie Kosky a transformé Arachné en une artiste visuelle informatique, pour laquelle rocafilm a créé des vidéos fascinantes. À la fin de la seconde partie, c'est toute la chambre d'hôtel qui remonte vers les cintres, laissant apparaître le monde souterrain où se lamente Eurydice. Des danseurs armés de haches figurent les Ménades qui dans leur fureur ont décapité Orphée. Sa tête est déposée à l'avant de la scène. Orphée, qui avait vainement tenté d'arracher Eurydice aux Enfers, peut à présent la retrouver  dans un au-delà ténébreux. 

Le choix des musiques est déterminant. Gianluca Capuano en a commenté les objectifs :

" La production salzbourgeoise d'Hôtel Métamorphosis vise à contribuer au renouveau et à la réévaluation de l'œuvre lyrique de Vivaldi. C'est dans ses opéras que le noyau rhétorique de son style compositionnel prend toute sa force. C'est ici que l'on découvre l'instinct théâtral extrêmement raffiné du compositeur, un instinct que l'on retrouve également dans ses œuvres instrumentales, bien que ces compositions soient naturellement dépourvues de paroles. Mais comment comprendre les éléments stylistiques des concertos de Vivaldi, sans parler de son choix rythmique et métrique, et même de l'interaction entre les différentes tonalités, si l'on ne prend pas comme point de départ le vaste vocabulaire musical que Vivaldi a composé pour des textes, à savoir le vocabulaire musical de ses opéras ? "

La composition du  pasticcio permet d'offrir au public une vision globale des innombrables facettes du style des opéras de Vivaldi et de dresser une sorte de catalogue des éléments qui composent la rhétorique musicale du compositeur.  Le choix musical constitue un parcours de découverte de l'art du prêtre roux :  expérimentations harmoniques audacieuses, formes contrapuntiques sophistiquées, sonorités inhabituelles et, surtout, la maîtrise de la représentation des passions humaines :  

" Outre l'imitation omniprésente de la nature, que l'on retrouve, par exemple, dans les airs avec flûte ou chalumeau, nous inclurons également des airs avec divers instruments solistes tels que le basson, la mandoline, le salterio et la viole d'amour, ainsi que de délicieux chœurs, comme une reprise par Michel Corrette des thèmes du Printemps des Quatre Saisons. On entendra des airs de rage (« Armatae face et anguibus » de Juditha triomphans et « Se lento ancora il fulmine » d’Argippo), des airs de bravoure exprimant une grande agitation (« Agitata da due venti » de La Griselda et « Gemo in un punto e fremo » de L’Olimpiade), des airs imitant le son stéréophonique (« Nel profondo cieco mondo » de l'Orlando furioso et les airs qui jouent avec effets d'écho), des airs de sommeil (« Sonno, se pur sei sonno » de Tito Manlio) et enfin le déchirant « Gelido in ogni vena » d'Il Farnace, un air qui semble tout à fait moderne dans son style. "

Arachne (Cecilia Bartoli)

Ce sont quatre heures de captivantes (re)découvertes. Gianluca Capuano, expert de la musique ancienne, dirige avec passion les Musiciens du Prince — Monaco et  Il Canto di Orfeo, l'ensemble instrumental et vocal spécialisé dans la musique baroque qu'il a fondé. Cinq interprètes, tous excellents, prêtent leurs voix et leurs talents d'acteurs aux personnages des Métamorphoses. Cecilia Bartoli brille de mille feux en Eurydice et Arachné, elle est souveraine par son expressivité et l'authenticité des affects, par sa science infinie des nuances, par l'intimité de son chant, par ses modulations qui touchent l'âme.  C'est un immense privilège de pouvoir l'écouter et une délectation de tous les instants, et cela dès le prologue, alors qu'en Eurydice elle chante accompagnée à la flûte traversière le "Sol da te, mio dolce amore" de l'Orlando furioso. Léa Desandre incarne la Statue de Pygmalion, elle campe la nymphe Echo en exécutant un extraordinaire numéro de rires hystériques et de gloussements excités typiques de la puberté, une manière pour cette jeune créature en mal d'amour de tenter d'attirer l'attention de Narcisse, Elle est également l'interprète de Myrrha, cette autre adolescente qui tente en vain de séduire son propre père avant de parvenir à se glisser dans sa couche à la faveur de l'obscurité. La mezzo-soprano russo-suisse Nadejda Karyazina, lauréate du Prix Herbert von Karajan 2025, a fait des débuts salzbourgeois décoiffants lors du Festival de Pâques de cette année dans le rôle de Marfa dans La Khovanchtchina de Moussorgski. Sa voix puissante, chaleureuse et profonde, son port altier et une présence scénique impressionnante lui permettent de jouer sans problème les divinités vengeresses, elle est Minerve et Junon. Le duel entre Arachne et Minerve se livre avec les armes du chant, deux arias de furore opposent  Arachne avec  Armatae face et anguibus" extrait de Juditha triumphans, magistralement interprété par Cecilia Bartoli, et  Minerve avec " Se lento ancora il fulmine "d' Argippo donné par la talentueuse mezzo-soprano russo-suisse. Enfin Philippe Jaroussky s'avance en terrain connu dans la musique de Vivaldi, il interprète un Pygmalion vieillissant, maladroit et touchant dans son amour captif pour sa sculpture, et se montre encore plus convaincant en Narcisse : il livre une véritable page d'anthologie avec son  « Gemo in un punto e fremo » de L'Olimpiade. 

Ce pasticcio, dans l'esprit de l'opéra baroque, ne pouvait se passer de ballet, et le spectacle en est ponctué. Douze merveilleux danseurs et danseuses habillés de longues robes noires à bustier, tout sexes confondu, dansent devant une grande toile d'araignée à la fin de la séquence d'Arachne. En fin de spectacle ils figurent les bûcherons ou circulent comme de grands oiseaux noirs à têtes squelettiques. Les séquences dansées étaient les très bienvenues et en harmonie avec les lignes esthétiques du spectacle.

Le spectacle a reçu une immense ovation, à l'aune de ses qualités.

Production et distribution du 15 août 2025

Hotel Metamorphosis, pasticcio en deux actes sur des musiques d'Antonio Vivaldi
Textes d'Ovide traduits par Hermann Heiser. Version de Barrie Kosky et Olaf A. Schmitt.

Gianluca Capuano Directeur musical
Barrie Kosky Direction et concept
Chorégraphie d'Otto Pichler
Scène Michael Levine
Costumes de Klaus Bruns
Franck Evin Licht
Vidéo rocafilm
Olaf A. Schmitt Concept et dramaturgie

Cécilia Bartoli Eurydice / Arachné
Léa Desandre Statue / Myrrha / Écho
Nadezhda Karyazina Minerva / Nourrice / Juno
Philippe Jaroussky Pygmalion / Narcisse
Angela Winkler Orphée

Danseurs : Rachele Chinellato , Jia Bao Beate Chui , Martje de Mol , Fanny De-Ponti , Matt Emig , Claudia Greco , Alessio Marchini , Prince Mihai , Rouven Pabst , Teresa Royo , Felix Schnabel , Rens Stigter 
Il Canto d'Orfeo
Solistes Jiayu Jin , Laura Andreini , Stefano Gambarino solistes
Répétiteur de la chorale Jacopo Facchini
Les Musiciens du Prince — Monaco

Crédit photographique © Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

mercredi 13 août 2025

Ifigenia in Aulide d'Antonio Caldara aux Semaines festives de musique ancienne d'Innsbruck

Clitennestra (Shakèd Bar) et Ifigenia (Marie Lys)

Un hommage à Charles VI de Habsbourg

Avant que l'opéra ne commence, le rideau s'entrouvre et la soprano Marie Lys entonne un chant de louange à la gloire de Charles VI de Habsbourg, cet archiduc d'Autriche devenu en 1711 empereur du Saint-Empire. L'aria thuriféraire, dénommée "Licenza", concluait le livret original. Elle trouve tout aussi bien son point d'ancrage en début de spectacle. Charles VI appartenait à une lignée d'empereurs germaniques de l'époque baroque qui non seulement nourrissaient un enthousiasme particulier pour la musique, mais l'utilisaient aussi comme un instrument de suprématie culturelle et territoriale en Europe, allant même parfois jusqu'à en prendre lui-même la baguette.

En 1718, Antonio Caldara, vice-maître de chapelle de la musique de la cour impériale de Vienne,  compose la partition d'Ifigenia in Aulide, un opéra qui fut ensuite joué sur la scène du Leopoldinisches Hoftheater (le Théâtre de Cour Léopold I), construit par Francesco Galli Bibiena, Cet opéra, sur un livret d'Apostolo Zeno,  poète officiel de l'empereur, était la septième œuvre musicale et théâtrale composée par Antonio Caldara expressément pour la cour impériale.

Le programme du festival pare la partition de Caldara de mille vertus : " En suivant l'intrigue à travers le destin de la princesse mycénienne Ifigenia, façonné par l'arbitraire divin, le style de Caldara émerge d'une manière à la fois magnifique et éclairante sur le plan psychologique. Ce sont peut-être ces qualités qui ont fait de lui le compositeur préféré de son employeur, Charles VI. Dans son œuvre, la virtuosité et l'expressivité de l'école napolitaine rencontrent la rhétorique instrumentale et romaine d'Arcangelo Corelli, la structure et le contrepoint de l'école viennoise influencée par Johann Joseph Fux, et le chromatisme et l'imagination harmonique de la musique de la cour de Dresde, avec laquelle Caldara fut en contact étroit depuis le début de ses années viennoises jusqu'à sa mort en 1736. À cela s'ajoute l'utilisation viennoise d'instruments concertants, qui se démarquent de la texture orchestrale typique de Vienne. "

Carlo Vistoli (Achille) et  Filippo Minecchia (Teucro)

Apostolo Zeno avait introduit l'argument de son livret par le texte suivant :

