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samedi 1 novembre 2025

Albert Wolff à Bayreuth — La légende des Niebelungen et une apostrophe à Wagner

À quelques jours de la première, le chroniqueur Albert Wolff, que le Figaro a envoyé à Bayreuth pour y couvrir le premier Ring, rappelle dans sa Gazette les sources mythologiques qui ont inspiré Wagner. À son habitude, il en profite pour porter des coups d'estoc contre l'homme Wagner.

La saga des Nibelungen dans les chromos Palmin. 
(vers 1910, série Palmin 93) (1)

Le Figaro du 11 août 1876

GAZETTE D'UN PARISIEN

    L'échéance fatale approche ; à mesure que je m'avance vers le festival de Bayreuth, je deviens inquiet. Voici cinq ou six jours que je me promène avec les livrets de M. Wagner et toutes les brochures explicatives, enfin avec toute une littérature spéciale qu'un de mes amis a spirituellement appelée Le Guide de l'étranger dans la musique de l'avenir.
    Aujourd'hui je voudrais bien, sans ennuyer le lecteur, si cela se peut, vous dire rapidement quelques mots sur l'épopée où M. Wagner a puisé les livrets de ses opéras. Mais auparavant, il est, je crois, utile d'expliquer pourquoi l'homme dit de l'avenir a fait reconstruire le théâtre de Bayreuth ? C'est lui même qui l'explique dans l'avant-propos du volume qui contient les quatre poèmes dont la lecture, en ce qui concerne les vers, vous procure une de ces jouissances que je ne saurais comparer qu'au plaisir qu'éprouve un gourmet lorsqu'un restaurateur lui sert une double semelle, sauce madère.

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    Ce que veut M. Wagner, le voici à peu près.
   L'homme de l'avenir confesse, avec cette outrecuidance qui lui est propre, qu'aucune scène ne peut représenter son œuvre. Il ne veut pas de ce public qui, après le labeur du jour, va au théâtre pour se distraire, de ce public imbécile de tous les peuples qui va tout bonnement entendre Guillaume Tell ou les Huguenots ; il lui faut un public à part qu'il puisse entraîner dans une ville de province et à ce point détaché de l'humanité, qu'après avoir médité toute la journée sur le plaisir du soir, il vienne au théâtre, sévère et recueilli comme on entre dans une église. Les premiers accords de l'orchestre mystique (c'est l'expression de M. Wagner), doivent envelopper l'esprit de l'auditoire, l'arracher à la vie terrestre et le transporter dans les régions pures de l'idéal. C'est pour ce motif que M. Wagner a ressuscité la vieille scène de Bayreuth avec l'argent des princes, et, grâce, dit-il, à une association d'hommes et de femmes aimant les arts, et possédant une fortune suffisante pour lui fournir les moyens d'une première représentation modèle sur un théâtre modèle. M. Wagner engage les princes à ne plus subventionner les théâtres immondes qui jouent ce que l'humble mortel appelle « l'Opéra » et à réserver leurs fonds pour soutenir le théâtre modèle qui, lui, ne représentera que le «  drame lyrique », créé par M. Wagner.

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    Voilà qui est net et clair ! À la hotte l'oeuvre de Rossini ! À la hotte l'œuvre de Meyerbeer ! À la hotte les opéras de tous les temps et de tous les peuples. Voici le chiffonnier qui passe. D'un coup sûr il arrache les vieilles affiches et les lance par-dessus sa tête dans la hotte de l'avenir. À la hotte le Prophète! À la hotte Faust ! A la hotte la Muette ! Ils y gisent tous, pêle-mêle, les anciens et les modernes, comme des grenouilles dans une mare !
    Et quand je pense que Mozart, mort si jeune, a composé son immortel Don Juan sans écrire la moindre brochure explicative ni avant, ni pendant, ni après ; qu'il lui a suffi d'ouvrir les écluses de son génie pour inonder le monde de ces admirables inspirations, faites d'émotion et de bonne humeur ; que, tout bêtement, l'œuvre une fois terminée, il l'a livrée, non à un public spécial mais, à cette foule de tous les pays, qui, dans son ensemble, constitue l'humanité. Quand je songe à tout cela, l'homme de l'avenir qui est un halluciné disparaît dans une trappe et l'homme du passé qui fut tout simplement un génie s'élève rayonnant de gloire sur le pic le plus escarpé de l'art vrai, de cet art qui vient du cœur et va droit à l'âme.

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    Maintenant un mot des Nibelungen. 
  Le poème du moyen âge qui a inspiré M. Wagner, est le résultat d'un grand nombre de légendes distinctes qui, confondues en une seule épopée, forment dans leur ensemble un livre admirable. C'est l'histoire des passions humaines se déchirant entre elles la soif de l'or, l'amour, la haine, la vengeance, traversent cette épopée avec leur cortège, laissant sur leur passage une mer de, sang. La princesse Kriemhilde, sœur du roi Gunther, résidant à Worms, en est l'implacable héroïne. Un fils du roi, Siegfried, venu à Worms pour voir la princesse, arrive juste au moment où les Danois et les Saxons ont déclaré la guerre au frère de Kriemhilde. C'est ce Siegfried de la légende qui a conquis l'immense trésor que les Nibelungen, dans leur fuite, ont enfoui dans le Rhin; il a pris au nain redoutable, Alberich, le casque qui rend invincible le chevalier qui le porte; c'est lui encore qui a tué un monstre et s'est baigné dans son sang, qui met à l'abri du glaive et du javelot, il demande la main de la princesse.
    Hagen, le fidèle serviteur du roi, connaît seul les hauts faits du héros aimé. Le roi, qui est veuf, met une condition à l'union des amants : Siegfried combattra la terrible reine Kriemhilde du Nord, que nul n'a pu vaincre en combat singulier. Le prince part, désarme l'amazone et la force à le suivre à Worms, pour se rendre au roi. Kriemhilde ne connaît pas son véritable vainqueur, rendu invisible par le fameux casque du nain Alberich. Après les fêtes des épousailles, Siegfried part avec sa femme aimée pour son royaume sur les confins de la Hollande.
    Dix années se sont écoulées. Le roi Siegfried et la reine Kriemhilde viennent rendre visite au roi Gunther et à la reine Brunhielde ; la querelle éclate entre les deux princesses. Kriemhilde, dans un accès de colère, déclare à son ennemie que ce n'est point le roi Gunther, mais bien son époux adoré, le beau et vaillant Siegfried qui l'a vaincue, et pour preuve, elle lui montre l'anneau et la ceinture qu'elle a perdus dans le combat. Dès ce moment, la mort de Siegfried est décidée. Brunhielde charge de cette vengeance Hagen, le fidèle serviteur de son roi. La douce Kriemhilde, tremblant pour son époux, prie ce même Hagen de veiller sur son Siegfried. Le sang du monstre le rend invulnérable, mais il a entre les deux épaules, une place que le sang du dragon n'a pas mise à l'abri de l'arme. Entre les deux reines, Hagen n'hésite pas. Fidèle serviteur de sa souveraine, il tue Siegfried pendant la chasse.
    Depuis la mort de Siegfried, la douce Kriemhilde est devenue une panthère ; elle ne songe plus qu'à venger son époux assassiné. Une occasion se présente. Le roi des Huns, Etzel, envoie un ambassadeur chargé de demander pour lui la main de Kriemhilde. Elle consent à la condition que ce roi puissant devienne son vengeur. Pendant sept ans, elle médite son plan. La naissance d'un fils lui fournit l'occasion tant désirée. Le roi des Huns invite le frère de Kriemhilde à venir le voir. Gunther part avec son fidèle Hagen, accompagné de mille chevaliers et de 9.000 valets ; ils arrivent dans le pays des Huns. À la vue de Hagen, l'assassin de Siegfried, la reine appelle les Huns au combat contre ses compatriotes et ses hôtes. C'est ici que se place le récit épique des combats. Ce n'est de part et d'autre qu'un massacre sans trêve ni merci. Il y a un passage de l'épopée terrible entre tous. Le roi Gunther, Hagen et une poignée de leurs gens se sont barricadés dans une maison à laquelle Kriemhilde fait mettre le feu ; ils se défendent contre les flammes avec leurs boucliers en acier, et comme ils sont menacés de mourir de soif dans le brasier où ils sont enfermés, ils boivent le sang des blessés.
    Le roi Gunther et Hagen faits prisonniers sont conduits devant la reine. Ce sont les seuls qui aient survécu au combat. Kriemhilde saisit un glaive et de sa propre main elle tue Hagen d'abord, son frère ensuite. Siegfried est vengé mais à son tour la reine tombe frappée par un de ses serviteurs indigné de l'assassinat des deux autres.
   De tous ces combattants, le roi des Huns survit seul. L'épopée ne dit pas si le veuf est resté inconsolable jusqu'à la fin de ses jours.

