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vendredi 12 septembre 2025

Bayreuth Baroque 2025 — Récital Porpora et Haendel de Julia Lezhneva et Franco Fagioli


La soprano russe Julia Lezhneva et le contre-ténor argentin Franco Fagioli forment un couple lyrique très apprécié du Festival Bayreuth Baroque qui les a réinvités cette année pour un récital d'airs et de duos de grands maîtres du baroque. Les deux grands rivaux Porpora et Haendel  sont au coeur d'une soirée  animée par l'Orchestre de l’Opéra Royal de Versailles et son directeur musical, le bouillonnant violoniste virtuose Stefan Plewniak

Les deux chanteurs se connaissent depuis longtemps. En 2016 déjà, ils interprétaient Rinaldo et Almirena en version de concert à la Monnaie de Bruxelles et au Théâtre des Champs-Élysées dans le Rinaldo de Haendel. En 2020, ils avaient brillé lors du premier Festival Bayreuth Baroque en Adalgiso et Gildippe dans Carlo il Calvo de Nicola Antonio Porpora. En 2024, ils interprétaient à Versailles Acis et Galatée dans le Polifemo du même compositeur. Trois exemples parmi tant d'autres qui leur ont constitué un bagage solide pour leurs retrouvailles bayreuthoises.

L'orchestre baroque versaillais de 19 interprètes s'est installé sur la scène qui a gardé comme écrin le décor de palais vénitien conçu par Helmut Stürmer pour le Pompeo Magno de Cavalli. Le violoniste Stefan Plewniak anime le spectacle avec un art de la mise en scène consommé. Avec ses longs cheveux aux mèches virevoltantes, sa stature imposante revêtue d'une longue redingote de satin noir, il dirige l'orchestre avec des mouvements emphatiques de la main, du bras et de tout le corps même, et donne une interprétation débordante de passion et d'énergie du parcours musical de la soirée. Le dialogue de deux violons qui s'expriment dans une espèce de danse est un moment aussi captivant que ravissant.

La soirée enfile des perles musicales sur le somptueux collier des arias da capo virtuoses de l'opera seria, des arias qui, dans leur troisième mouvement, lors du retour final du thème principal, laissent aux chanteurs une grande liberté de vocalises et d'ornementations. Le menu du jour est impressionnant avec ses arias passionnés qui partent en fusées, ses vocalises haut perchées, la virtuosité et l'exubérance sonore de l'orchestre et des chanteurs. Au compteur du nombre de notes c'est Porpora qui l'emporte sur Haendel. On se souviendra que Porpora, en dehors de son travail de compositeur, était également connu comme un professeur de chant redouté qui, bien qu’ayant tendance à maltraiter ses élèves, savait les les mettre en valeur. Parmi ses élèves figuraient des castrats de grand renom, dont certains sont encore célèbres aujourd'hui, tels que Farinelli, Caffarelli et Antonio Uberti, qui adopta le nom de scène Porporino en hommage à son professeur. La musique de Porpora était extrêmement populaire auprès des chanteurs de son époque ; en tant que professeur de chant et expert en voix, il s'adaptait aux qualités spécifiques de chaque ensemble dans ses opéras, flattant les voix des chanteurs et poussant leurs capacités vocales à leurs limites. 


Ce sont ces limites qu'atteignent et semblent même dépasser Julia Lezhneva et Franco Fagioli qui, de bonnes voix, ont donné vie aux émotions profondes des airs de Porpora avec une sonorité exquise soutenue par une brillante technique. La virtuosité de Julia Lezhneva est un enchantement : ses lignes de chant bien dessinées, ses vocalises précises et rapides, les sons légers, volatiles et joyeux avec des aigus argentés, portés par une voix puissante, tout est séduisant chez la soprano colorature originaire de l'île de SakhalineFranco Fagioli gagne progressivement en présence scénique. On est très vite captivé par ses prouesses vocales, ainsi de ces longues tenues de notes flûtées qui en disent long sur sa parfaite maîtrise du souffle. Dans ces moments la technique et la performance l'emportent sur l'expression émotionnelle. En deuxième partie, il fait davantage la démonstration de l'étendue de sa voix qui porte sur trois octaves, avec des jeux subtils et rapides entre les aigus et les graves, qui laissent pantois d'admiration. Lors des duos, les voix des deux chanteurs se répondent et s'entrelacent en parfaite harmonie. Leur "Dimmi che m'ami o cara" extrait de Carlo il Calvo dépasse toutes les attentes.