La flotte grecque, qui s'apprêtait à partir contre Troie sous le commandement d'Agamemnon, roi de Mycènes, fut retenue pendant plusieurs mois par des vents contraires dans le port d'Aulis. Les Grecs eurent recours à l'oracle de Diane, et le devin Calchas répondit que les vaisseaux ne pourraient jamais reprendre la mer pour se rendre à Troie si la colère de Diane n'était pas d'abord apaisée par la mort et le sacrifice d'Iphigénie, fille du roi Agamemnon. Ce sacrifice est l'un des événements les plus célèbres parmi les poètes, qui, cependant, l'ont rapporté très différemment. Certains ont affirmé qu'Iphigénie avait été réellement sacrifiée, comme Eschyle, Euripide, Sophocle et d'autres. D'autres ont soutenu que Diane, prise de pitié, l'avait arrachée à Calchas au moment du sacrifice et l'avait emmenée en Tauride, faisant tuer un cerf ou un autre animal à sa place. Euripide montre qu'il était également de cet avis, et Ovide en parle dans ses Métamorphoses. D'autres ont enfin écrit qu'une Iphigénie fut véritablement sacrifiée, non pas la fille d'Agamemnon, mais une fille d'Hélène, née secrètement de Thésée, avant son mariage avec Ménélas, roi de Sparte. Elle ne confia jamais ce secret ni son premier mariage avec Thésée, et lui cachait, à lui comme à tout autre, par conséquent la naissance de cette Iphigénie, qu'elle élevait sous un autre nom, Élisène. Cette troisième opinion, soutenue par Euphorion de Chalcisensis, par Alexandre Pleuronius et par Stéphichore d'Himère, cité par Pausanias au livre II, est celle que j'ai suivie dans l'intrigue du drame ; car la première a conduit le récit à une fin trop tragique, et la seconde à un dénouement trop incroyable. Le sujet a été traité pour la première fois par l'incomparable Euripide, puis par le célèbre Racine. J'avoue avoir beaucoup emprunté à l'un et à l'autre, afin de rendre ma composition aussi parfaite que possible. Les amours d'Achille et d'Iphigénie, le voyage d'Achille à Lesbos, d'où il fit prisonnière Élisène, et d'autres détails du récit ne sont pas sans fondement historique. (Traduction du texte d'introduction au livret de la première représentation au Hoftheater de Vienne, le 5 novembre 1718)
 
Ifigenia (Marie Lys) et la statue de Diane chasseresse

Ifigenia in Aulide d'Antonio Cadara à Innsbruck 

Fidèle à sa politique de redécouverte d'opéras baroques tombés dans l'oubli, les Semaines festives de musique ancienne d'Innsbruck nous ont offert cet été la première représentation scénique d'Ifigenia de Caldara depuis plus de 300 ans. 

La mise en  scène du drame sacrificiel d'Ifigenia in Aulide, dans lequel les dieux, absents de la scène, tirent les ficelles du destin humain, a été confiée à la compagnie espagnole PerPoc, qui fut fondée par  Santi Arnal et Anna Fernández, deux créateurs dont les spectacles allient marionnettes et performances vocales et instrumentales. La scénographie et l'univers visuel ont été conçus par l'artiste graphique Alexandra SemenovaComme l'explique la compagnie basée à Barcelone, sa proposition implique « une interprétation visuelle et conceptuelle encadrée dans une grande porcelaine baroque, qui agit comme une boîte chinoise scénique où se déroule la tragédie grecque ».

Les marionnettes de PerPoc sont censées représenter le rôle des hommes et des femmes dans l'antiquité homérique : aux personnages féminins sont attribuées des marionnettes grandeur nature. C'est d'abord la marionnette d'Elisena, une princesse de Lesbos amoureuse d'Achille. Neima Fischer, qui interprète le rôle, est contrainte de porter sa poupée tout au long de l'opéra. Bien plus tard ce sera au tour d'Ifigenia puis de Clitennastra d'être doublées par des marionnettes qu'elles manipulent. Il semble que l'utilisation des marionnettes réponde à la question qui sert de thème au festival de cette année :  " Qui dirige notre destin ? Sommes-nous des individus indépendants et libres de nos choix ou de simples marionnettes ? " Lorsque la chanteuse disparaît derrière sa marionnette, elle est soumise à son destin, si elle s'en distancie, c'est une femme plus libre qui s'exprime. Pour les guerriers, ce sont leurs casques qui font office de marionnettes, et il faudrait revoir cette mise en scène pour examiner si, lorsque un guerrier  porte son  casque, il en devient la marionnette, et  s'il se montre plus libre s'il est tête nue. 

Elisena (Neima Fischer) et Berta Marti (marionnetiste)

Le concept n'est pas inintéressant, mais sa mise en oeuvre s'avère inopérante. La direction d'acteurs est extrêmement statique, ce qui ne sert pas l'action. Bien sûr, comme les chanteurs font généralement face au public, cela favorise le chant, et c'est lui qui sauve le spectacle de la faillite. Les décors (les entrées de coulisse et la boîte chinoise) sont  peints par Alexandra Semenova. Ce sont une série de motifs antiques : casques de guerriers, trompettes, tête de Méduse, cyprès (l'arbre des cimetières), puis des motifs animaliers, cerfs et biches (en lien avec Diane), paons (l'oiseau sacré d'Héra), griffons et singes. Le centre de la boîte chinoise reçoit un décor  changeant :  la mer et des navires, le palais d'Agamemnon, des paysages méditerranéens, pins parasols et cyprès. L'ensemble est extrêmement coloré, mais le pinceau rapide n'a donné que des esquisses naïves. Des bannières portent des dessins de casques. Des cartons peints mobiles montrent une statue de Diane sur son socle et une fontaine avec des dauphins sculptés. La pauvreté des décors fait penser à ces spectacles d'amateurs sans doute bien intentionnés mais en mal d'inspiration. Trois marionnettes d'oiseaux, plutôt riquiqui, s'agitent de temps à autre au sommet de la fontaine. À ces décors affligeants il faut ajouter les costumes dont sont affublés les guerriers : les jambes et les torses sont nus, les seigneurs de la guerre portent des sandales, des bermudas et de lourdes capes de parade au style incertain. 

Teucro (Filippo Minecchia)

Ottavio Dantone dirige l'Accademia bizantina avec une énergie et une vivacités peu communes, mais sa direction élégante, historiquement informée, ne laisse pas transparaître les qualités proclamées dans le programme et ce sont les chanteurs et les chanteuses, tous de premier ordre, qui sont le véritable levain la soirée. Le contre-ténor Carlo Vistoli célèbre ses débuts tant attendus aux Innsbrucker Festwochen  dans la partie d'Achille. Il a la prestance du rôle qu'il aborde avec naturel et de la noblesse dans les attitudes, les couleurs suggestives de la voix expriment avec justesse le drame intense vécu par son personnage et sa détermination. La soprano Marie Lys, que l'on a pu plus récemment entendre à Innsbruck dans Leonora de Paër et la Pastorelle en musique (Musikalische Hirten-Spiel) de Telemann, tient le rôle-titre, dans lequel elle séduit par  l'expressivité de son phrasé et la virtuosité des ses coloratures.  Le britannique Laurence Kilsby, victorieux du Concours Cesti en 2022, apporte la pureté lumineuse de son ténor aux aigus bien maîtrisés au personnage d'Ulysse. Le contre-ténor Filippo Mineccia, qui chantait l'an dernier Achilla dans Cesare in Egitto dresse un portrait très expressif de Teucro le parant des sombres beautés de son timbre au métal si particulier, avec un phrasé et une projection impeccables. Lauréate du prix Cesti en 2023, la soprano franco-allemande Neima Fischer séduit dans son interprétation du personnage douloureux d'Elisena, princesse captive que la déesse condamne au moment même où elle grâcie Ifigenia.  Le ténor Marin Vanberg, très  remarquable dans le  recitar cantando, apporte sa haute stature au roi Agamennone, un rôle dont il souligne les tragiques hésitations.  Le baryton Giacomo Nanni, qui fut lui aussi lauréat du prix Cesti, impressionne dans le rôle d'Arcade auquel il prête les chaleurs de son timbre, une excellente composition. Le rôle de Clitennestra est interprété avec brio par la mezzo-soprano Shakèd Bar, une personnalité solaire qui excelle dans l'art des coloratures, et dont le seul défaut est d'avoir l'air aussi jeune que sa fille Ifigenia. 

Les arias pour virtuoses se sont succédé tout au long de la soirée, au total une trentaine, ils furent portés par un plateau très homogène d'excellents interprètes, qui ont tous récolté des applaudissements nourris.

Distribution du 10 août 2025

Direction musicale Ottavio Dantone
Mise en scène PerPoc Anna Fernández & Santi Arnal
Décors et costumes Alexandra Semanova

Ifigenia Marie Lys
Achille Carlo Vistoli
Clitennestra Shakèd Bar
Agamennone Martin Vanberg
Elisena Neima Fischer
Teucro  Filippo Mineccia
Ulisse Lawrence Kilsby
Arcade Giacomo Nanni

Accademia Bizantina

Crédit photographique © Birgit Gufler

vendredi 8 août 2025

Nouvelle production des Maîtres Chanteurs de Nuremberg au Festival de Bayreuth

La scène finale d'une comédie colossale 

Matthias Davids est l'un des metteurs en scène de comédies musicales les plus réputés du monde germanophone, s'illustrant dans tous les genres musicaux, y compris l'opéra. Se ralliant à l'idée que les Maîtres Chanteurs sont un opéra-comique ou une comédie lyrique, il propose une mise en scène légère et humoristique, qui fait une large place à l'expression émotionnelle. Il déplace le temps de l'action vers l'époque contemporaine, dans un présent qu'il qualifie d'abstrait, tout en habillant les personnages de vêtements qui combinent le vestiaire actuel à celui de l'époque de Hans Sachs. Pour comprendre son propos, on gardera présent à l'esprit que le plus célèbre des maîtres chanteurs fut aussi l'auteur de pièces de théâtre carnavalesques au comique burlesque. À la suite d'Alex Ross, l'auteur de Wagnerism, Matthias Davids présente les Meistersinger comme une " comédie colossale ".

La scénographie d'Andrew D. Edwards s'alimente d'une réflexion sur l'architecture du Festspielhaus, dont les matériaux, les formes et les couleurs trouvent des réminiscences dans ses décors. Chacun des trois actes est architecturé au départ d'une figure géométrique simple : le triangle, le carré et le cercle. 

Les Meistersinger en assemblée

L'église Sainte-Catherine du premier acte est juchée au sommet d'une colline simplement suggérée par un long escalier périlleux dont la pente raide est bordée par un à-pic. Un panneau signale le danger de chute. Des musiciens jouent sur une placette à droite de l'escalier. L'espiègle Eva s'est amusée à lancer des avions en papier qui à l'atterrissage ont formé un cœur. La structure est en forme de triangle, une figure géométrique souvent associée au divin. Le plateau tournant dévoile ensuite une salle que l'on prépare pour l'assemblée des Maîtres Chanteurs. La salle reproduit celle du Palais des Festivals, elle est rythmée par des piliers qui portent des globes lumineux, ses rangées de chaises en bois à sièges rabattables reproduisent les sièges inconfortables sur lesquels sont assis les spectateurs.  L'escalier qui conduisait à l'église borde à présent la salle, il accueillera les spectateurs venus assister aux débats de l'assemblée. 