    Par le rapide résumé qui précède, le lecteur jugera sans doute que ce n'est pas précisément le Postillon de Longjumeau que M. Wagner a coupé en quatre morceaux pour les représentations de Bayreuth. Ils se contenteront, je l'espère, de cet aperçu général du poème épique qui, avec une grandeur digne de l'antiquité, dépeint les passions, les vertus et les bassesses humaines.
    M. Wagner ne s'est pas contenté de mettre au théâtre les héros de cette partie purement humaine de l'épopée qui a delà fourni tant de tragédies au théâtre allemand. Il est remonté aux premières traditions de la légende dans laquelle les dieux du Nord jouent un rôle important. Sous la plume de M. Wagner, le poème héroïque est devenu une sorte de féerie dans laquelle il est assez difficile de se débrouiller.

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    Voilà le spectacle curieux qui m'attend à Bayreuth, sans compter que le théâtre est bâti d'après un plan de M. Wagner, avec un orchestre invisible et un luxe de décors et de flammes de Bengale dont on nous promet monts et merveilles.
    Mais avant d'entrer dans la ville, je voudrais bien dire un mot personnel à M. Wagner.
    Oui, monsieur Wagner, Paris qui a fait un bon accueil à Rienzi, a été moins tendre pour le Tannhäuser. Cette légende, si chère au peuple allemand, n'eux pas le don de séduire le public de l'Opéra. Mais de cette tempête le Conservatoire et les concerts populaires ont sauvé les épaves. On vous a souvent applaudi à outrance, très souvent, et dans ces derniers temps, on vous a parfois sifflé. Dire que dans votre œuvre on ait sifflé toute la nation, c'est une prétention que vous ne sauriez avoir, quelle que soit votre vanité! Ces sifflets étaient la réponse à une brochure nauséabonde dont vous avez essayé d'accabler Paris qu'on pouvait croire à l'agonie !
    Depuis les terribles événements de 1870, monsieur Wagner, je me suis tenu à l'écart des discussions ardentes. Le rôle d'un honnête homme comme moi, n'était pas de prendre part à la querelle entre deux pays, dont l'un fut mon berceau et dont l'autre m'a tendu une main hospitalière quand, inconnu et pauvre, je suis venu lui demander du travail et un tout petit peu de cette renommée qu'il prodigue. L'estime de mes lecteurs a été la récompense de ce silence obstiné. Paris, Monsieur, comprend à demi mot les choses de la délicatesse et les subtilités de l'honneur.
    Mais aujourd'hui, Monsieur, que je me trouve sur la terre allemande, en face de vous, je tiens à vous dire dans le blanc des yeux que votre pamphlet contre Paris [Une Capitulation] a été une vengeance plate et odieuse. Les cendres de Henri Heine, l'immortel poète, et de Louis Boerne, le grand satirique, en ont dû tressaillir de honte et de colère sous la terre parisienne où elles reposent.
    Paris, Monsieur, n'a pas toujours été cette cité expirante, à laquelle il vous a plu de donner le coup de pied de l'avenir. La grande ville fut, dans un temps dont il convient de se souvenir, le pays hospitalier où les plus grands esprits de l'Allemagne, chassés de leur patrie ingrate par la police, sont venus se réfugier contre une persécution abominable poursuivant ceux qui aimaient la liberté, si chère à tous les penseurs. Je crois même, monsieur Wagner, que vous étiez du nombre, alors que simple barricadier de Dresde, vous avez demandé à Paris un abri contre la peine de mort dont vous étiez menacé sur le sol natal !
    Regardez maintenant ce Paris que vous avez insulté. Le voici debout avec son admirable intelligence et son magnifique instinct d'artiste sans se préoccuper de votre indigne pamphlet, il veut savoir si vous êtes vraiment le grand musicien, qu'on a dit appelé à bouleverser un art démodé. Les artistes et les journalistes parisiens arrivent en nombre à Bayreuth, non pour vous siffler mais pour vous écouter. Dites maintenant, Monsieur, si Paris ne fait que danser le cancan à Mabille ? Et maintenant, à nous deux, monsieur l'artiste ne parlons plus du misérable pamphlétaire qui a commis une méchante action un jour que son intelligence était absente. Paris a, comme on dit, les reins si solides, qu'il peut, avec une dédaigneuse hauteur, oublier qu'en un jour de démence, un musicien d'un grand talent, s'est déguisé en hercule de la foire pour essayer de tomber les tours de Notre-Dame.

Albert Wolff.

(1) 1. Siegfried chez Mime 2. Le combat de Siegfried contre le dragon 3. Comment Siegfried fut trompé 4. Siegfried tue Mime 5. Siegfried s'empare du trésor des Nibelungen 6. L'entrée de Siegfried à Worms
La firme Palmin a publié trois séries, de 6 chromos chacune, consacrées à la saga des Nibelungen. 

mardi 28 octobre 2025

Juillet 1876 — Le Festival de Bayreuth à quelques jours de son inauguration — Un article d'Albert Wolff

Albert Wolff peint par Édouard Manet en 1877. Kunsthaus de Zurich.


Albert Wolff, chroniqueur au Figaro dont il eut longtemps les honneurs de la première page avec sa Gazette de Paris, fut au cours de sa carrière un des plus assidus contempteurs de Richard Wagner. En 1869, à l'époque du premier Rienzi parisien, Judith Gautier écrivait une lettre à son père Théophile pour l'inciter à écrire une critique de cet opéra afin de contrebalancer  celle d'Albert Wolff qu'elle désignait comme "cette vermine du Figaro qui crache sa boue sur tout ce qui est beau et grand et déshonore à tel point la littérature que l’on est vraiment tenté d’y renoncer à tout jamais." Elle suppliait son père de "de mettre le pied sur cet ignoble gueux de Wolff " après avoir lu " ses aboiements dans le Figaro ". On se souviendra que Théophile Gautier fut aux dires de sa fille  le premier à avoir parlé de Wagner en France et à avoir admiré " la beauté absolue " des oeuvres du compositeur. 

Voici l'article d'Albert Wolff dans lequel il annonce son intention de partir couvrir le premier Festival de Bayreuth, dont nous fêterons bientôt le 150ème anniversaire.

