À quelques jours de la première, le chroniqueur Albert Wolff, que le Figaro a envoyé à Bayreuth pour y couvrir le premier Ring, rappelle dans sa Gazette les sources mythologiques qui ont inspiré Wagner. À son habitude, il en profite pour porter des coups d'estoc contre l'homme Wagner.
| La saga des Nibelungen dans les chromos Palmin. (vers 1910, série Palmin 93) (1) |
Le Figaro du 11 août 1876
GAZETTE D'UN PARISIEN
L'échéance fatale approche ; à mesure que je m'avance vers le festival de Bayreuth, je deviens inquiet. Voici cinq ou six jours que je me promène avec les livrets de M. Wagner et toutes les brochures explicatives, enfin avec toute une littérature spéciale qu'un de mes amis a spirituellement appelée Le Guide de l'étranger dans la musique de l'avenir.
Aujourd'hui je voudrais bien, sans ennuyer le lecteur, si cela se peut, vous dire rapidement quelques mots sur l'épopée où M. Wagner a puisé les livrets de ses opéras. Mais auparavant, il est, je crois, utile d'expliquer pourquoi l'homme dit de l'avenir a fait reconstruire le théâtre de Bayreuth ? C'est lui même qui l'explique dans l'avant-propos du volume qui contient les quatre poèmes dont la lecture, en ce qui concerne les vers, vous procure une de ces jouissances que je ne saurais comparer qu'au plaisir qu'éprouve un gourmet lorsqu'un restaurateur lui sert une double semelle, sauce madère.
*
* *
Ce que veut M. Wagner, le voici à peu près.
L'homme de l'avenir confesse, avec cette outrecuidance qui lui est propre, qu'aucune scène ne peut représenter son œuvre. Il ne veut pas de ce public qui, après le labeur du jour, va au théâtre pour se distraire, de ce public imbécile de tous les peuples qui va tout bonnement entendre Guillaume Tell ou les Huguenots ; il lui faut un public à part qu'il puisse entraîner dans une ville de province et à ce point détaché de l'humanité, qu'après avoir médité toute la journée sur le plaisir du soir, il vienne au théâtre, sévère et recueilli comme on entre dans une église. Les premiers accords de l'orchestre mystique (c'est l'expression de M. Wagner), doivent envelopper l'esprit de l'auditoire, l'arracher à la vie terrestre et le transporter dans les régions pures de l'idéal. C'est pour ce motif que M. Wagner a ressuscité la vieille scène de Bayreuth avec l'argent des princes, et, grâce, dit-il, à une association d'hommes et de femmes aimant les arts, et possédant une fortune suffisante pour lui fournir les moyens d'une première représentation modèle sur un théâtre modèle. M. Wagner engage les princes à ne plus subventionner les théâtres immondes qui jouent ce que l'humble mortel appelle « l'Opéra » et à réserver leurs fonds pour soutenir le théâtre modèle qui, lui, ne représentera que le « drame lyrique », créé par M. Wagner.
*
* *
Voilà qui est net et clair ! À la hotte l'oeuvre de Rossini ! À la hotte l'œuvre de Meyerbeer ! À la hotte les opéras de tous les temps et de tous les peuples. Voici le chiffonnier qui passe. D'un coup sûr il arrache les vieilles affiches et les lance par-dessus sa tête dans la hotte de l'avenir. À la hotte le Prophète! À la hotte Faust ! A la hotte la Muette ! Ils y gisent tous, pêle-mêle, les anciens et les modernes, comme des grenouilles dans une mare !
Et quand je pense que Mozart, mort si jeune, a composé son immortel Don Juan sans écrire la moindre brochure explicative ni avant, ni pendant, ni après ; qu'il lui a suffi d'ouvrir les écluses de son génie pour inonder le monde de ces admirables inspirations, faites d'émotion et de bonne humeur ; que, tout bêtement, l'œuvre une fois terminée, il l'a livrée, non à un public spécial mais, à cette foule de tous les pays, qui, dans son ensemble, constitue l'humanité. Quand je songe à tout cela, l'homme de l'avenir qui est un halluciné disparaît dans une trappe et l'homme du passé qui fut tout simplement un génie s'élève rayonnant de gloire sur le pic le plus escarpé de l'art vrai, de cet art qui vient du cœur et va droit à l'âme.
*
* *
Maintenant un mot des Nibelungen.