Le décor du deuxième acte est conforme aux indications du livret : à gauche la maison de Hans Sachs, à droite celle de Veit Pogner, entre les deux, une ruelle. Ce sont des maisons à colombage faites d'assemblages de carrés et de triangles, avec des motifs qui rappellent la façade du Festspielhaus. Pour le scénographe, le carré est synonyme de stabilité, de solidité, d'ancrage, de sécurité. Mais c'est une sécurité contraignante, qui provient de règles strictes et rigides que l'on ne peut enfreindre. Le carré en devient ennuyeux, il est à l'opposé de l'inspiration, de l'enthousiasme et de l'amour. Lors de la rixe qui clôture l'acte, les maisons se démantèlent, leurs toitures remontent vers les cintres, les maisons s'écartent pour s'ouvrir sur une place où on a tôt fait de transformer en ring de boxe. L'ordre bourgeois a volé en éclats.

L'atelier de Hans Sachs

Le cercle domine le troisième acte. L'atelier de Hans Sachs se définit par son dessin ovale, une simple paroi de bois le long de laquelle sont rangés les outils du cordonnier. Le cercle est synonyme de protection, d'intimité et d'intériorité. Le cercle est le lieu de l'inclusion, de l'appartenance. Seul l'atelier, entouré de ténèbres, reçoit un doux éclairage.  C'est ici qu'Hans Sachs chante son plus grand air, celui de la folie humaine ("Wahn, Wahn, überall Wahn!"). C'est ici qu'Hans Sachs instruit Walther dans les arcanes de la tablature et qu'il pardonne Beckmesser de lui avoir dérobé le poème que ce dernier lui attribue à tort.  C'est ici encore qu'il renonce définitivement à Eva, la musique rappelant des motifs de Tristan und Isolde. Hans Sachs est le seul personnage de l'opéra qui soit capable de recul et de réflexion, il est à l'image de son créateur qui s'interroge sur la séduction des masses ou sur la nature de la création artistique. Sa profonde humanité le rend attachant.  

Michael Spyres (Walther von Stolzing)

L'action de la dernière scène de l'acte se passe dans une grande prairie où sont dressées des tribunes et des estrades. Matthias David a voulu y recréer l'ambiance d'une fête de ville au cours de laquelle on couronne le vainqueur d'un concours de chant. Un ciel bleu apparaît, une scène est dressée avec des rayons solaires, qui entourent Eva dont la tête émerge d'une montagne de fleurs. Une énorme baudruche représentant une vache sur le dos, pis en l'air, sert d'auvent à la scène. Il n'y a pas de podium : on a disposé des bottes de foin sur lesquelles les concurrents feront la preuve de leurs talents. Le jury des Meistersinger est assis en demi-cercle sur des tabourets à motifs musicaux. Le plateau grouille d'une multitude carnavalesque. On y voit des jeunes femmes en dirndl portant de grands rubans : ce sont les reines corporatives, adoubées pour l'année, les reines de la bière ou du vin franconiens, du bretzel, etc. Des lutins à bonnets rouges se mêlent joyeusement aux Bavarois en culottes de cuir.  Clin d'oeil amusant: deux femmes sont habillées et coiffées à la Angela Merkel, une habituée de la Colline verte, deux hommes figurent Thomas Gottschalk, un présentateur bavarois célèbre. Toute la scène est extrêmement colorée et kitsch à souhait. Le chorégraphe Simon Eichenberger, qui a sans doute aussi signé la débandade des combats de rue de la fin du deuxième acte, a habilement orchestré les mouvements de cette foule grouillante qui, comme par enchantement, s'organise en un instant  en groupes homogènes. Mais pourquoi cette vache gonflable? Matthias Davids donne la clé de cette énigme dans le programme : Eva est présentée comme une "Preiskuh", une vache primée, la meilleure de sa race, elle est le prix que remportera le vainqueur du concours de chant. Cette vache à tête rouge et à museau blanc, à l'oreille annelée, s'inspire quelque peu de la Vache qui rit, qui en temps de guerre fut déformée en Wachkyrie (1). Walther refusera l'intronisation au sein la confrérie des Maîtres Chanteurs. C'est son amour qui lui a permis de ravir le cœur de la jeune femme. Eva, dont on avait déjà pu remarquer les velléités d'indépendance et la spontanéité, se libère elle aussi du carcan, tout fleuri qu'il soit, dans lequel son père avait cru bon l'enfermer.

Beckmesser (Michael Nagy) et Eva (Christina Nilsson)

Les costumes foisonnants de Susanne Hubrich contribuent à l'originalité du spectacle. Les maîtres chanteurs sont vêtus de capes cérémonielles, portent les colliers de leur ordre et sont coiffés de bonnets phrygiens que l'on pourrait aussi prendre pour ces bonnets de fous que l'on voit dans des traditions carnavalesques allemandes. Hans Sachs arbore un gilet de cuir losangé, Walther un costume bleu à carreaux et une chemise imprimée de grands papillons, qu'il troquera au moment du concours pour un costume de soirée au col argenté et un t-shirt au motif de chevalier prêt au combat. David en culotte de cuir porte un t-shirt dont le hibou rappelle l'emblème de la Schlaraffia, cette société masculine pragoise qui avait pour devise "In Arte voluptas". Lors de la scène de la sérénade, Beckmesser apparaît en rockeur jouant fort mal d'un luth électrique discordant dont la caisse est en forme de cœur.

Daniele Gatti revient au pupitre du Festspielhaus après y avoir dirigé Parsifal de 2008 à 2011. Dès le prélude, qui se joue à rideaux fermés, le chef nous fait pénétrer dans l'univers sonore des Maîtres Chanteurs, une oeuvre qu'il considère comme un hymne à l'art musical, et plus particulièrement à celui de la tradition musicale allemande, avec des références à Bach, Mendelssohn, Carl Maria von Weber et Robert Schumann. Une direction passionnée et éloquente qui s'attache à rendre les nuances complexes et à entretenir la tension dramatique de l'oeuvre tout en en soulignant l'humour. L'hommage rendu au chef s'applique aussi à l'orchestre et aux choeurs qui ont reçu de vibrants applaudissements.

Hans Sachs (Georg Zeppenfeld) et Eva (Christina Nilsson)

Tous les chanteurs tutoient l'excellence, et rien n'est plus plaisant qu'une distribution homogène planant dans les plus hautes sphères de son art. C'est un panthéon wagnérien que le Festival a convié, parmi lesquels des habitués du Festspielhaus et de nouvelles recrues qui ont fait leur joyeuse entrée au Saint des Saints. Georg Zeppenfeld a encore peaufiné son Hans Sachs, un rôle redoutable par sa longueur pour lequel il est impératif de savoir doser ses forces. Le chanteur incarne le maître primus inter pares avec beaucoup d'humanité et d'empathie.  Sa projection, sa prononciation et ses intonations, techniquement parfaites, s'accompagnent d'un art de la narration éprouvé et d'un jeu scénique authentique et naturel. L'expressivité et les beautés de son recitar cantando laissent pantois d'admiration. Le ténor américain Michael Spyres, qui avait l'an dernier triomphé ici même en Siegmund, est définitivement adoubé au rang des plus grands chanteurs wagnériens avec son extraordinaire interprétation de Walther von Stolzing. Ce chanteur dont le répertoire est des plus variés a abordé les rôles wagnériens depuis la saison 2023/2024. Ce furent Lohengrin, Erik, Siegmund et aujourd'hui Walther qu'il réussit à rendre profondément attachant par son chant inspiré. Michael Nagy, baryton d'origine hongroise, donne un Beckmesser inhabituellement touchant. Il parvient à exposer la vulnérabilité de son personnage qui se montre incapable d'étendre à son chant sa maîtrise perfectionniste des règles de la tablature. Sa composition caricaturale d'un rocker looser est un régal. Michael Nagy construit progressivement son personnage par une multitude de touches impressionnistes et des mimiques qui en dessinent les contours contrastés. Un grand chanteur doublé d'un acteur au talent exceptionnel. Le ténor suisse Matthias Stier fait des débuts bayreuthois auréolés de gloire. Son David brûle les planches avec son jeu naturel et une voix mélodieuse dotée de lumineuses clartés, superbement placée et projetée. La soprano suédoise Christina Nilsson revient à Bayreuth où elle avait déjà interprété Freia l'an dernier. Elle interprète une Eva espiègle, ingénieuse et enjouée de son soprano puissant et mélodieux paré de brillantes clartés, un des plus grands bonheurs de la soirée. Christa Mayer, qui est l'hôte de Colline verte depuis 2008, y interprète quatre rôles cet été : Fricka, Waltraute, Schwertleiter et Magdalene, une partie qu'elle chante avec coeur et générosité. La basse sud-coréenne Jongmin Park fait ses débuts bayreuthois en Veit Pogner. Si la voix du chanteur est puissante et bien projetée, elle nous a paru trop monocorde et manquer d'expressivité émotionnelle. Porte-parole des maîtres chanteurs, incarnant la tradition et l'ordre, le boulanger Fritz Kothner est interprété avec brio par le baryton hawaïen Jordan Shanahan, qui chante aussi cet été Klingsor et Kurwenal. 

Le public bayreuthois a salué tous ces interprètes par une longue ovation, applaudie des pieds et des mains.

Magdalene (Christa Mayer) et David (Matthias Stier)

Distribution du 5 août 2025

Direction musicale Daniele Gatti
Mise en scène Matthias Davids
Scénographie Andrew D. Edwards
Costumes Susanne Hubrich
Direction du chœur Thomas Eitler-de Lint
Dramaturgie Christoph Wagner-Trenkwitz
Lumières Fabrice Kebour
Chorégraphie Simon Eichenberger

Hans Sachs, cordonnier Georg Zeppenfeld
Veit Pogner, orfèvre Jongmin Park
Kunz Vogelgesang, fourreur Martin Koch
Konrad Nachtigal, ferblantier Werner Van Mechelen
Sixtus Beckmesser, greffier de la ville Michael Nagy
Fritz Kothner, boulanger Jordan Shanahan
Balthasar Zorn, fondeur d'étain Daniel Jenz
Ulrich Eisslinger, épicier Matthew Newlin
Augustin Moser, tailleur Gideon Poppe
Hermann Ortel, savonnier Alexander Grassauer
Hans Schwarz, bonnetier Tijl Faveyts
Hans Foltz, cuivrier Patrick Zielke
Walther von Stolzing Michael Spyres
David, apprenti de Hans Sachs Matthias Stier
Eva, la fille de Pogner Christina Nilsson
Magdalene, la nourrice d'Eva Christa Mayer
Un veilleur de nuit Tobias Kehrer

Crédit photographique © Festival de Bayreuth / Enrico Nawrath

samedi 2 août 2025

Création des Maîtres chanteurs de Nuremberg à Munich en juin 1868 — La causerie de Prosper Pascal

Hans Sachs par Edouard Ille (1)

À PROPOS DES MAÎTRES CHANTEURS DE NUREMBERG. (2)

Né à Leipzig, en 1813, le très savant et très discuté Richard Wagner, a longtemps habité Paris, où lui manquait alors la très utile amitié du roi de Bavière. — Discuté point du tout encore, bien que savant déjà, il n’était guère question, à cette époque, de son obscure personnalité, et tel à qui son nom fait aujourd’hui dresser l'oreille, eût alors refusé de compter avec lui.