Le Figaro du 20 juillet 1876

GAZETTE DE PARIS 

    On commence à parler énormément dû festival musical qui s'organise à Bayreuth, où Richard Wagner va faire exécuter quatre opéras en trois actes par les premiers artistes autrichiens et allemands. L'orchestre sera composé de musiciens de premier ordre ; dans le nombre, il en est qui arrivent de Londres et même de New-York. Les livrets de ces opéras sont empruntés à l'épopée des Nibelungen, ancien poème héroïque dont je parlerai une autre fois au lecteur. Aujourd'hui, je vais expliquer comment et pourquoi le signataire de cet article représentera le Figaro à Bayreuth, d'où il aura l'honneur de raconter à nos lecteurs tous les incidents de ces représentations curieuses.
    Quand on parle de M. Richard Wagner il faut, pour le juger dignement, faire la part du musicien et celle de l'homme. Le compositeur demeure d'un grand intérêt même pour ses adversaires ; l'homme privé est d'un caractère au-dessous de la moyenne. En ce qui me concerne, je ne compte m'occuper que du côté pittoresque des représentations de Bayreuth. En parlant de M. Wagner, je craindrais de lui exprimer le profond dédain que j'ai de sa personne. Cette opinion ne date pas d'aujourd'hui, et je ne l'adopte pas pour la circonstance. Si on veut consulter la collection du Figaro du temps des représentations du Tannhäuser on trouvera déjà mon opinion nettement exprimée. Après avoir traité l'orchestre et les musiciens de l'Opéra avec cet air hautain qui lui a valu tant d'ennemis, M. Richard Wagner voulait ensuite, pour plaire au public parisien, faire toutes les concessions jusqu'alors refusées. Une nuit avait suffi pour changer le Wagner tout d'une pièce, le Wagner en marbre de Paros, en un Wagner en pain d'épice.

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    Ce n'était pas sa première évolution. Après avoir, en 1848, combattu derrière les barricades de Dresde les troupes envoyées de Berlin au secours du roi de Saxe, Wagner, le révolutionnaire à outrance, celui qui avait juré d'exterminer tous les souverains, devint peu à peu envers les princes d'une platitude qui ne craint pas la concurrence. Wagner a passé sa vie à aduler ceux qui pouvaient lui être utiles et à insulter ceux dont il ne pouvait tirer aucun profit.On sait comment il sut envelopper l'esprit du jeune roi de Bavière. Le résultat de ce travail de longue haleine fut une pension et toutes les subventions possibles. À force de protections, il parvint même à se faire des amis puissants à Berlin. On intrigua si bien que le roi de Prusse finit par s'intéresser aux œuvres de M. Wagner. Sa coterie crut alors le moment favorable pour frapper un grand coup ; elle voulait obtenir pour Wagner un titre honorifique que deux grands artistes avaient porté avec éclat. Avant Meyerbeer, Spontini avait été directeur général de la musique comme qui dirait intendant général de l'art musical. M. Wagner briguait cette position restée vacante depuis la mort de Meyerbeer, mais le roi de Prusse devenu empereur d'Allemagne, répondit d'un ton fort sec aux quémandeurs : " Jamais l'homme qui a tiré sur l'armée en 1848 n'aura une charge officielle à ma cour. "
    Et voici M. Richard Wagner, en dépit des plus puissantes protections, éconduit par le vieil empereur qui, malgré la marche triomphale dédiée à Guillaume 1er, se souvenait du démocrate forcené de 1848.

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    Un homme de la trempe de Wagner ne se décourage pas pour si peu; il trouva un certain nombre de personnes qui voulurent bien payer quatre cents francs chacune, pour avoir le bonheur d'assister au théâtre de Bayreuth aux représentations des derniers opéras de celui qui ne craint pas de s'appeler lui même le plus grand musicien de tous les peuples et de toutes les époques. Parmi les souscripteurs figure le khédive d'Egypte une somme de dix mille francs. Avec tout cet argent et la subvention du roi de Bavière, Richard Wagner parvint à faire reconstruire le théâtre de Bayreuth à sa façon, avec un orchestre invisible et des décors resplendissants. Il convoqua pour l'exécution de ses quatre opéras les grands artistes et les grands musiciens et voici comment on entendra les 13,14,15 et 16 août les quatre opéras de Wagner.
    En dégageant la personnalité antipathique du compositeur, reste donc un événement artistique de premier ordre. Tout dernièrement mon excellent ami Jauner, le directeur du théâtre impérial de l'Opéra à Vienne, vint à Paris et me pria d'accepter son invitation pour les soirées de Bayreuth. Pour savoir combien il est difficile de résister à M. Jauner, il faut le connaître. Ancien artiste dramatique de grande valeur, M. Jauner a acheté le Karl Théâtre à Vienne, et son premier soin fut de donner des droits d'auteur aux écrivains français jusqu'alors exploités selon les règles de l'art. Homme d'infiniment d'esprit, causeur charmant, M. Jauner sut acquérir en un tour de main la sympathie  des Viennois, il administra son théâtre avec tant de goût et de tact que, à l'époque où 1a direction de l'Opéra impérial devint vacante, l'empereur d'Autriche appela à ces hautes fonctions M. Jauner qui, soit dit en passant, est aussi un excellent musicien. Si belle que fut cette situation officielle, M. Jauner ne l'accepta qu'à la condition de pouvoir conserver en même temps le Karl Théâtre où l'on joue toutes les pièces françaises, ce que S. M. l'empereur d'Autriche lui accorda gracieusement.
    Voilà donc M. Jauner à Paris et ne me laissant aucune trêve ni repos pour me décider à me rencontrer avec lui à Bayreuth.
    — Ecoutez, mon cher ami, lui dis-je, vous êtes un fanatique de la musique de Wagner. Que voulez-vous, on n'est pas parfait. Moi je ne suis ni un enthousiaste, ni un dénigreur, je suis un simple curieux. Si je consentais à venir à Bayreuth, ce ne serait qu'à la condition absolue que vous n'essayeriez pas de m'arracher un enthousiasme que je ne partagerai peut-être pas. L'homme qui dénigre de parti pris une œuvre d'art est un sot ; celui qui l'acclame contre ses convictions est un imbécile. Sans la sincérité, l'écrivain descend au rang d'un simple folliculaire ; je dirai la vérité, rien que la vérité sans la moindre complaisance, mais aussi sans dénigrement. Ce programme vous va-t-il ?
   — Je ne vous ferai pas l'injure de peser sur votre conscience. Quoique vous écriviez sur la musique que j'adore, je resterai le plus dévoué de vos amis, me répondit M. Jauner.
    — Un mot encore, lui dis-je. Votre situation officielle exige que vous voyiez à Bayreuth tous les artistes. D'une part, je ne veux pas vous prendre tout votre temps ; d'autre part, je sens qu'au milieu de ces fanatiques, venus de tous les coins du monde, et qui, applaudiront avant d'avoir entendu une seule note, je me trouverai isolé avec mon simple bon sens. Mon désir serait donc de me trouver à Bayreuth avec quelques camarades.
    — Combien ? demanda M. Jauner. 
    — Deux.
    — Je tiens donc à votre disposition trois places, et pour vous mettre à votre aise, je vous affirme que les places ne vous seront pas données par l'administration de Bayreuth, mais que je vous les offre, moi, si vous et vos amis voulez me faire le plaisir de les accepter. 
    Que répondre à ce diable d'homme ? Il n'y avait qu'à lui dire oui et à lui serrer les deux mains.
  Pour faire le voyage de Bayreuth, j'ai donc choisi deux de mes meilleurs camarades : Guiraud le compositeur acclamé de Piccolino, et Alphonse Duvernoy, un musicien consommé, un pianiste de premier ordre et, ce qui ne gâte rien, homme d'infiniment d'esprit. Me voici sûr de retrouver à Bayreuth un coin de Paris qui me rappellera que j'écris pour des Parisiens et qu'il me faut faire des causeries pittoresques et non des traités de haute esthétique.
    On ne peut pas nier que M. Richard Wagner est une des personnalités les plus curieuses de ce temps. C'est un de ces hommes qui surgissent dans les époques de transition artistique ; ils indiquent une voie nouvelle, encore incomplète où s'élanceront après ce pionnier musical les compositeurs de l'avenir qui prendront du procédé de l'inventeur ce qu'il contient de vraiment beau et de vraiment hardi, en laissant de côté ce qu'il y a dans l'œuvre de Wagner d'absolument-détestable. Je m'efforcerai de dire à nos lecteurs là vérité absolue.
    Nos lecteurs me retrouveront donc en août à Bayreuth. D'ici là je les prierai de faire comme M. de Villemessant qui m'a accordé un congé pour rétablir ma santé compromise par une douloureuse maladie. Chaque opéra de Wagner dure six heures. C'est donc vingt-quatre heures de musique qu'il me faudra entendre en quatre jours. Pour un tel métier il faut avoir toutes ses forces, je vais tâcher de les retrouver dans les montagnes et je vous dis Au revoir ! 