Le poème du moyen âge qui a inspiré M. Wagner, est le résultat d'un grand nombre de légendes distinctes qui, confondues en une seule épopée, forment dans leur ensemble un livre admirable. C'est l'histoire des passions humaines se déchirant entre elles la soif de l'or, l'amour, la haine, la vengeance, traversent cette épopée avec leur cortège, laissant sur leur passage une mer de, sang. La princesse Kriemhilde, sœur du roi Gunther, résidant à Worms, en est l'implacable héroïne. Un fils du roi, Siegfried, venu à Worms pour voir la princesse, arrive juste au moment où les Danois et les Saxons ont déclaré la guerre au frère de Kriemhilde. C'est ce Siegfried de la légende qui a conquis l'immense trésor que les Nibelungen, dans leur fuite, ont enfoui dans le Rhin; il a pris au nain redoutable, Alberich, le casque qui rend invincible le chevalier qui le porte; c'est lui encore qui a tué un monstre et s'est baigné dans son sang, qui met à l'abri du glaive et du javelot, il demande la main de la princesse.
Hagen, le fidèle serviteur du roi, connaît seul les hauts faits du héros aimé. Le roi, qui est veuf, met une condition à l'union des amants : Siegfried combattra la terrible reine Kriemhilde du Nord, que nul n'a pu vaincre en combat singulier. Le prince part, désarme l'amazone et la force à le suivre à Worms, pour se rendre au roi. Kriemhilde ne connaît pas son véritable vainqueur, rendu invisible par le fameux casque du nain Alberich. Après les fêtes des épousailles, Siegfried part avec sa femme aimée pour son royaume sur les confins de la Hollande.
Dix années se sont écoulées. Le roi Siegfried et la reine Kriemhilde viennent rendre visite au roi Gunther et à la reine Brunhielde ; la querelle éclate entre les deux princesses. Kriemhilde, dans un accès de colère, déclare à son ennemie que ce n'est point le roi Gunther, mais bien son époux adoré, le beau et vaillant Siegfried qui l'a vaincue, et pour preuve, elle lui montre l'anneau et la ceinture qu'elle a perdus dans le combat. Dès ce moment, la mort de Siegfried est décidée. Brunhielde charge de cette vengeance Hagen, le fidèle serviteur de son roi. La douce Kriemhilde, tremblant pour son époux, prie ce même Hagen de veiller sur son Siegfried. Le sang du monstre le rend invulnérable, mais il a entre les deux épaules, une place que le sang du dragon n'a pas mise à l'abri de l'arme. Entre les deux reines, Hagen n'hésite pas. Fidèle serviteur de sa souveraine, il tue Siegfried pendant la chasse.
Depuis la mort de Siegfried, la douce Kriemhilde est devenue une panthère ; elle ne songe plus qu'à venger son époux assassiné. Une occasion se présente. Le roi des Huns, Etzel, envoie un ambassadeur chargé de demander pour lui la main de Kriemhilde. Elle consent à la condition que ce roi puissant devienne son vengeur. Pendant sept ans, elle médite son plan. La naissance d'un fils lui fournit l'occasion tant désirée. Le roi des Huns invite le frère de Kriemhilde à venir le voir. Gunther part avec son fidèle Hagen, accompagné de mille chevaliers et de 9.000 valets ; ils arrivent dans le pays des Huns. À la vue de Hagen, l'assassin de Siegfried, la reine appelle les Huns au combat contre ses compatriotes et ses hôtes. C'est ici que se place le récit épique des combats. Ce n'est de part et d'autre qu'un massacre sans trêve ni merci. Il y a un passage de l'épopée terrible entre tous. Le roi Gunther, Hagen et une poignée de leurs gens se sont barricadés dans une maison à laquelle Kriemhilde fait mettre le feu ; ils se défendent contre les flammes avec leurs boucliers en acier, et comme ils sont menacés de mourir de soif dans le brasier où ils sont enfermés, ils boivent le sang des blessés.
Le roi Gunther et Hagen faits prisonniers sont conduits devant la reine. Ce sont les seuls qui aient survécu au combat. Kriemhilde saisit un glaive et de sa propre main elle tue Hagen d'abord, son frère ensuite. Siegfried est vengé mais à son tour la reine tombe frappée par un de ses serviteurs indigné de l'assassinat des deux autres.
De tous ces combattants, le roi des Huns survit seul. L'épopée ne dit pas si le veuf est resté inconsolable jusqu'à la fin de ses jours.
Par le rapide résumé qui précède, le lecteur jugera sans doute que ce n'est pas précisément le Postillon de Longjumeau que M. Wagner a coupé en quatre morceaux pour les représentations de Bayreuth. Ils se contenteront, je l'espère, de cet aperçu général du poème épique qui, avec une grandeur digne de l'antiquité, dépeint les passions, les vertus et les bassesses humaines.