Des applaudissements nourris, des cris et des bravos sonores, une standing ovation suivis de rappels sont venus saluer cet excellent orchestre, son violoniste magicien et ces deux merveilleux chanteurs. 

Crédit photographique @ clemens.manser.photography

mercredi 10 septembre 2025

Bayreuth Baroque 2025 — Pompeo Magno de Cavalli ou le triomphe de l'excellence

Max-Emanuel Cenčić (Pompeo Magno) et Valer Sabadus (Servilio)

" Le XXIème siècle sera sans aucun doute un siècle Cavalli. "
Leonardo García–Alarcón

Pour sa sixième édition, le Festival Bayreuth Baroque revient charmer un public de mélomanes avertis dans le cadre exceptionnel de l'Opéra des Margraves, entré en 2012 au patrimoine mondial de l'humanité, avec en point d'orgue du festival 2025 une nouvelle production de Pompeo Magno de Francesco Cavalli.

Créé en 1666 au Teatro San Salvatore de Venise, Pompeo Magno est le troisième des six opéras à sujets historiques romains de Francesco Cavalli, dont la série constitue les six derniers opus lyriques de Cavalli : Scipione Affricano, Muzio Scevola, Pompeo Magno, Eliogabalo, Coriolano, Massenzi, tous opéras dont la force dramaturgique de ses opéras est essentiellement basée sur le récitatif. Pompeo Magno n'a en fait d'historique que le nom. Si le sujet de l'opéra est emprunté à l'histoire romaine, il est surtout une éblouissante comédie d’intrigues et de malentendus. Le livret est de la plume du très prolifique poète, librettiste et impresario bergamasque Nicolò Minato (1627-1698) qui fit carrière à Venise, de 1650 à 1669, et à Vienne, de 1669 jusqu'à sa mort. On lui doit plus de 200 livrets, surtout viennois. Sept d'entre eux furent écrits pour Cavalli. 

Pompeo Magno fut joué en Italie  jusqu'à la fin du 17ème siècle, pour ensuite disparaître des scènes. Sa redécouverte est due à l'initiative conjointe du chef argentin Leonardo García–Alarcón, le spécialiste mondial de Cavalli, dont l'ambitieux projet est de ressusciter les 27 opéras conservés du compositeur, et du metteur en scène Max-Emanuel Cenčić, qui est également l'interprète du rôle-titre. Pompeo Magno représente un sommet de l’histoire naissante de l’opéra, mêlant avec virtuosité tous les éléments de l’art lyrique de l’époque pour créer un drame dense et riche en nuances. 

Nicolò Balducci (Sesto), Mariana Flores (Issicratea)

L'intérêt pour les opéras de Cavalli n'est pas nouveau. Son oeuvre est conservée à la Biblioteca nazionale Marciana (Bibliothèque de Saint-Marc)  de Venise. Le problème c'est qu'ils n'ont pas été tous publiés et qu'en amont de la production de ses opéras, il y a un important travail d'édition à effectuer. En 1931, le musicologue français Henry Prunières (1886-1942) appelait déjà ce travail de ses vœux dans son ouvrage consacré à Cavalli :  