Albert Wolff.

lundi 27 octobre 2025

Concert du Nouvel An Juif 5786 par le Jewish Chamber Orchestra au Prinzregententheater de Munich


Les fêtes du nouvel an juif ont eu lieu cette année du 22 au 24 septembre. Les célébrations  de Roch Hachana (littéralement, « le début de l'année ») ont marqué le début de l'année juive 5786. Selon le calendrier hébraïque, l'année de la Genèse a eu lieu en l'an -3761 du calendrier grégorien. C'est entre autres ce que nous a rappelé le  chef Daniel Grossmann en prélude au concert. Il a également rappelé que le nouvel an était cette année suivi du jeûne de Guedalia (le 25 septembre), de Yom Kippour (le 2 octobre) et de la fête de Soukkot, la fête des récoltes, célébrée du 7 au 14 octobre. Dans les synagogues, ces fêtes successives font constamment appel aux talents des hazzans, parfois désigné parfois sous l’appellation de « chantre » ou de « Ministre-officiant ». Le hazzan est un personnage emblématique du judaïsme. Porteur de la tradition chantée de sa synagogue, et chargé de l’enseigner aux enfants, il représente pour les fidèles un point d’ancrage identitaire extrêmement fort.

Yaakov Lemmer

Ce préambule nous permet de comprendre pourquoi l'organisation du concert de nouvel an du Jewish Chamber Orchestra Munich (JCOM), qui a fait appel à deux hazzans de réputation internationale, n'a pu avoir lieu  qu'un mois après la date officielle du nouvel an. Entre Roch Hachana et Soukkot (la fête des récoltes), les hazzans sont requis à temps plein dans leurs synagogues respectives. Le JCOM a fait appel à deux hazzans états-uniens,  deux stars de la musique cantoriale, Yaakov (Yanky) Lemmer, né en 1983 à Brooklyn, chantre en chef de la Lincoln Square Synagogue à New York, une congrégation orthodoxe moderne, et Netanel Herstik, né en 1978, qui, descendant d'une lignée de chantres qui remonte à 14 générations, officie comme chantre principal de la Hampton Syngogue de Westhampton Beach (New York).

Au programme du concert qui s'est donné au Prinzregententheater de Munich, des musiques de synagogue festives et des classiques de la musique folklorique juive. La soirée a commencé avec le Kol Nidre (" Tous les voeux "), une prière d'annulation publique des voeux qui est récitée le premier soir du Yom Kippour. Elle s'est poursuivie avec d'autres chants liturgiques comme Retze, qui appelle au retour de la compassion divine, Di Avoide, qui évoque la prière comme étant le travail du coeur et demande l'accueil de cette prière par le Seigneur, "le Roi du ciel et de la terre", ou encore Atzabeihem, un chant de rejet des idoles, basé sur des versets extraits du Paume 115, et le Habeit Mishomayim, un chant de plaintes du peuple juif issu de la tradition cantoriale d'Europe de l'Est. Le Bavuur David est une composition liturgique fréquemment interprétée lors du repos hebdomadaire du shabbat.

Netanael Herstick

Suivent deux medley, dont un medley sur le thème de la mère juive, au coeur duquel ne pouvait manquer A yiddishe Mame, une des chansons populaires juives parmi les plus célèbres. Le chantre Netanel Hershtik a eu l'élégance de la dédier à Madame Charlotte Knobloch, invitée d'honneur de la soirée. Mme Knobloch, qui fut  présidente du Conseil central des Juifs en Allemagne entre 2006 et  2010, est présidente de la Communauté israélite de Munich et de Haute-Bavière. Après le Seder Medley, le concert s'est achevé avec le chant traditionnel Hamadvil, une action de grâces chantée pour marquer la fin du shabbat et celui de Ad Heina, qui remercie Dieu d'avoir conduit et protégé les croyants.

Bien sûr le concert est d'abord un concert de musique religieuse, mais que l'on soit Juif ou non-Juif, croyant ou non-croyant, jeune ou vieux, tout le concert est celui d'une musique qui vient du coeur et qui parle au coeur. Dotés d'un immense charisme, les hazzans chantent une langue universelle qui énonce les vicissitudes de l'existence et qui évoque les transports de l'âme vers ce qui la dépasse. Et avec quelles voix ! Les deux ténors ont des couleurs et des timbres  très différents, mais qui s'apparient merveilleusement bien.  Yaakov Lemmer est doté d'un ténor lyrique à la technique brillante et nuancée qu'il met au service d'un sentiment religieux profondément ancré, exprimé avec les modulations d'une sensibilité émotionnelle raffinée. Un chanteur délicieusement modeste qui se met en retrait pour mieux servir son art. Netanael Hershtik, personnalité plus solaire, offre un ténor au timbre plus sombre. Doté d'une tessiture très large, est capable à l'occasion de notes hautes filées, de tons de haute contre, il met surtout sa virtuosité au service d'une vibrante expression spirituelle. Les duos de ces deux chantres exceptionnels sont d'une beauté saisissante.

Daniel Grossmann, Netanel Herstick,  Yaakov Lemmer, JCOM

Daniel Grossmann et son orchestre ont offert un panorama orchestral luxuriant en soutien et en dialogue  avec les deux interprètes. Netanael Hershtik a incité à plusieurs reprises le public à l'accompagner en claquant la mesure. Les hazzams, l'orchestre et son chef ont reçu de longs applaudissements avec en apothéose la reconnaissance d'une standing ovation.

Les papilles gustatives étaient aussi conviées à la fête. On a pu déguster des morceaux de pommes mélangés aux arilles juteux et sucrés-acidulés des grenades et trempés dans un miel aux grenades délicieux. Une friandise typique de la fête du nouvel an juif, qui exprime l'espoir d'une année douce et prospère.  שנה טובה.  Shana Tova ! A gut yohr. Bonne année !

Photos 1,2 et 3 © JCOM / 4, photo personnelle

dimanche 26 octobre 2025

1875 — Le Festival de Bayreuth vu de France à quelques mois de son inauguration. Un article du Figaro.

Cette année, le Festival de Bayreuth est trois fois jubilaire. Il va l'été prochain fêter ses 150 ans avec comme cerise sur le gâteau une dérogation à la règle des opéras canoniques. On pourra pour la première fois de son histoire y voir de représentations de Rienzi. Autre innovation : la conception du spectacle des 4 opéras du Ring tri jubilaire fait appel à l'intelligence artificielle.

En France, l'année et les mois qui ont précédé le premier Ring bayreuthois, la presse annonce longuement ce festival scénique dont elle pressent bien qu'il fera date dans l'histoire de la musique et de l'opéra. Ainsi de cet article du Figaro signé Helvetius.