Un jour tout a changé pour cet obstiné compositeur : la fortune lui réservait de sortir de la foule... Parmi ceux à qui le destin a remis le pouvoir, quelques-uns ont regardé de son côté : ils ont compris que dans ce lutteur vaillant il s’agissait d’un véritable artiste, et qu’en lui rendant honneur ils s’honoraient eux-mêmes.

Le fait est rare et vaut qu’on l’applaudisse!

Donc, avec l'appui des heureux de la terre, Richard Wagner, armé d’un notable savoir, est devenu chef d'école ou à peu près. — Il s’est vu l’objet de grandes exagérations en sens divers, violemment attaqué d'une part, tandis que de l'autre on l'exaltait outre mesure. — Cela est bon : la discussion c’est la vie! — Certes! on a beaucoup fait pour Wagner en le discutant beaucoup, ce qui ne paraît pas près de finir... — Nous n’avons ici, pour notre compte, que la simple prétention de causer un instant à l’occasion de son dernier opéra, un opéra-comique, vraiment ! (à peine le veut-on croire) un opéra-comique, mais detaillé !

Et, tout d’abord, à propos du mot chef d'école, notons bien que, dans l’espèce, et dans la direction où nous sommes appelés par le nom de Wagner, ce serait plutôt à Hector Berlioz que reviendrait cette qualification ; — il est bon de ne pas se laisser donner le change là-dessus. — Si l’on conteste qu’il soit volontairement parti de Berlioz, Wagner se trouve, de fait, précédé par lui ; comme lui, du reste, sous l'influence immédiate de Weber et de Beethoven, malgré les efforts qu'il fait pour s’en écarter, et, plus que lui, s’imposant de rompre avec « la forme », ce qui n’était peut-être pas le plus difficile à réaliser.

Wagner, on le sait, trace lui-même ses libretti, lesquels, bien que pris au sérieux, ne sont pas de tout point admirés en Allemagne par les gens difficiles, et ses chances musicales se trouveraient certainement plus complètes si les susdits libretti portaient en eux plus de réelle vitalité.

Sur ce chapitre aussi, une sérieuse estime lui est accordée, et, certes, c’est le moins qu’il lui soit dû! Mais comment apprécierions nous bien, en France, ce que nous comprenons fort peu! N'allons pas les supposer pires qu’ils ne sont. Ces libretti, on n'hésite pas à le reconnaître, renferment un certain intérêt, à la fois ambitieux et naïf : singulière alliance, allez-vous dire !

Soutenu par des amitiés royales et princières, Richard Wagner acquit bien vite la renommée, et son très-germanique Tannhäuser, essayé à Paris, — non comme il l’aurait fallu, — a laissé une trace dans le souvenir des amateurs, quelque fugitive qu’ait pu être son apparition. Lohengrin, sans avoir été jamais encore intégralement entendu parmi nous, s’est fait remarquer par diverses pages soigneusement traduites à notre public et d'une incontestable valeur ; beaucoup d'artistes considèrent cet ouvrage comme le meilleur que Wagner ait écrit.

Tristan et Iseult, ainsi que Les Niebelungen, ne sont et ne peuvent être un peu connus que des musiciens exercés. Leur difficulté est grande, leur développement excessif. Tout ce que l’on en sait communément, c’est que ces œuvres ultra compliquées restent à peu près d’impossible exécution, eu égard aux nécessités que nous imposent les conditions mêmes de notre humaine nature. — N'est-ce point pour cela, surtout, que ni l’une ni l’autre n'a été mise en scène, à Munich, dans cette occasion récente où l’auteur, s’ébattant en pleine liberté, se trouvait le maître absolu du terrain? — Wagner, au moment de prendre une décision, n’aurait-il pas senti lui-même que réaliser ce qu’il avait entrevu demeurait de fait impraticable ?

Le dernier mot de ces productions indéfinies, c’est en réalité la négation de la forme, ou peu s’en faut. Offrez donc cela, pendant cinq heures, à un public, si complaisant qu'il soit!

D’autres mœurs étaient indispensables, et, l'intéressante particularité d'aujourd'hui c’est que, dans le nouvel ouvrage en question, l’auteur du Tannhäuser s’est remis à chercher la phrase mélodique... Viendrait-il bien à résipiscence ? ou serait-ce seulement le sujet qui, pour cette fois, l’aurait entraîné , en qui imposant des conditions? — De fait, si les Maîtres Chanteurs n’eussent pas « chanté » du tout, la chose eût été vraiment trop forte ! — Mais rassurez-vous, s’ils chantent un peu, ils ne se décident guère à donner à l’oreille qui les écoute la satisfaction du repos désiré par elle. Ne faites pas au compositeur l’injure de croire cela !
  
Wagner, disons nous, a tout d'abord adopté le système de se fournir à lui-même ses libretti, ce n’est pas nous qui songerions à l’en blâmer. — Indiquons ce que nous pouvons savoir de celui des Maîtres Chanteurs, que l’auteur intitule opéra-comique... Comique, en effet, même bouffon, et qui s’est affirmé tel, en diverses scènes, pour la plus grande réjouissance des spectateurs ; mais bien longuement développé sur divers points, notamment dans sa dernière partie, et moins gai que fatigant dès lors. 

C'était, du reste, une assemblée des plus brillantes que celle des spectateurs réunis à Munich : on n’a marchandé au compositeur poète, ni les applaudissements, ni les larges éclats de rire. Il y avait bienveillance évidente.

Le tournoi poétique du Tannhäuser semble avoir fourni son point de départ à Richard Wagner pour ce nouvel ouvrage.

C’est vers la fin du quatorzième siècle que se passe la scène. L'auteur nous présente le maître chanteur Pogner et sa charmante fille Eva, de laquelle sont épris les compagnons de corporations diverses, les chanteurs particulièrement, et, non moins qu'eux le beau Walter, jeune seigneur du bourg voisin, qui ne voyant d'autre moyen de se rapprocher d'elle, se met sur les rangs comme chanteur lui-même, « élève de la nature, de la brise, de la forêt et des oiseaux. »

Les chanteurs rient d’une telle prétention et l’admettent dans leur tournoi pour égayer la fête.

Mais Walter se prend fort au sérieux : il se lance en des improvisations merveilleuses et, soutenu par les sympathies de la gracieuse Eva, il s’exalte, il arrive à l'enthousiasme, et, de haute lutte, il l'emporte sur tous ses rivaux, ainsi que l’on pouvait s’y attendre.

Même avec les détails que l’auteur n’a pas épargnés autour de sa petite fable scénique, il est douteux que cette donnée soit jugée suffisante aux exigences multiples d'un opéra. — Elle a suffi cependant à M. Richard Wagner pour écrire une partition abondante en richesses spéciales,

Dès le début, on y remarque un beau mouvement de marche qui précède le lever du rideau, se développe, se perd en de riches détails richement fugués, et fournit la matière d’une coda pompeuse sur laquelle éclatent les applaudissements. On peut signaler, au vol, dans le cours de l'ouvrage : un excellent « ensemble» à quatre parties, où le travail ingénieux et savant de l’harmoniste n'empêche pas les idées musicales de se présenter avec effet devant l’oreille ; chœur, finement et joliment traité, dans lequel les jeunes chanteurs s'efforcent de railler Walter ; la scène du rêve et le chant poétique de celui-ci, avec les multiples et ingénieuses combinaisons d'orchestre que le compositeur y fait intervenir, combinaisons au milieu desquelles nous n'avons pas la prétention de le suivre. |

On a fait observer que l'impression produite par cette scène n’était pas loin de rappeler certain passage de Lohengrin, sans y ressembler toutefois. — L'auteur traite et développe son motif principal comme le pivot d’un finale dont il sera parlé, sans aucun doute, parmi les musiciens. De beaux contre-sujets, successivement exposés d'abord, puis groupés en un faisceau harmonieux et puissant, sont présentés par lui de manière à faire brillamment applaudir et l’œuvre même et l'exécution qui lui est fournie.

Un orchestre de l'importance de celui de l'Opéra de Paris, a interprété, avec une conscience admirable, la riche partition des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, conduite par M. Hans de Bulow, l’éminent pianiste, gendre de Liszt et intime ami de l’auteur. — M. Hans de Bulow sait par cœur cette vaste partition, et non seulement celle-là, mais de plus énormes encore, mais tout l’œuvre de Wagner, chose étonnante à ce point qu’elle reste presque incroyable!

Quant à la « distribution » de l'ouvrage, elle a été si bien ordonnée par le jeune roi de Bavière, que l’on a, pour ainsi dire, écrémé les principales scènes de l’Allemagne à cette occasion et au profit de celle de Munich. — On y a réclamé le concours du ténor Nachbauer (de Darmstadt), du baryton Betz (de l'Opéra de Berlin), de la basse-bouffe Hœtzel (de l'Opéra de Vienne), du ténor comique (d’Augsbourg) Schlosser, celui qui se fit boulanger par amour, il y a peu d'années. Mlles Mallinger (de Munich), et Dieiz ont tenu fort bien les rôles de femmes.

— L'orchestre et les chœurs se sont distingués aussi, et l’on a prodigué à Wagner des ovations à perte de vue, dans lesquelles il est juste de faire la part des circonstances : Les sympathies s'étaient à l'avance déclarées, elles étaient générales et  réduisaient les dissidences à peu.

Mais il ne faut pas applaudir moins le roi de Bavière, par qui sont devenues réalisables les belles choses susdites. Il  a généreusement agi; il a droit à la reconnaissance, non seulement des sectateurs de Richard Wagner, mais de tous ceux qui aiment l’art et s'intéressent à ses destinées. — Paris avait fourni son contingent d'artistes curieux, et ce n'étaient pas ceux-là qui se plaisaient le moins à vigoureusement applaudir.

Quant aux dissidents, au nombre seulement de douze à quinze, dont on pouvait constater la présence dans la salle de Munich, ce serait fort intéressante chose que de savoir jusqu’à quel point ils représentaient la justice ou l'erreur. — Il est assez difficile de s’en rendre compte en ce moment.

Nous n’avons pas besoin d'ajouter que les journaux allemands s'occupent beaucoup de l'œuvre récente. Ils ont été à peu près unanimes à constater un effet obtenu ; mais non tout à fait d'accord sur l'appréciation de cet effet.