M. Wagner ne s'est pas contenté de mettre au théâtre les héros de cette partie purement humaine de l'épopée qui a delà fourni tant de tragédies au théâtre allemand. Il est remonté aux premières traditions de la légende dans laquelle les dieux du Nord jouent un rôle important. Sous la plume de M. Wagner, le poème héroïque est devenu une sorte de féerie dans laquelle il est assez difficile de se débrouiller.
*
* *
Voilà le spectacle curieux qui m'attend à Bayreuth, sans compter que le théâtre est bâti d'après un plan de M. Wagner, avec un orchestre invisible et un luxe de décors et de flammes de Bengale dont on nous promet monts et merveilles.
Mais avant d'entrer dans la ville, je voudrais bien dire un mot personnel à M. Wagner.
Oui, monsieur Wagner, Paris qui a fait un bon accueil à Rienzi, a été moins tendre pour le Tannhäuser. Cette légende, si chère au peuple allemand, n'eux pas le don de séduire le public de l'Opéra. Mais de cette tempête le Conservatoire et les concerts populaires ont sauvé les épaves. On vous a souvent applaudi à outrance, très souvent, et dans ces derniers temps, on vous a parfois sifflé. Dire que dans votre œuvre on ait sifflé toute la nation, c'est une prétention que vous ne sauriez avoir, quelle que soit votre vanité! Ces sifflets étaient la réponse à une brochure nauséabonde dont vous avez essayé d'accabler Paris qu'on pouvait croire à l'agonie !
Depuis les terribles événements de 1870, monsieur Wagner, je me suis tenu à l'écart des discussions ardentes. Le rôle d'un honnête homme comme moi, n'était pas de prendre part à la querelle entre deux pays, dont l'un fut mon berceau et dont l'autre m'a tendu une main hospitalière quand, inconnu et pauvre, je suis venu lui demander du travail et un tout petit peu de cette renommée qu'il prodigue. L'estime de mes lecteurs a été la récompense de ce silence obstiné. Paris, Monsieur, comprend à demi mot les choses de la délicatesse et les subtilités de l'honneur.
Mais aujourd'hui, Monsieur, que je me trouve sur la terre allemande, en face de vous, je tiens à vous dire dans le blanc des yeux que votre pamphlet contre Paris [Une Capitulation] a été une vengeance plate et odieuse. Les cendres de Henri Heine, l'immortel poète, et de Louis Boerne, le grand satirique, en ont dû tressaillir de honte et de colère sous la terre parisienne où elles reposent.
Paris, Monsieur, n'a pas toujours été cette cité expirante, à laquelle il vous a plu de donner le coup de pied de l'avenir. La grande ville fut, dans un temps dont il convient de se souvenir, le pays hospitalier où les plus grands esprits de l'Allemagne, chassés de leur patrie ingrate par la police, sont venus se réfugier contre une persécution abominable poursuivant ceux qui aimaient la liberté, si chère à tous les penseurs. Je crois même, monsieur Wagner, que vous étiez du nombre, alors que simple barricadier de Dresde, vous avez demandé à Paris un abri contre la peine de mort dont vous étiez menacé sur le sol natal !
Regardez maintenant ce Paris que vous avez insulté. Le voici debout avec son admirable intelligence et son magnifique instinct d'artiste sans se préoccuper de votre indigne pamphlet, il veut savoir si vous êtes vraiment le grand musicien, qu'on a dit appelé à bouleverser un art démodé. Les artistes et les journalistes parisiens arrivent en nombre à Bayreuth, non pour vous siffler mais pour vous écouter. Dites maintenant, Monsieur, si Paris ne fait que danser le cancan à Mabille ? Et maintenant, à nous deux, monsieur l'artiste ne parlons plus du misérable pamphlétaire qui a commis une méchante action un jour que son intelligence était absente. Paris a, comme on dit, les reins si solides, qu'il peut, avec une dédaigneuse hauteur, oublier qu'en un jour de démence, un musicien d'un grand talent, s'est déguisé en hercule de la foire pour essayer de tomber les tours de Notre-Dame.
Albert Wolff.
(1) 1. Siegfried chez Mime 2. Le combat de Siegfried contre le dragon 3. Comment Siegfried fut trompé 4. Siegfried tue Mime 5. Siegfried s'empare du trésor des Nibelungen 6. L'entrée de Siegfried à Worms
La firme Palmin a publié trois séries, de 6 chromos chacune, consacrées à la saga des Nibelungen.