Le Festspielhaus en 1882

Le Figaro du 12 mai 1875

M. RICHARD WAGNER 

    M. Richard Wagner a achevé l'œuvre capitale de sa vie qu'il prétend être l'oeuvre capitale de la nation, que dis-je, de l'univers et de tous les temps. C'est, ma foi, je suis embarrassé de bien définir ce que c'est, disons : c'est un opéra monstre, quoique cette expression ne suffise pas pour fixer nettement la nature de l'étrange et colossale conception dont M. Wagner s'est inspiré. L'oeuvre en question est intitulée L'Anneau des Niebelungen [sic], et 1e sujet en est pris de la mythologie septentrionale. L'auteur a adopté pour ce cycle de drames musicaux, la qualification de Festival scénique. M. Wagner a l'ambition de faire revivre les jeux antiques célébrés aux fêtes populaires. La morale moderne fera, ainsi que les peuples de la Grèce ont fait dans les temps passés, un pèlerinage solennel à Bayreuth pour y jouir du plus beau produit artistique de nos jours, de la représentation des Niebelungen
    Ce drame musical ne demande pour sa représentation que quatre petites soirées bien remplies. C'est un ensemble de quatre opéras différents.
   Comme aucun des théâtres existants en ce bas monde ne suffit à la représentation de cette composition complexe qui exige non seulement des artistes hors ligne et un public à part, mais encore des décors, des machines, des trucs, des comparses tout à fait extraordinaires, et dont l'exécution dévorerait des sommes qu'aucun théâtre vulgaire ne saurait dépenser, même en vue d'un succès éclatant et continu, M. Wagner, toujours animé du chaste amour de l'art et du désintéressement le plus candide, s'est mis en tête de faire construire un théâtre spécial, pour ne point priver sa nation et l'étranger, ses contemporains et les générations futures de la réjouissance esthétique d'applaudir à sa grandeur.

    Qu'il y fasse une bonne affaire ? Ah ! vous ne mêlerez pas la spéculation mesquine à de si nobles aspirations ! Mais, pour faire un théâtre tel qu'il le faut à M. Wagner, la question d'argent n'est cependant pas tout à fait sans importance. Il faut toujours quelques légers millions, et où les prendre ?
    M. Wagner a commencé par le moyen le plus simple. Il s'en est fait donner une forte partie par le jeune roi de Bavière, amateur passionné de la musique de l'avenir. Mais ce don généreux de l'ami royal ne suffisait pas. Quelques autres monarques étaient trop aveuglés pour se résoudre à mettre en contribution la nation. Il fallait donc des dons volontaires.
    Et c'est ainsi que sur tous les points de l'Allemagne s'établirent des Wagner-Vereine (associations Wagner) qui se constituèrent en patrons de l'entreprise de Bayreuth, et qui escomptèrent, moyennant mille francs à peu près, des billets d'entrée pour trois séries des quatre représentations à Bayreuth. À la tête de ces associations étaient des amateurs riches, des aristocrates, des gens du monde, auxquels on refuse difficilement un service qu'ils vous demandent. De cette façon de nouvelles sommes assez considérables pouvaient être mises à la disposition du grand entrepreneur musical. Mais il fallait toujours et toujours de l'argent ; et l'exécution du projet de M. Wagner parut un moment sérieusement compromise.
    Alors notre grand homme, tout en lançant des déprécations contre la nation ingrate, eut l'idée toute originale et bizarre même, de gagner de l'argent par son propre travail. Il arrangea dans les villes capitales de grands concerts où il fit entendre des fragments des Niebelungen. Les prix des billets étaient énormes. Et comme ces concerts ont pleinement réussi et ont eu sur le public une force d'attraction inattendue, il put être considéré comme certain, dès à présent, que M. Wagner réussirait.
    L'année prochaine nous aurons donc très probablement à Bayreuth ce spectacle unique de voir, dans une petite ville de la Bavière, des milliers d'amateurs musiciens de tous les points du globe, réunis pour assister aux représentations des Niebelungen sur le théâtre spécialement construit à ce but.
    Celui qui s'étonnerait que l'on a fait ce théâtre sur un petit coin perdu, ne se ferait pas une idée exacte de la grandeur puissante de M. Wagner.
   Un opéra ordinaire peut être représenté à Paris, à Londres, à Vienne, à Berlin. Mais l'œuvre de M. Wagner fait d'autres prétentions.
    Il me faut, dit-il, le recueillement et l'abstraction complète du public. Or, la grande ville, avec sa foule et son tapage, rend le public distrait ; il entre au théâtre comme il assisterait à un amusement quelconque. Il ne faut pas cela. Vous ne viendrez pas chez moi pour vous amuser, pour vous distraire. Mon théâtre n'est pas un lieu de récréation, c'est un temple sacré et vous y entrerez trempés dans ce noble ennui que respire la petite ville, n'ayant d'autre préoccupation que d'entendre ce que j'ai à vous dire. Il me faut donc Bayreuth. L'univers est invité et il ne manquera pas de profiter de la belle occasion.
   L'univers – c'est le mot. Et le croirait-on, même Sa Majesté le vice-roi d'Égypte a versé une forte somme pour l'entretien de Bayreuth.
  Mais le monde qui est si méchant dit que ce n'est que par méprise que le khédive a secouru le compositeur-poète allemand. Il paraît qu'on a parlé du projet de célébrer de vastes fêtes musicales à Bayreuth à Sa Majesté égyptienne ; mais on n'a pas eu la délicatesse d'ajouter que.. cette petite ville est située en Bavière, et le khédive, peu versé, à ce qu'il paraît, dans les détails minutieux de la géographie  européenne, a cru qu'on lui parlait d'un festival qui serait arrangé à Beyrouth en Syrie. [... une courte phrase illisible dans l'exemplaire consulté].

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*       *
    Les amis de M. Wagner ont adopté une tactique fort simple. Dit-on du bien du maître divin, ils haussent l'épaule et disent : Ce que vous avez entendu des compositions de Wagner, c'est gentil, il est vrai, c'est même beau mais ce n'est rien encore. Attendez Bayreuth.! Aux hérétiques qui ont gardé quelque confiance en Beethoven, et même en Mozart, et qui ne s'agenouillent pas devant l'autel du Messie musical, ils ripostent Vous n'avez pas le droit de juger cet homme. Attendez Bayreuth.
    Il faut attendre.
    Cependant ce que nous avons entendu de cette œuvre à venir ne nous a pas complètement rassurés. Je parlerai tout à l'heure de la musique. Permettez moi d'abord d'analyser, le plus brièvement possible, le sujet de ces quatre opéras. Je n'ai pas la prétention d'être un fidèle narrateur. Il est impossible de raconter en quelques lignes un drame dont l'exécution exige quatre soirées !
 