« Le résultat, nous dit l’un, a dépassé l’espérance des amis du compositeur. Avec cet opéra, Wagner fait retour à la mélodie; c’est là ce qui donne à la pièce des chances pour être accueillie autre part. »

« Je ne suis point, reprend un autre, à citer parmi les fanatiques; mais je reconnais avec plaisir que l’ensemble de cet ouvrage a produit sur moi une impression... En ce moment encore, toutes ces masses d'intonations, toutes ces vagues musicales, tourbillonnent dans ma tête, et je me trouve comme un homme, revenant d'un long voyage en mer, qui croit toujours être sur le vaisseau et sentir le ballottement des vagues... |

. « Wagner a presque réussi à écrire un opéra-comique : son deuxième acte a droit à ce titre tout particulièrement, »

D’autres insistent encore sur le bon goût et sur les intelligentes façons du jeune souverain dilettante qui tenait à bien faire les choses et les a si bien faites ….


Applaudissons donc le compositeur tel qu’il nous apparait, sans songer à procéder par exclusions systématiques. Notre vœu serait que de nombreuses tentatives pussent être risquées aussi bien en France qu’en Allemagne, et dans tous les sens à la fois. Les occasions manquent et non les producteurs dont le public ne soupçonne même pas l'existence. A quoi a-t-il tenu que Robert-le-Diable ni les Huguenots ne vissent jamais le jour? — À ce qu’au lieu de se trouver fort heureusement millionnaire, Meyerbeer n’ait pas eu en main le levier indispensable à ses légitimes ambitions.

C’est le droit de tout compositeur de se lancer, autant qu’il le peut, à l’aventure, et d’apporter à l’art son contingent de recherches et d’essais, comme c’est le droit du public de ne pas se plaire dans telle direction à lui proposée. Ce public, juge en dernier ressort, n’a pas longtemps marchandé son admiration aux maitres du beau, qui, tous, ont su le conquérir en s'adressant à ses fibres secrètes, en lui parlant une langue intelligible d’abord. — C’est peut-être ce que va faire maintenant le savant auteur des Niebelungen. Rien pour cela ne lui manque, ce nous semble... À lui de nous dire ce qu’il veut, ce qu'il propose, plus clairement et de façon plus précise qu’il ne l'a fait jusqu’à ce jour. Il est sans doute aujourd’hui maître définitivement de son système, et ce « système, » aux yeux de ses amis, aurait l'ambition de résumer toute la musique depuis Sébastien Bach.

— À la bonne heure!

PROSPER PASCAL.

(1) Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, opéra de Richard Wagner. Tableau exécuté sur la commande du roi de Bavière Louis Il, par Edouard Ille. Le tableau allégorique comprend plusieurs parties. Nous donnons celle du milieu qui groupe tous les personnages de la pièce. Au centre Hans Sachs, le maître chanteur savetier sous sa tonnelle ; au fond, Nuremberg. Les inscriptions sont des vers empruntés aux œuvres de Sachs.
(2) Une causerie du compositeur et critique musical Prosper-Auguste Pascal publiée dans L'Année illustrée du 20 août 1868.

vendredi 1 août 2025

Munich 21 juin 1868 — Les Maîtres chanteurs de Nuremberg de M. Wagner — Une chronique de Maurice Cristal

Angelo Quaglio le jeune - Projet pour le 2ème acte (1868)

En 1868, peu après la première du 21 juin, la revue mensuelle Le Correspondant (éditée par Victor-Amédée Waille à Paris) offrait à ses lecteurs une longue chronique musicale consacrée à la première des Meistersinger von Nürnberg de Richard Wagner. Le chroniqueur Maurice Cristal livre des informations qui restituent bien l'atmosphère de la représentation et la réception de l'oeuvre. Il s'éloigne parfois du coeur du sujet pour se lancer dans de longues digressions, qui ne manquent cependant pas d'intérêt.

in Süddeutscher Telegraph 24/06/1868


CHRONIQUE MUSICALE — LES MAÎTRES CHANTEURS DE M. WAGNER 

Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, opéra de M. Richard Wagner, ont été représentés au Théâtre-Royal de Munich, devenue l’Athènes de l’Allemagne moderne, le dimanche 21 juin 1868. Cette séance, depuis longtemps annoncée et très-vivement attendue, a été splendide. Le roi avait mis la salle de spectacle, avec tout le matériel, tout le personnel, à la discrétion de son protégé. On a fait des prodiges pour la mise en scène. Ainsi au deuxième acte, dont les scènes se passent dans une rue de Nuremberg, les coulisses ont été supprimées pour faire place non plus à des décors et des trompe-l’œil, mais à de vraies maisons moyen âge se profilant dans une longueur décroissante. Ce système, qui a pour avantage de rendre inutile tout progrès dans la peinture, toute science dans la perspective décorative, a été jugé très-ingénieux. Il est ruineux, c’est un de ses mérites, et il est le témoignage touchant d’un retour naïf à l’enfance de l’art. On a laissé, pendant des mois entiers, défaillir les recettes pour que les répétitions journalières pussent être suivies sans interruption. Des virtuoses et des choristes ont été engagés. Le crédit accordé était illimité. Or on sait combien il en coûte de soins et de dépenses à nos théâtres, dont le personnel est si nombreux et le matériel si abondant, pour arriver à une de ces représentations irréprochables qui sont la gloire de notre capitale. Munich a pu rivaliser avec Paris et le Théâtre-Royal ne l’a point cédé à notre grand Opéra. La dépense de cette mise en scène, qui s’est reproduite trois fois seulement à Munich, se chiffre à cinquante mille florins. 

Le spectacle était annoncé pour six heures. Dès cinq heures et demie, la salle était envahie. À l’heure précise, le signal du chef d’orchestre imposait le silence à l’auditoire attentif et l’ouverture commençait. Chacun était à sa place. Le roi avait eu la politesse de devancer l’heure ; il était arrivé sans escorte, avec la simplicité gracieuse d’un dilettante empressé.

La loge royale est au premier étage de ce théâtre qui, comme disposition, rappelle notre salle des Variétés, et qui, comme proportions et austérité, ressemble à notre Odéon, ce singulier théâtre, qui rempli paraît vide, illuminé demeure obscur, et qu’on dirait toujours en deuil, même sous la blancheur et les dorures des enjolivements qu’on lui a récemment donnés. Cette loge, qui fait face à la scène, est séparée des galeries voisines par deux cariatides, et n’occupe en hauteur que l’espace d’un étage ; un lustre modeste l’éclaire. C’est un salon bourgeois peu étendu, mais de bon goût. Le roi entre : personne n’est dérangé ; aucune effervescence officielle ou factice n’accompagne la présence du maître, et les spectateurs venus de l’étranger ne soupçonnent pas même que le souverain est là. 

L’ouverture de l’opéra, enlevée avec beaucoup de feu par un orchestre hors ligne, provoque quelques applaudissements sans éclat, et M. Wagner, qui ne s’est point encore montré, vient prendre place dans la loge royale à côté de son protecteur. 

Tel nous l’avons vu à Paris lors de la représentation du Tannhäuser, et lorsqu’il donna au Théâtre-Italien ses concerts qui furent le signal d’une guerre civile chez la gent irritable des écrivains, des peintres, des musiciens, rassemblés comme une ménagerie disparate, au foyer aristocratique de Ventadour ; tel, à Munich, nous est apparu de nouveau M. Wagner, point rajeuni, mais point vieilli. C’est toujours cet homme entre deux âges, long et maigre, roide, impérieux, hostile à qui ne l’admire point, peu servile à qui l’admire. Le bas de son visage est sans beauté et point plaisant, le nez s’écrase vulgairement ; mais le front est noble, élevé, débordant de conceptions hardies et d’imaginations téméraires. Sur ce front est peinte l'audace des révoltés. Dans les yeux, qui ne manquent pas de fascination, se combattent et s’amortissent deux sentiments contraires : l’inébranlable volonté, tempérée par la douceur des mystiques rêveries. 

Jusqu’à la fin de la soirée, Louis II a gardé M. Wagner dans sa loge, échangeant avec lui de courtes observations et multipliant sans apparat, sans morgue, les publiques marques de son affection pour sa personne, de son admiration pour son talent. C’est là que, pendant toute la représentation, les regards et les bravos ont été trouver le poète des Maîtres chanteurs, de Lohengrin, de Tristan et Iseult, de Rienzi. La pièce terminée, le rideau s’est relevé : on a rappelé tous les artistes, puis l’auditoire entier s'est retourné vers la loge royale,  . Wagner, acclamé par une ovation unanime, a été sommé de recevoir les félicitations des spectateurs. Il a longtemps décliné ce flatteur hommage que les convenances ne lui permettaient pas d’agréer à côté de son royal Mécène. Mais, sur l’invitation de Louis II, il a dû se montrer au-devant de la loge et saluer le public. L’allégresse n’a plus connu de bornes, et l’on a fêté avec enivrement le roi sagace et généreux qui a su réserver à son protégé cette exceptionnelle distinction, qu’aucun artiste et aucun personnage n'ont encore obtenue.