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    Le prélude (première soirée) intitulé Rhein gold  [sic] (or du Rhin) joue dans les profondeurs du plus beau fleuve allemand.
    On y voit des filles de l'Onde portant des noms qui, en allemand, rappellent l'élément liquide, tels que Welgunde, Woglinde, Flosshilde ce qui dirait en français à peu près : Poissonnette, Matelote, Solfritin, Barbuedienne. Ces demoiselles sont gardiennes du trésor le plus précieux du monde, de l'or du Rhin, qui rend tout puissant l'heureux possesseur. Ce trésor leur est enlevé par Albéric, un des Nibelungen, qui de ce métal unique se fait faire un anneau et un casque miraculeux. Ce casque, le Farnhelm [sic], permet à celui qui s'en coiffe d'adopter la forme humaine ou surhumaine qui lui plaira.        
    Les Niebelungen deviennent de plus en plus forts, et ils assujettissent les Géants, jusque-la maîtres.
  Une troisième race, celle des Dieux, profite de la lutte entre les Niebelungen et les Géants. Ils réussissent à prendre Albéric et à s'emparer du trésor, du casque et de l'anneau. Albéric maudit l'anneau qui, malgré toutes ses qualités magiques, portera finalement malheur à celui qui le mettra à son doigt.
   Le premier des dieux, Wotan, délivre sa proie aux Géants qui font garder le trésor par un monstre. Mais les Géants, d'incapables lourdauds, n'en profitent pas. De sorte que les dieux deviennent de plus en plus puissants.
    Cependant les dieux souffrent sous le mal qu'ils ont commis. Ils ont volé, vous ne l'avez pas oublié. Pour les délivrer de ce mal, il est nécessaire qu'un autre prenne sur lui le péché des dieux, et qu'il en porte les conséquences. Cet autre, instrument de la réhabilitation des dieux, sera l'homme.
    L'homme est donc soigné par les dieux avec une sollicitude tout à fait particulière. Ils le protègent, le rendent fort et intelligent, et les filles divines de Wotan, les Walküren, accompagnent les héros après leur mort à la résidence du plus auguste des dieux, à Walhalla, l'Olympe du Nord.

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*       *

    Première partie (deuxième soirée), la Walküre.
    Le héros qui sera le purificateur et le rédempteur des dieux doit être né du sexe des Walsungen. Mais ce sexe est près d'expirer. Et pour parer à ce mal irréparable, frère et sœur après avoir en vain épousé d'autres, ce qui ne leur a pas réussi, car ils n'ont pas en d'enfants ̃– s'épousent eux-mêmes.
    Le mari délaissé de la sœur-épouse s'attaque au frère-époux, son trop heureux rival. Une des filles divines, la Walküre Brunhilde, intervient dans la lutte malgré la défense de Wotan et est chassée pour sa désobéissance de 1'0lympe. Wotan la place sur un rocher, et elle sera l'épouse de l'homme qui l'y trouvera et qui la réveillera du sommeil.

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    Deuxième partie (troisième soirée) Siegfried.
  Du mariage scabreux et incestueux est né Siegfried. Il tue le monstre qui garde le trésor des Niebelungen. Par hasard, il humecte son doigt du sang de la bête colossale, porte sa main à la bouche, touche de sa lèvre une goutte de sang, et alors le langage des oiseaux lui devient compréhensible. Les oiseaux lui disent où est le trésor et quelles en sont les qualités. Il prend l'anneau et le casque et se rend au rocher de feu pour gagner Brunhilde. Il traverse le feu, réveille la belle au rocher dormant, et se la marie.

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*       *

    Troisième partie (quatrième soirée) Götterdämmerung, que vous avez si plaisamment traduit par "Crépuscule des dieux". Le mot est intraduisible. « Götterdämmerung » est un trope ; il faudrait, pour le rendre en français, dire à peu près : " Le jour des dieux qui s'abaisse ",  ou « la fin des dieux, » ou bien «les dieux s'en vont. »
    Siegfried quitte sa femme pour accomplir de nouveaux hauts faits. Il se rend à la cour de Gunthes [sic], qui réside au Rhin. La fille de ce roi, la belle Gudrun, s'éprend de la beauté du héros. Elle lui mêle certaine absinthe mystérieuse qui a la force de faire oublier à Siegfried toutes ses relations, assez intimes cependant, avec Brunhilde. Il n'y pense plus, il ne la connaît plus, il se croit jeune homme comme autrefois. Il épouse tout tranquillement la belle Gudrun. Mais Gunther demande en revanche son secours pour gagner la femme la plus enviable au monde, à ce qu'on dit, c'est-à-dire Brunhilde. Gunther est un pauvre hère, chétif et débile, qui n'est pas de force à dompter une créature telle que Brunhilde. Siegfried, mari à l'insu, n'y voit pas de mal. Il retourne chez sa femme, s'arme du casque magique, qui lui donne la figure de Gunther, l'apprivoise, la transmet au véritable Gunther, et se rend tranquillement chez sa seconde femme, chez Gudrun. Brunhilde retrouve donc à la cour de Gunther Siegfried, jadis son époux, actuellement son gendre. Elle lui fait une scène atroce. Mais Siegfried ne comprend pas. Elle rage. La femme outragée n'est animée que d'une seule pensée c'est de se venger contre le perfide. Elle le fait tuer.
     Je passe tous les détails pour arriver à finir.
   Au moment où Siegfried expire, la mémoire lui revient. Il se désespère. Brunhilde fait venir son cheval, s'élance sur son dos et monte sur le bûcher. Homme, femme et cheval périssent. Et les dieux aussi. C'est la Götterdämmerung.

*
*       *

  La mise en scène de ce poème bizarre présente des difficultés jugées jusqu'ici comme étant insurmontables.
    Dans le prélude la scène se passe dans l'eau. Wagner ne fait pas entrer et sortir ses personnages. Il les fait arriver en nageant et s'en aller en flottant. Les personnes ne s'assoient pas, elles plongent ou piquent une tête. C'est une véritable école de natation mythologique. Wagner a donc fait construire des machines spéciales qui permettent aux artistes de chanter à la fois et d'être des ludions.
    Les autres scènes n'offrent pas des difficultés moindres.
   Le cheval de Brunhilde — elle lui chante un grand air, les corbeaux de Wotan jouent des rôles importants. Nous verrons Wotan qui entoure le rocher de Brunhilde d'une mer de feu. Nous entendrons comme le gazouillement des oiseaux se révéler à l'oreille de Siegfried en langue compréhensible. Nous reverrons le torrent de feu, se transformant en brume inoffensive. (Il y a là un petit duo qui ne compte que dix-huit pages de texte.) Nous verrons Brunhilde se lançant sur le cheval et montant sur le bûcher, nous verrons revenir le Rhin qui inonde toute la scène, nous reverrons les aimables natatrices du prélude et nous assisterons au superbe spectacle à la fin de l'empire des dieux dieux, à l'Olympe, se ternissant et disparaissant de ce monde.

*
*       *
    Je n'appartiens pas aux classiques en fait de musique, et je trouve dans la musique de Wagner parfois une grandeur qui, d'après moi, n'appartient à aucun autre maître contemporain. Mais je suis encore moins un de ces fanatiques aveuglés comme nous en voyons tant Ici.
    La musique de Wagner n'a jamais été mieux caractérisée que par le mot un peu rude du spirituel Rossini qui, en sortant du Jannhâun [sic, l'auteur veut-il évoquer le Jannah, le paradis arabe], répondit à un musicien enthousiaste des « beaux moments » de la partition :
    — Certes, il y a de beaux moments, mais de lichus quarts d'heure.
   Quand on a le libretto à la main et quand on compare le texte et la musique, on est frappé de la spirituelle interprétation musicale. Quand les corbeaux de Wotan se lèvent dans l'air, il y a dans l'orchestre certaine petite phrase qui imite parfaitement le bruit des ailes de corbeaux. Quand les filles du Destin, les Nornes, déchirent la corde, on entend un véritable crac ! Le bourdonnement des flots du Rhin résonne des instruments. Et non-seulement les effets grossiers, mais même des spéculations métaphysiques sont rendues par la partition le plus sagement du monde. Il y a de l'esprit partout, mais aussi de l'esprit par trop. C'est de la musique à programme qui ne fait pas appel au sentiment et au cœur, mais à la réflexion et à la tête. M. Wagner serait de force à mettre en musique les Petites Annonces du Figaro.
    Cela serait curieux, très certainement, mais je ne pense pas que c'est là le but de la musique.
    Je vous dis cela tout bas, tout bas. Car si j'avais osé exprimer une telle pensée hérétique dans la salle de concert, changée en temple au culte du divin maestro, j'aurais été lapidé.    
  Quel enthousiasme, quelle frénésie, les classiques enfoncés, les jeunes triomphants. Hernani redivivus ? C'était du délire. Et les plus enthousiastes de tous, c'étaient ces mêmes juifs que M. Wagner a insultés, souffletés, hués.
    M. Wagner, qui a remporté de Berlin quelque chose comme 20,000 francs, a eu raison.

Helvetius.

vendredi 17 octobre 2025

Les clés de Tolède — La musique des Juifs sépharades par le Jewish Chamber Orchestra de Munich

 



Le contexte

Les Juifs s'étaient implantés en Espagne, qui était devenu leur pays, ils en parlaient la langue et avaient pour certains occupé de très hautes fonctions dans les royaumes espagnols. Ils furent pourtant chassés du pays d'Aragon et de Castille par un édit de 1492 qui fixait au 31 juillet, date limite de leur départ forcé. Cette date dut être ressentie comme une malédiction par la communauté juive. Le 31 juillet, le 9 av dans le calendrier juif, est la date anniversaire de la destruction du Temple de Jérusalem.

Une donnée de base de la situation est l’attachement des juifs à l’Espagne où ils sont implantés de très longue date, peut-être depuis l’Antiquité. L’Espagne est leur pays, dont ils parlent la langue et à la vie duquel ils sont intimement mêlés, leurs élites ayant occupé de très hautes fonctions dans les royaumes de la péninsule. D’ailleurs, en 1492, la première réaction des représentants communautaires, mobilisant tous les ressorts d’influence qui restent entre leurs mains, fut de demander l’annulation du décret d'expulsion. Tout ce qu’ils obtinrent fut un report d’exécution. Le Tisha BeAv est un jour de jeûne et de deuil intense dans le judaïsme qui commémore la destruction du Premier et du Second Temple de Jérusalem. Ce jour est considéré comme le plus triste du calendrier juif.

Beaucoup d'exilés pensaient que leur situation ne devait être que temporaire. La tradition veut qu’ils partirent en emportant la clef de leurs maisons. Ces clés symbolisaient leur foyer et exprimaient leur espoir d'y revenir un jour. Aujourd'hui encore, certaines familles possèdent ces clés. Beaucoup s'exilèrent dans les royaumes voisins, pour se voir ensuite expulsés à nouveau. 

Outre leurs clés, les exilés emportèrent leur langue, le ladino, ainsi que leur musique, qui devinrent toutes deux essentielles pour les Juifs séfarades en exil, leur permettant de préserver une identité communautaire. 

Des siècles après leur expulsion, en 1933, des Juifs se sont présentés à l'ambassade de la République espagnole pour demander l'asile. Ils se comprenaient linguistiquement, mais l'Espagne de la Deuxième République ne leur accorda pas l'asile. Le décret de 1492 ne fut aboli qu'en 1967 par le gouvernement Franco. Et il fallut attendre 2012 pour que l'Espagne accepte d'accorder la nationalité espagnole, sous certaines conditions, aux personnes pouvant attester d'une ascendance séfarade.

Daniel Grossmann

Le concert

Le Jewish Chamber Orchestra de Munich fut fondé par le chef Daniel Grossmann en 2005 sous le nom Orchester Jakobsplatz de Munich et rebaptisé sous le nom actuel depuis la saison 2018/2019. Le concert intitulé Les Clés de Tolède a été conçu en collaboration avec la famille de musiciens séfarades Esim d'Istanbul et l'actrice séfarade Alexandra Chatzopoulou-Saia,  elle-même descendante de survivants de la Shoah de Thessalonique. L'Orchestre de chambre juif de Munich explore comment le judaïsme séfarade a su préserver ses traditions pendant des siècles. Et comment cet héritage a failli être anéanti par la Shoah en quelques mois.

Alexandra Chatzopoulou-Saia

Les Clés de Tolède est une pièce musicale dans l'arrangement du compositeur ukrainien Evgeni Orkin avec un texte de Martin Valdés-Stauber qui retrace un parcours qui relie l'expulsion de 1492, la diaspora, l'Holocauste et la loi de 2015 sur la nationalité des Séfarades, proposant une réflexion sur l'identité, l'exil et la mémoire collective. La pièce parcourt l’histoire du judaïsme séfarade et fait résonner sa musique de couleurs vives. Le judéo-español (ladino) est la langue du spectacle,  surtitrée pour les non-hispanophones. L'actrice Alexandra Chatzopoulou-Saia est une des étoiles du Théâtre de Grèce du Nord à Thessalonique. Très engagée dans la préservation de la mémoire des Juifs séfarades, elle a  En 2023, elle a créé la pièce 96 %, mise en scène par Prodromos Tsinikoris. Présentée jusqu'à présent au Théâtre national de Grèce du Nord à Thessalonique, ainsi qu'à Madrid, Oberhausen, Sofia et Varna, cette pièce explore l'histoire de Thessalonique et de sa communauté séfarade pendant la Shoah. Cet engagement se ressent de manière vibrante dans sa narration des Clés de Tolède, qui plus encore qu'un simple récit, par la superposition organisée de la ligne vocale et des lignes mélodiques, entre en dialogue contrapuntique avec la musique.

Cette musique prend sa source dans un temps béni où les musulmans et les juifs vivaient ensemble en Espagne jusqu'en 1492, époque à la suite de laquelle les juifs expulsés d'Espagne étaient principalement accueillis par des pays musulmans. Cette musique est très proche de la musique juive orientale, cantorale ou synagogale. Daniel Grossmann observe, dans une interview accordée au Sueddeutsche Zeitung, que " Musicalement la musique séfarade ouvre un monde probablement totalement surprenant pour nous, Juifs et non-Juifs d'Europe centrale, mais parfaitement familier aux Juifs d'Israël, par exemple. À savoir, une musique fortement influencée par un idiome que nous associons à la musique arabe, aussi en termes de ton. L'ensemble ressemble tout à fait à de la musique orientale, pour le dire simplement. Il est intéressant de noter que les chansons interprétées ce soir-là par un groupe juifsépharade d'Istanbul se retrouvent dans la musique turque de la même manière, mais avec des paroles différentes."

Ensemble Esim et Janet

La première parie du concert a rendu hommage au compositeur juif hollandais Andries De Rosa (1869-1943), qui, lors de sa période parisienne, publia ses compositions sous le nom d'Armand du Roche. Sa Rhapsodie orientale a donné le ton en ouverture du concert. S'ensuivent des chansons traditionnelles sépharades avec deux intermèdes nourris par la musique d'Alberto Hemsi (1898-1975), un Juif sépharade né dans l'empire ottoman qui se donna pour tâche de collecter les chansons sépharades. Il a consacré une grande partie de sa vie à sauver une musique menacée de disparition, voire ses propres œuvres, d'une originalité remarquable, menacées du même sort, une mission de recherche et de restitution de la musique du XXe siècle, réprimée ou marginalisée par les régimes répressifs. Ses Coplas Sefarades constituent un jalon important pour une culture terriblement mise à mal par les persécutions et l'holocauste. On a pu entendre deux Danses nuptiales grecques du compositeur. L'ensemble séfarade turc Janet et Esim participe du même esprit, notamment  dans leur CD Sefardim qui propose une compilation de romansas (ballades d'amour) populaires composées par des Juifs ladinophones d'Istanbul. Les Séfarades ont survécu à 500 ans d'exil et ont profondément influencé la musique turque. Janet et Jak Esim sont accompagnés par le virtuose de la guitare sans frettes Erkan Oğur et le maître des percussions Okay Temiz. Ils ont minutieusement recueilli chansons, mélodies et paroles des derniers locuteurs ladinophones encore en vie.