À Paris, à Berlin, à Vienne, cet excès d’honneur a fait un peu sourire et du compositeur et du prince. Certes, partout, on voit avec reconnaissance Louis II chercher, par un noble choix, à conquérir à son pays la supériorité dans les lettres et dans les arts ; mais peut-être un peu d’excès gâte ces intelligents efforts. M. Wagner n’est pas sans valeur, nous l’admettons volontiers, mais la mise en scène des opéras de ce libelliste-musicien ne vaut pas qu’on la traite comme un événement capital. Semblables excentricités ont été, de tout temps, coutumières chez les potentats allemands. Le duc Maximilien, qui vivait au dix-septième siècle, avait rapporté d’Italie, où, jeune, il avait passé plusieurs années, la manie de l’architecture. C’est un éloge, puisqu’il fut bon architecte et que Munich, qui lui doit son aspect de grandeur et d’élégance, date de ce règne sa véritable importance comme cité. Mais Maximilien sut ne pas oublier ses devoirs de prince, et entre Gustave-Adolphe et Wallenstein, il joua un grand rôle dans la guerre de Trente ans, de laquelle il rapporta le titre d’électeur. Plus encore que le duc Maximilien, l’électeur Maximilien-Joseph, fait roi de Bavière par la France en 1805 et allié des Français jusqu’en 1815, concourut à embellir, en l’agrandissant, la capitale d'un royaume sorti de la révolution qui avait menacé tous les trônes. L’architecture était aussi une de ses manies. Ce fut lui qui traça le plan du faubourg Maximilien, devenu la ville nouvelle où sont réunies à peu près toutes les grandes constructions, tous les monuments de date moderne et qui, avec moins de tristesse et plus de variété, ressemble aux quartiers opulents de Londres. Son fils Louis, roi de 1824 à 1848, a partagé les goûts et suivi les traces du duc Maximilien, fait électeur par l’Autriche, et de Maximilien-Joseph. Son enthousiasme pour les arts n’était pas sans bizarrerie et allait jusqu’à proscrire, par exemple, de son palais les meubles devenus nécessaires aux usages de notre temps et indispensables au confort sous un ciel humide et froid, pour tout sacrifier aux décorations imitées d’autres époques et d’autres climats. Dans le dernier siècle, c'était un spectacle qui prêtait à réfléchir que la cour de tous les principicules allemands, chez qui tout ce que comportaient de frivole la musique italienne, les comédies françaises et l’étiquette empruntée à Versailles, formait, avec exclusion expresse de ce que les lettres, le théâtre et le cérémonial peuvent présenter d’indispensable et de sérieux, les éléments de toute la civilisation, de tous les arts, de tous les plaisirs. Louis XIV était pour tous ces princes un modèle de grandeur et de dignité qu’ils s’empressaient d’imiter, n’arrivant en réalité qu’à le singer, chacun dans la mesure de son pouvoir et de l’étendue du pays qu’il gouvernait. Toutes les résidences princières de l’Allemagne de cette époque et toutes les grandes maisons de plaisance copiées sur Versailles le reproduisaient en miniature. La langue française a fourni toutes les désignations données à ces châtellenies, à ces parcs et à ces palais connus encore aujourd’hui sous les noms de Sans-Souci, Bel-Air, Mon-Plaisir. Le faste de Louis XIV, les mœurs de sa cour, la littérature française, les tragédies, les comédies, les opéras et les ballets de France, la musique, les virtuoses et les arts d’Italie, dans ce qu'ils pouvaient accuser d’excentrique et de léger, de gaspillage et de pompe étourdie, faisaient de la vie de ces princes un carnaval bizarre qui revêtait parfois une certaine originalité. 

Chaque prince avait à sa cour une armée de hauts dignitaires de la couronne, échelonnés hiérarchiquement comme la noblesse à Versailles. Les principautés s’épuisaient en fêtes mythologiques, soupers, comédies, sérénades, jeu de brelan, ballets et mascarades. Sur le théâtre, les princes dansaient en face du public et ne croyaient pas déroger ; ils avaient des maîtresses, des bâtards dont les frais d’établissement étaient payés par le trésor public. Du reste, ils étaient tous mélomanes de plus ou moins de talent et se seraient crus inexcusables de ne pas aimer la musique, de ne pas lui consacrer toute leur intelligence et de ne point lui donner le relief des maîtrises, des concerts et des spectacles. Malheureusement, il se mêlait à ce goût musical des extravagances incroyables. Le duc de Weimar passait son temps dans un cénacle de femmes ; avec elles il jouait du violon et ne cessait de fumer. Sa vie tenait du concert et du café chantant, c’était un sérail musical plus la tabagie. L’électeur palatin réunissait les premières dames de la cour sur son grand tonneau d'Heidelberg, où un orchestre de violons et de hautbois exécutait de la musique de danse, et tout le monde se mettait en même temps à danser, à chanter et à s’enivrer. La musique, la comédie française et le ballet se partageaient les goûts du prince héréditaire de Wurtemberg ; dans son théâtre, où tout le monde était impartialement reçu gratis, le public pouvait voir chanter, jouer et danser le souverain. Un autre de ces princes, le margrave de Bade-Dourlach, avait exclu les hommes de sa présence ; le service du palais était fait par soixante femmes de chambre vigoureusement constituées, écuyères habiles et mélomanes éprouvées. Lorsqu’il partait pour la promenade ou la chasse, ces dames, costumées en houzardes, montaient à cheval et servaient de garde du corps ; après la chasse, elles quittaient l’uniforme et reprenaient leur service. Elles chantaient de la musique profane à la chapelle, de la musique de fantaisie à l’opéra et la musique religieuse dans les bals concertants. Elles composaient l’orchestre du théâtre et des fanfares costumées en hommes, sonnaient le cor et la trompette à pleines lèvres, et formaient le personnel du ballet. 

Le margrave de Bade était un prince économe, il n’en a pas moins bâti le château et la ville de Carlsruhe. Nous ne comprenons plus ces mœurs, qui étaient générales alors, ni ces singularités, et nous avons bien raison. Pour se faire pardonner leur légèreté, ces princes avaient un sentiment quelquefois exquis des arts; ils y ont mêlé la manie et le mauvais goût; mais on se plaît à tort à ne citer que leurs excès ou leurs ridicules. Ainsi, le duc de Mersebourg avait dans son palais une salle toute entière consacrée à un seul instrument, la basse de viole. Il en avait réuni une énorme quantité et de toutes les dimensions. La plus grande, que le duc se plaisait à faire admirer à tous les voyageurs comme curiosité unique, était assez vaste pour contenir un groupe de huit personnes. Le manche touchait au plafond, qui était très élevé, et un escalier était dressé tout le long de l’instrument pour qu’on en pût à l’aise étudier les détails. Ce prince a racheté cette innocente bizarrerie par la protection très éclairée qu’il accordait aux arts et aux lettres. Il faut au moins ne pas nier ses qualités, si on se complaît à citer se excentricités. Ces traditions fantasques se perpétuaient dans toutes les petites cours allemandes. Le duc Émile-Léopold de Saxe-Gotha, qui professait pour Weber une si grande admiration, fut un modèle d'humour en ce genre : néanmoins on peut le compter parmi les hommes les plus intéressants et en même temps les plus étranges qui aient jamais occupé un trône en miniature. Quoique élevé sous les lois de la discipline militaire la plus stricte, il était l’adorateur passionné de l’art sous toutes ses formes, et ne savait pas moins bien tirer parti de la riche instruction qu’il avait acquise que des dispositions dont la nature l’avait doté. Malgré une bizarrerie qui souvent approchait de la folie, il avait les idées assez nettes, le bon sens assez ferme, pour aimer ses excellents et habiles ministres, pour travailler autant que possible aux progrès de ses petits États, pour y multiplier les établissements d’éducation et se refuser aux folles dépenses d’une force militaire qu’il regardait comme un enfantillage et un ridicule dans une principauté aussi bornée que la sienne. Pendant les guerres napoléoniennes, il n’avait cessé de marcher vers son but à travers les difficultés politiques, et de manière même à gagner l’estime du conquérant. Ce n’est pas que la fantaisie ne vînt souvent, d’un souffle capricieux, déranger l’équilibre de ses éminentes facultés. Un jour, brûlant du feu poétique, il écrivait des idylles du style le plus téméraire. Une autre fois il mettait ses propres vers en musique, ou bien il s’occupait avec ardeur à écrire aux amis qu’il avait dans la littérature, notamment à Richter, des lettres irréprochables de forme, de ton et animées des plus nobles pensées. Parfois le duc était saisi de l’envie d’essayer sur son entourage la pointe et le tranchant de son esprit, et, dans ce cas, il ne manquait jamais d’accorder quelque faveur particulière à ceux qu’il avait blessés de ses traits piquants. Parfois encore, dans les cérémonies officielles, lorsque la cour était rassemblée en grand gala, il apparaissait au milieu du cercle et passait de l’un à l’autre, disant quelques mots à chacun de l’air le plus gracieux, mais avec le ton officiel ; et, chose singulière, tout le monde demeurait interdit, décontenancé. — Qu’est-ce donc que vous a dit le duc? se demandait-on ensuite.— A moi, répondait le premier, il m’a dit tout bas, du ton le plus amical : Un, deux, trois. — A moi, poursuivait le second, il m’a dit avec un sourire charmant : Quatre, cinq, six

Le duc s’amusait ainsi à compter des chiffres aux oreilles de chaque membre de l’assemblée au lieu de leur adresser les insignifiantes paroles toujours en usage dans ces solennités banales. On l’avait vu aussi choisir une robe de femme pour costume de cour, ou revêtir la toge romaine avec des sandales rouges aux pieds et une couronne de fleurs sur la tête. Une fois, en récompense de quelque service d’État, il donna à un ministre un éventail qu’il avait pris des mains d’une dame. Presque tous les jours il se montrait avec des cheveux teints de couleur différente, et ses domestiques mêmes avaient peine à le reconnaître. Tel était ce prince excentrique, qui aimait les arts et les encourageait. On voit que le prince Louis II, protecteur de M. Wagner, ne manque pas de modèles, et que, s’il lui agrée d'être bizarre, il n’a qu’à continuer la tradition. C’est à l’électeur de Saxe, devenu roi de Pologne, qu’il ressemble le plus, surtout par la position vacillante que lui font les circonstances désastreuses de la politique contemporaine. La cour de Dresde a été un moment la plus brillante des cours princières de l’Allemagne, et l’électeur ne négligea rien pour faire de la cité allemande une résidence féerique réunissant à la fois les arts et le luxe du midi de l’Europe. L’électeur-roi était grand, fort, d’une adresse merveilleuse à tous les exercices du corps, chasseur intrépide, écuyer et cocher. Il aimait la guerre et la musique, les arts et les plaisirs, et se montrait au besoin danseur élégant et non moins infatigable. Placé entre deux voisins fort incommodes, Pierre le Grand et Charles XII, qui convoitaient son royaume et le menaçaient sans cesse, il se consolait des revers et des soucis de la politique avec de la bonne musique. On l’adorait à Dresde. Il surveillait lui-même son théâtre et s’occupait de la mise en scène. Ne vous semble-t-il pas voir là notre roi de Bavière ? Hélas ! s’il est bien qu’un souverain rende aux lettres et aux arts l’honneur qui leur est dû, il ne convient pas qu’il oublie les entraves et les charges de la politique. Lorsque Louis II, dans un moment où la couronne était en péril et tout son gouvernement en alarmes, s’échappait pour visiter en cachette à Zurich son ami le compositeur, il commettait une de ces fautes qui pèsent lourd dans la balance des destinées humaines. Peut-être il vaudrait mieux que le soin de conserver ses États partout menacés le préoccupât un peu plus et qu’il songeât moins aux exhibitions en loge royale de M. Wagner. Pendant qu’il prend son plaisir à se travestir tour à tour en personnage de théâtre et à se jouer à lui tout seul les opéras de son favori, sa couronne branle sur sa tête, et la comédie, tournant au sang et aux larmes, peut facilement mettre en deuil sa maison désemparée et bouleverser son trône. 

La valeur du livret dû à l’inspiration de M. Wagner repose sur la peinture exacte de la vie des maîtres chanteurs au moyen âge. Deux amoureux, dont la passion est contrariée par la bizarre idée d’un maître chanteur maniaque s’obstinant à mettre la beauté et la dot de sa fille en loterie ; le concours des maîtres chanteurs, dans lequel l’amant choisi l’emporte sur tous ses rivaux et conquiert la belle et la dot, tel est le programme. Mais la musique vaut mieux que le livret, qui se relève par quelques incidents bouffons, par des détails de mœurs assez intéressants et par quelques scènes très poétiques. 