Daniel Grossmann a donné une impulsion dynamique et vibrante au Jewish Chamber Orchestra de Munich qui a livré une interprétation enthousiasmante et sensible des chansons séfarades traditionnelles.
Les hispanophones parmi le public auront compris sans peine le ladino, qui nous a semblé beaucoup plus proche de l'espagnol que ne l'est le yiddish de l'allemand. Les titres des chansons se comprennent sans peine Komo la rosa en la vuerta, Por la tua puerta yo pasí. Komo guardo el shabat, Àrvoles lloran por lluvias, Adio kerdida ou Si la mar era de leche. Le public a célébré tous ces merveilleux interprètes d'une énorme ovation

Le concert Les clés de Tolède part en tournée européenne. Il se donnera à l'Auditorio Nacional de Madrid ces 19 et 20 octobre, puis à Thessalonique début novembre, puis à Hambourg.

À noter que la chanteuse d'origine catalane Bertille Puissat a elle aussi axé son travail de recherche et de répertoire vocal sur les musiques populaires ibériques et séfarades.

Photo prise à Sarajevo

Les Clés de Tolède — La musique des Juifs séfarades 

Concept : Daniel Grossmann et Martin Valdés-Stauber 
Composition d'Evgeni Orkin 
Texte de Martin Valdés-Stauber 

Alexandra Chatzopoulou-Saia (Thessalonique), comédienne 
Ensemble Janet et Esim  (Istanbul) 
Orchestre de chambre juif de Munich 
Daniel Grossmann, chef d'orchestre 


lundi 13 octobre 2025

Transatlantic Sounds, un concert du Münchner Rundfunk Orchester au Prinzregententheater de Munich

Verity Wingate, Nicholas Carter, Münchner Rundfunkorchester
Photo personnelle

L'Orchestre de la radio de Munich a donné son premier concert du dimanche de la saison au Prinzregententheater avec pour thème des sons transatlantiques. Au programme trois compositeurs majeurs du XXe siècle, originaires d'Angleterre et des États-Unis, avec des musiques qui évoquent des paysages et des personnages des deux côtés de l'Atlantique. 

Les Four Sea Interludes (Op. 33a), basés sur un poème de George Crabbe, sont une suite orchestrale du compositeur britannique Benjamin Britten, écrite en 1944 pour orchestre et inspirée des interludes de son opéra à succès Peter Grimes. Les « Quatre interludes marins »  dépeignent des scènes maritimes et le récit de l'opéra. Leur fonction dans l'opéra était de faire avancer l'intrigue et de permettre les changements de scène, la mer jouant le rôle d'un personnage à part entière. 

Knoxville : Sommer of 1915, une mélodie orchestrale de Samuel Barber, décrit une soirée mélancolique du point de vue d'un jeune garçon, tandis que la scène finale de la mort extraite de l'opéra Antony and Cleopatra marque la fin d'un grand amour. 

Même sans paroles chantées, la musique peut parler et se  montrer particulièrement obsédante tant dans les Four Sea interludes de Benjamin Britten que dans dans la Symphonie n° 5 de Ralph Vaughan Williams, qui s'éteint paisiblement. « Tout va bien en ce monde » serait le sentiment exprimé par le finale de la Symphonie n° 5 de Ralph Vaughan Williams selon feu le chef d'orchestre Sir Roger Norrington. L'œuvre fut composée en pleine Seconde Guerre mondiale. Mais Vaughan Williams était très singulier, interprétant les traditions à sa manière. 

© muenchner rundfunkorchester–br-raphael-kast

Ce premier concert a à nouveau signalé les exceptionnelles qualités du Münchner Rundfunkorchter. Le chef australien Nicholas Carter, qui prendra la saison prochaine la direction de la musique de l'opéra et de l'orchestre de Stuttgart, était particulièrement qualifié pour diriger ce concert : sa direction de Peter Grimes au MET avait été saluée par un public et une critique unanimes. Le contrôle dynamique de l'orchestre, la fluidité toute marine de sa direction, la différenciation nuancée des atmosphères et des émotions, une direction  passionnée, Nicholas Carter fait preuve d'une empathie musicale des plus sensibles. 

On attendait de retrouver Nicole Car pour la partie chantée, mais la chanteuse australienne  a malheureusement dû annuler sa participation au concert pour des raisons personnelles. C'est Verity Wingate, une étoile montante de l'opéra qui a pu la remplacer dans les plus brefs délais. La chanteuse britannique s'est fait connaître par sa brillante interprétation du rôle de la comtesse dans les Nozze di Figaro. À la Bayerische Staatsoper, elle a chanté le rôle de Wellgunde  dans Rheingold. De sa voix chaleureuse richement texturée, elle nous a offert une interprétation extrêmement sensible du poème de James Agee mis en musique par Samuel Barber, dans lequel Barber brosse un tableau idyllique et nostalgique de Knoxville, dans le Tennessee, la ville natale d'Agee. Une description simple et onirique d'une soirée dans le sud des États-Unis, racontée par un enfant qui semble parfois se transformer en adulte, le flou sur l'identité du narrateur renforçant le caractère onirique de l'œuvre. Nicholas Carter a merveilleusement rendu cette musique impressionniste aux sonorités délicates qui laisse éclore un jardin musical enchanteur. La ligne vocale de la soprano suit le flux spontané de la parole. Les mélodies et les harmonies dégagent une atmosphère familière. Cette mélodie est un joyau que Verity Wingate fait briller de tous ses feux. Elle poursuit avec le rôle de Cleopatra, qui avait été interprété par Leontyne Price lors de la création de l'opéra en 1966 au MET (mise en scène de Zefirelli). La soprano maîtrise à la perfection les aigus dramatiques poussés par la souveraine qui, suivant Marc Antoine dans la mort, dépose des vipères sur sa poitrine pour recevoir leur venin mortel. Verity Wingate rend cet épisode particulièrement captivant.

© muenchner rundfunkorchester–br-raphael-kast

En seconde partie, l'orchestre nous entraîne dans le pèlerinage musical de la cinquième symphonie de Ralph Vaughan Williams créée à Londres en 1943, qui avait dû apparaître comme une oasis paisible à un public profondément traumatisé par la Seconde Guerre mondiale. L'oeuvre est inspirée du Voyage du pèlerin, un manuel allégorique chrétien du prédicateur baptiste John Bunyan. Lente et paisible, profondément religieuse, la symphonie semble tracer un chemin vers le surnaturel avec ses mélodies en boucle qui évoquent les prières et les invocations liturgiques. C'est de toute beauté, Nicholas Carter rend avec une sensibilité extrême  « l’atmosphère noble et véritablement pieuse de cette œuvre », le mot est de Bruno Walter. 

Une grande soirée par un grand orchestre.

Programme

Direction d'orchestre Nicholas Carter
Verity Wingate Soprano
Orchestre de la radio de Munich

Benjamin Britten (1913-1976)
« Four sea Interludes »
de l'opéra Peter Grimes, op. 33a
• Aube. Lento e tranquillo
• Dimanche matin. Allegro spiritoso
• Clair de lune. Andante comodo e rubato
• Tempête. Presto con fuoco

Samuel Barber (1910–1981)
« Knoxville : Summer 1915 »
pour soprano et orchestre, op. 24

« Death of Cleopatra »
« Donne-moi ma robe » – scène de la mort de Cleopatra
dans l'opéra Antony et Cleopatra

Ralph Vaughan Williams (1872-1958)

Symphonie n° 5 en ré majeur
• Preludio. Moderato
• Scherzo. Presto
• Romance. Carême
• Passacaille. Moderato

Le concert a été enregistré audio à la demande jusqu'au 9 novembre

Source : la chronique a aussi trouvé son inspiration dans le programme particulièrement bien documenté de la soirée.