Pour la musique, elle est suffisamment à la hauteur de ce qu’on a le droit de demander à M. Wagner. Faisons d’abord la part du feu, et avouons que nous avons avec regret entendu des morceaux longs, ennuyeux, prétentieux, absurdes, et qui ont lassé même un public disposé à tout applaudir. Nous déclarons aussi que, tout en admettant M. Wagner comme un novateur vaillant, nous ne voulons pas être injuste envers ses rivaux contemporains, MM. Auber, Thomas, Verdi, Abert, Glinka, Gounod, Bizet, Flotow, Saint-Saëns, David, Reyer, Dautresme, Massé, Liszt, Berlioz, ni surtout envers ses devanciers, Rossini, Weber, Hérold, Meyerbeer, Halévy, qui, par leurs mélopées récitatives, l’ampleur de leur composition, le mouvement dramatique de leur lyrisme, ont démesurément élargi, dans la musique théâtrale, la voie dès longtemps ouverte et illustrée par Kayser, Haendel, Cambert, Lulli, Campra, Rameau, Gluck, Mozart et Spontini. On est accoutumé à trouver, dans chacune des partitions de M. Wagner, de nobles inspirations, des pages grandioses, des scènes d’une perfection achevée. Les esprits chercheurs que lasse la routine n’ont pas longtemps à fouiller pour faire jaillir de ses compositions les innovations les plus inattendues et des étrangetés que rien ne pouvait faire prévoir. C’est là le charme et le péril des œuvres militantes et créatrices. Dans les Maîtres chanteurs, les curieux de nouveauté et de surprise auront lieu d’être satisfaits : ils trouveront du beau, du grand, du parfait, de l’inédit et de l’idéal, une orchestration merveilleuse, un miroitement sans exemple de sonorités et d’harmonies, et même de la mélodie, innovation qui entraînera sans doute une scission dans l’école. Cette partition ne ressemble à aucun autre ouvrage de M. Wagner, et toute comparaison égarerait dans l’appréciation difficile d’une œuvre si entièrement orchestrale que la réduction au piano semble n’en être que la moquerie, et si abondante en musique que trois auditions méditées, précédées des répétitions auxquelles ont été admis quelques dilettantes favorisés, n’ont fait que la révéler sous des aspects nouveaux. L’orchestre, les chanteurs, les masses chorales, trouveront dans cet opéra moins de facilité qu’à tout ce que M. Wagner a écrit. Néanmoins l’orchestre a été irréprochable, ainsi que les chanteurs. 

Avec M. Wagner, quand on parle de chant, il faut faire des réserves : dans le nouvel ouvrage, comme dans toute la musique de ce maître, les virtuoses ont à fournir peu d’émission pure de voix chantante. On parle — notez qu’il n’y a point de dialogue et que tout se passe en mélopée, en déclamation musicale — on parle donc, on s’égosille, on vocifère de temps à autre, presque toujours l’on crie. En Allemagne on appelle cela chanter, et la maladie règne aussi, croyons-nous, dans notre Conservatoire et sur nos théâtres de musique. Mais au moins, à Paris, cette manie de crier n’est point professée par les compositeurs et n’est pas le fond de leur musique et le plus net de leurs inspirations. Avec M. Wagner, les solistes, pour dominer l’orchestre qui fait rage, sont contraints à des efforts peu flatteurs pour l’auditoire, s’il n’a pas menti le proverbe où il est affirmé qu’il faut hurler avec les loups. Les virtuoses accoutumés aux opéras italiens et français, y compris ceux de Verdi qui font sans cesse abus de sonorité vocale, auront toujours d’énormes difficultés à vaincre et point de gloire à recueillir dans les opéras de M. Wagner, où l'orchestre seul tient la bonne place et domine tout. 

Parmi les morceaux qui méritent d’être remarqués, nous signalerons une marche dans l’ouverture, le chœur des apprentis, la scène de la rixe et deux airs de ténor, mélodies ravissantes par lesquelles sont rachetées bien des erreurs de goût. 

Il faut citer les principaux artistes qui ont concouru à cette exécution magistrale. Ce sont la poétique mademoiselle Mallinger, de Munich; la piquante madame Dietz; MM. Belz [pour Betz], baryton de l’Opéra de Berlin; Hœlzel, basse bouffe de l’Opéra de Vienne; Nachbauer, ténor de Darmstadt, et M. Schlosser, ténor bouffe d’Augsbourg, à propos duquel des histoires circulaient dans les couloirs du théâtre et dans les cafés de Munich. Ces bavardages ont été habilement exploités par les thuriféraires du maître, et nous allons les redire, bien qu’ils aient déjà été racontés à Paris par un homme d’esprit que met en relief la sagacité loyale de sa critique d'art. M. Schlosser, étant en représentation à Augsbourg, s’éprit d’amour pour la fille d’un meunier de la ville. Il demanda sa main. La fille pleura et supplia, et le père consentit. Mais il mit à son adhésion une condition qu’avaient réclamée les parents et alliés de la famille, ainsi que les mitrons, meuniers et boulangers de la noble ville d'Augsbourg, fort peu désireux de voir leur noble industrie, qui nourrit l’homme, souillée par l’alliance d'un comédien, d’un chanteur, d’un bouffe. La condition était que notre artiste quitterait la roture théâtrale et se réhabiliterait par la pratique ennoblissante de la meunerie. Lorsque M. Wagner monta les Maîtres chanteurs, il demanda à l’ex-ténor un concours qui fut refusé. Un concile fut assemblé dans la boulangerie principale d’Augsbourg ; il y eut de longs débats et l’on prononça une multitude de discours. La décision unanime fut qu’un meunier devait rester meunier et garder sa virginale blancheur que ternirait inévitablement la fumée de la rampe. Louis II sollicita à son tour, et le comité de la mitronnerie daigna consentir enfin à ce que M. Schlosser désertât le fournil pour cette représentation exceptionnelle. 

Le personnel choral de Munich a affronté sans broncher les dissonances les plus ardues, et ce n’est pas un mérite mince de chanter cette musique chargée, tourmentée, où l’esprit et l'oreille, continuellement en quête d’un point d’appui qui sans cesse fait défaut, ne sont que trop souvent entraînés à dévier de l’intonation. On n’a pas idée de ces dissonances, de ces cadences brisées. M. Lacome, admirateur de M. Wagner, en parle dans ces termes : « La résolution ne se fait plus sur un accord logiquement enchaîné, si désagréable que soit la dissonance. Agissant comme pour la fameuse cadence parfaite à laquelle l’auditeur intelligent est obligé de suppléer, M. Wagner, à force d’anticipations ou de retards, arrive à supprimer l’accord de la résolution, pour tomber sur le voisin qui n’offre souvent pas l'ombre d’un rapport avec le précédent. Malgré la conversion évidente du maître à la forme mélodique, la cadence parfaite continue à être bannie à perpétuité, ainsi que sa sœur cadette. La façon la plus humaine dont M. Wagner consent à terminer ses périodes, le mode le plus caressant, le plus charmant, consiste à remplacer l’accord parfait final par un accord de septième de troisième espèce sur la quarte augmentée du ton ; soit fa dièze, domi, pour le ton d'ut en supprimant la tierce la. » Ainsi il faut en prendre son parti. Mais les chanteurs, comment peuvent-ils ne pas vaciller à travers ces tonalités indécises et traîtresses ? 

On n’imagine pas le mal que tout le monde s’est donné pour apprendre cet opéra. Les musiciens qui ont exécuté le Tannhäuser à Paris et ceux qui composaient l’orchestre et les chœurs aux concerts donnés par M. Wagner à notre Théâtre-Italien, peuvent seuls s’en rendre compte. M. Wagner ne fait point les choses à demi. Il s’occupe de tout, veille sur tout, ne néglige rien. Il inspecte les décorateurs, les machinistes, le lampiste, les costumiers, les ouvreuses, les pompiers. Le bonhomme qui lève la toile a souvent maille à partir avec lui, s’il ne la remonte point dans le rythme voulu et s’il ne la fait point retomber en cadence brisée comme l’a recommandé le maître. 

À Paris, lors des répétitions, tout allait au pire. Rossini laisse les virtuoses se tirer d’affaire eux-mêmes, sûr que son œuvre s’imposera par sa clarté sereine, et c’est ce qui arrive. Meyerbeer circonvenait les indociles, et avec esprit, avec douceur, les soumettait à ses désirs. M. Verdi est farouche et grommelle sans cesse ; pourtant il est loin encore de Haendel, qui jetait les récalcitrants par la fenêtre, ou de Habeneck, toujours obstiné à leur casser les violoncelles sur la tête qui, perçant le bois fragile, ressortait de l’autre côté avec une collerette improvisée ressemblant assez à un carcan. M. Wagner serait assez porté à imiter Habeneck ; mais nos virtuoses français ont mauvais caractère et se sont montrés mal disposés à subir ses aménités. En outre, M. Wagner s’exprime difficilement en français ; puis il avait des signes à lui, et quand on ne le comprenait pas, il se mordait les lèvres, frappait du pied, se démenait et fixait sur les rebelles des regards de Méduse voulant les foudroyer. À Munich, on s’est moins tenu dans le désaccord, mais je gage que plus d’une fois les artistes harassés ont dû trouver que la gloire de M. Wagner leur coûte trop de fatigues et qu’on n’en est pas suffisamment récompensé même par une exécution irréprochable. 

M. Hans de Bulow a été l’âme de la fête. C’est lui qui a dirigé les interminables répétitions, les études minutieuses, toute cette mise en train soigneuse et détaillée que le public ne soupçonne point et sans laquelle on n’obtient que des succès inconsistants. À la représentation, c’est à lui qu’a été réservée la maîtrise de l’orchestre. Cela nous a étonné, car on se souvient qu’à Paris, lors de la représentation du Tannhäuser, M. Wagner avait imaginé de prendre lui-même le bâton de commandement, ce qui est contraire aux règlements du Grand-Opéra et à la tradition française, qui veut qu’on soit toujours courtois même devant les erreurs d’un maître et surtout en face des injustices du succès. Dietsch résista aux prétentions de M. Wagner, qui malencontreusement en afficha tant d’autres plus exorbitantes. Pourquoi, à Munich, où il dirige tout à son gré, M. Wagner n’a-t-il point fait ce qui semblait si bien dans ses désirs à Paris? Il faut dire que M. de Bulow, gendre de Lizst, ami intime et admirateur fanatique de M. Wagner, le remplace sans désavantage. 

Ce musicien très-savant, qui n’est point un inconnu dans notre capitale, conduit très-habilement son armée de chanteurs et d’instrumentistes. Quand on représente à Munich un opéra de M. Wagner, le rôle de chef d’orchestre n’est plus un emploi, une fonction, c’est un ministère, un sacerdoce. M. de Bulow est à la hauteur de son apostolat, et il l’a prouvé en cette occasion solennelle. L’armée des instrumentistes du théâtre de Munich, tous exécutants éprouvés, est aussi nombreuse et aussi disciplinée que celle du Grand-Opéra de Paris et que celle de notre glorieuse Société des concerts du Conservatoire. Il fallait voir comme ils étaient affairés pendant l’exécution de la terrible musique des Maîtres chanteurs. Sur leur pupitre chargé de musique, le papier rayé éclatait de blancheur sous la lumière crue des abats-jours ; jamais l’instrument ne quittait leur main : un œil sur les parties chargées de notes, l’autre œil sur le conducteur qui semblait les fasciner et leur donner le vertige, ils s’épuisaient en labeurs terribles, comme des rameurs éperdus sur la barque que fait danser la vague en courroux. Dès que M. de Bulow agitait sa main, ils ne respiraient plus. C’était pitié de les voir s’acharner sans répit à leur besogne bruyante, la sueur ruisselait de leurs tempes, le souffle leur manquait, et l’on avait des remords à songer qu’on était là pour se distraire, pendant que tant d’infortunés subissaient une torture imméritée. 

Au lieu de se tenir, comme M. Hainl, aux concerts du Conservatoire et à l’Opéra, près de la rampe et contre le souffleur, M. de Bulow se tient au centre de l’orchestre, debout, la main droite gantée de blanc, galanterie imitée maladroitement du Théâtre-Italien. La partition est devant lui, mais il ne jette les yeux que sur ses soldats rivés à leur pupitres ; car il sait par cœur, sur le bout du doigt, comme disent les enfants à l’école, toute la musique de M. Wagner, et, par conséquent, il n’ignore aucune des triples croches, aucune des harmonies, aucune des dissonances de l’énorme partition des Maîtres chanteurs, laquelle, dans la réduction pour piano et chant, ne compte pas moins de quatre cents pages, rudis indigestaque moles. [L'expression latine "rudis indigestaque moles" signifie "masse informe et désordonnée". Elle est tirée des Métamorphoses d'Ovide, où elle décrit le chaos originel. On l'utilise souvent pour parler d'un ouvrage volumineux et peu clair. ]

À Munich, il n’y a ni officieux confrère, ni énergumène complaisant, ni applaudisseur gagé ; vous m’entendez bien ? C’est pourquoi les bravos ont été unanimes, malgré une vingtaine de réfractaires que quelques partisans exagérés ont déclaré soudoyés par la France tout entière conjurée contre M. Wagner. Nous voulons constater qu’aucune acclamation ridicule n’a troublé la libre manifestation d’un auditoire, qui sans doute avait projeté de siffler le maître, mais qui a été contraint de se prosterner devant son génie foudroyant, comme l’assurent les partisans trop spirituels du maître. 

On remarquait dans la salle un assez bon nombre d’étrangers, accourus de Londres, de Paris, quelques Russes, des Hongrois, presque toute la presse musicale de Paris. On s’émerveillait fort de nos feuilletonistes, qui, non contents de s’être fait admettre aux répétitions, ont bravement suivi les trois représentations et ont écouté l’œuvre entière, partition en main. Au reste, les auditeurs signalés, ceux qui ont un nom, sont restés sur la brèche pendant la triple représentation et avaient affronté avec un égal courage les ennuis de la répétition. Quatre et cinq auditions, en effet, semblent à peine suffire pour bien se rendre maître de l’ensemble de cette musique complexe et touffue. L’Allemagne était représentée tout entière ; pas une de ses célébrités n’a fait défaut. Toute la nation était là en exhibition, avec son type particulier, ses lignes caractéristiques, ses nuances curieuses à observer, et surtout sa longanimité à tout écouter, tout mûrir, tout couver, harangues, sermons, concerts, opéras, dans une lourde et longue gestation, avant de manifester de l’enthousiasme ou du dédain. Certes, rien ne ressemblait en cette occasion à cette effervescence indomptable, à cette fiévreuse vivacité qui à Paris, à Madrid, à Naples, à Venise, prélude aux premières auditions, véritables batailles qui font trembler les plus hardis ; rien non plus ne rappelait ces élans subits, ces brusques transports qui tout à coup soulèvent une salle, l’enivrent d’enthousiasme ou de colère, la mettent en délire et couvrent pour jamais de gloire un homme hier inconnu, ou brisent sans retour une carrière illustre. 

Les Allemands ne courent pas aussi follement au-devant de l’émotion ; ils l’attendent avec patience, ils s’en nourrissent et ne la laissent prendre jour que dans l’ordre et la régularité ; chacun de leurs sentiments est comme étiqueté, parqué à sa place et mis en relief à son heure avec à-propos, utilité et profit; dans leurs spectacles, dans leurs concerts, dans leurs conférences, nulle interruption, louange ou blâme, ne vient s’opposer au développement mathématique d’une séance dont le programme est arrêté. Certes, la foudre tomberait sur cet auditoire méthodique, qu’on la prierait d’attendre que chaque morceau, suivant son lieu et place, soit exécuté sans hâte ni retard. Au concert l’instrumentiste joue, au théâtre le virtuose chante ; il peut être sublime à son aise ou s’égarer en fausses notes tant qu’il lui plaira; aucun auditeur, entraîné par l’expansion ou le déplaisir, ne soulignera d’un murmure caressant, d’un applaudissement involontaire sa sottise ou sa bonne inspiration. L’enthousiasme n’est pas moins sincère, l’impression n’est pas moins brûlante, mais elle ne se manifestera que lorsqu’elle ne portera aucun trouble dans le programme, qu’au moment consacré par l’habitude et l’étiquette, et que dans les formes autorisées par la tradition. Quand tout est fini, l’Allemand respire, il se consulte, hume son broc, savoure sa prise de tabac, et alors, si on lui demande quelle est son opinion, il vous répond qu’il n’en sait rien et vous le prouve compendieusement avec lenteur et avec une esthétique triomphante. 

Bien que la gloire de leur Wagner fût en question, nos bons Allemands ont donc évité de se prodiguer en agitations stériles. Ils ont applaudi après l’ouverture; ils ont laissé le premier acte s’écouler paisiblement: ils se tenaient sur la réserve. Pendant le premier entracte, ils allaient et venaient, causant discrètement en esthéticiens désintéressés des choses de ce monde ; on eût dit de grandes poupées de Nuremberg en bonne fortune d’art attendant qu’on remontât le ressort qui les fait vivre. Au second acte, la glace a été rompue : on s’est ému de certaines scènes délicates et tendres, puis quelques accents bouffons ont déridé ces buveurs de bière, et un rire homérique a accueilli la rixe qui précède la chute du rideau. Dès ce moment le succès a été toujours grandissant, et la représentation n’était pas achevée sans que chaque Saxon ne fût prêt à crier à tous les échos, et surtout du côté de la France, que M. Wagner est le maître des maîtres, et que s’il n’existait pas, la musique serait encore à inventer. 

Tout donc dans cette représentation a marché à souhait : les moindres détails ont produit leur effet ; la mise en scène a fait le plus grand honneur au régisseur, M. Hallvacher ; l'orchestre, les chœurs, les virtuoses, les machinistes, les costumiers ont fait merveille, et le rideau est tombé chaque fois dans son aplomb régulier sans écraser aucun choriste ni aucun chanteur attardé à quêter quelque miette des applaudissements accaparés par M. Wagner. Seule, l’horloge plantée au milieu de la frise du manteau d’Arlequin, et qui marque rigoureusement l’heure pour la satisfaction de tous ces Allemands, affolés de tout faire avec à-propos et ponctualité, a semblé protester contre les longueurs abusives d’une interminable partition. L’impitoyable M. Wagner n’épargne personne ; non content de harasser de fatigue ses artistes, il faut qu’il mette sur les dents son public, qui sans doute n’a pas payé pour être ainsi martyrisé. Comptez donc : avec les entr’actes, les Maîtres chanteurs ont duré six heures. Il a fallu donner des douches à un Sicilien, compatriote de Bellini, qui s’était fourvoyé là par mégarde. Il était sourd ; sa surdité est guérie, mais le malheureux est devenu enragé. Pareille infortune est survenue à Scudo et à Girard, chef d’orchestre à l’Opéra et des concerts du Conservatoire. Plusieurs fois on avait invité Girard à faire exécuter au Conservatoire quelques morceaux de M. Wagner. Après avoir parcouru les compositions qu’on lui vantait, un choix cependant habilement fait et la fleur du panier, Girard laissa tomber sur son pupitre avec un profond désespoir tout ce papier, qui blessait ses yeux. « Je me félicite, dit-il, que ce soit la musique de l’avenir; quand elle arrivera, je ne serai plus. » Il mourut quelque temps après, et l’on assure que c’est la musique de M. Wagner qui l’a tué. On sait que Scudo est devenu fou à une représentation du Tannhäuser. Ses voisins, alarmés de son agitation insolite, s’efforçaient de le calmer; mais il s’exaspérait. Bientôt il s’échappa en protestations de toutes sortes et demanda à quitter la place ; on l’en empêcha. A la fin du spectacle il était fou. Il est mort sans avoir été guéri. Ceci est de l’histoire et elle est peu gaie. 

On raille les novateurs, et c’est parfois justice; mais elle est innocente la plaisanterie qui s’associe à l’étude sincère d’une œuvre de talent, à l’admiration profonde des innovations heureuses d’un esprit hardi. Dans les Maîtres chanteurs, M. Wagner, qui n’en était pas à faire ses preuves, a montré une incontestable originalité. Nous ne lui marchandons pas l’éloge. 

La première représentation des Maîtres chanteurs au Théâtre-Royal de Munich a été une solennité magnifique à laquelle trop peu d’élus ont été appelés, mais qui doit réjouir tous les hommes qui ont le culte des nobles créations de l’art et de l’esprit. On peut se rallier à M. Wagner ou détester l’emploi que parfois il a cru devoir faire de son talent; mais la conception de son opéra, œuvre singulière et géante, la grandiose ampleur de l’interprétation, l’attention émue d’un public exceptionnel, la présence d’un roi éclairé qui choisit ses protégés et ne leur ménage point les encouragements, la réunion de tous les éléments qui contribuent au succès légitime d’un novateur militant et encore discuté, le concours de circonstances favorables qu’il est difficile de rencontrer, ont donné à cette fête une beauté, un prestige rares. 

Maurice Cristal.