Ce grand musicien trop oublié nous apparaît avec sa force évocatrice et expressive, sa fougueuse imagination, son sens décoratif, sa vigoureuse sensualité, sa puissance dramatique comme une sorte de Tintoret de la Musique. Mais tandis qu’il nous suffit d’entrer dans un musée pour admirer les toiles rayonnantes de ce grand artiste, il nous faut aller, la plume à la main, chercher dans les partitions de la Marciana les traces du fulgurant génie qui les a créées. Il est pourtant des opéras comme Giasone, Ercole Amante, Scipione Africano, Pompeo Magno... qui pourraient renaître pour notre joie. Quel bienfaisant magicien délivrera la Musique enfermée dans les belles reliures dorées de la Marciana ? Qui saura la rappeler de son long sommeil et la fera sortir à la lumière, tel dans La Virtù dei Strali d'Amore, Meonte délivré des enchantements des sorcières ? 

80 ans après la formulation de ce souhait, le bienfaisant magicien s'est enfin matérialisé en la personne de Leonardo García–Alarcón, un chef spécialiste de la musique italienne du Seicento qui fonda l'orchestre baroque de la Cappella Mediterranea en 2005. Il se vit consacré au Festival d'Aix-en-Provence 2013 avec sa direction de l'Elena de Cavalli. Il fit ensuite ses débuts au Palais Garnier en 2016 avec son Eliogabalo du même compositeur En 2017  il dirigea Il Giasone au Grand Théâtre de Genève et L'Erismena à nouveau à Aix-en-Provence. Elena et Il Giasone ont fait l'objet d'un DVD. On lui doit aussi un CD avec la Cappella Mediterranea et Marianna Flores intitulé Francesco Cavalli. Heroines of the venitian baroque.

Mühlbacher (Farnace), Contaldo (Mitridate), Flores (Issicratea)

Le grand général Gnaeus Pompée (Pompeo Magno) est revenu victorieux à Rome après sa troisième campagne de conquête et est célébré comme un héros par les grands du royaume ainsi que par César lui-même. Mais il n’est pas temps de se reposer sur ses lauriers, car à la cour romaine, loin du vacarme des batailles, des combats secrets faits d’amour, de désir, de trahison et de jalousie se déroulent à huis clos : Sesto, le fils de Pompeo, convoite la belle prisonnière de guerre Issicratea, sans savoir qu’elle est l’épouse de Mitridate, adversaire de son père et que l’on croyait mort. Mais Mithridate est vivant et se trouve incognito à Rome, où il met à l’épreuve la fidélité de son épouse et la loyauté de son fils Farnace. Pompeo, de son côté, est tombé amoureux de Giulia, la fille de César, qui a cependant déjà promis son cœur à Servilio. Le redoutable conquérant devra ainsi se prouver également en tant qu’homme...

L'action de Pompeo Magno se déroule à Venise, dans laquelle tragédie et comédie se côtoient et les émotions profondes alternent avec des scènes grotesques pleines d’esprit. Max Emanuel Cenčić met en scène cet univers foisonnant de personnages et de couleurs issu du joyeux et exubérant esprit du carnaval et de la Commedia dell’arte, avec une inventivité et une énergie débordantes. En 1666, date de la création de l'opéra, Venise approchait de la fin de la guerre de Candie, qui dura 25 ans. Les Turcs cherchaient à conquérir la Crète, alors sous domination de la République de Venise, alors une grande puissance méditerranéenne. Ils y parvinrent trois ans plus tard. Cette atmosphère de guerre a pu inspirer Pompeo Magno qui oscille entre rêve et réalité. La mise en scène associe avec beaucoup de subtilité le personnage de Pompée à celui du Doge de Venise. Le passé se mêle au présent dans une histoire où les intrigues secondaires, le plus souvent comiques, prennent nettement le pas sur l'évocation historique. À titre d'exemple, le triumvirat de Pompée, Crassus et César n'est évoqué que dans un récitatif qui tient sur une seule page.

Ensemble et Max-Emanuel Cenčić (Pompeo)

La scénographie d'Helmut Stürmer place l'action  dans un palais vénitien comme celui du Ca' Rezzonico, auquel le programme emprunte le motif de la fresque des Pulcinellas. Pulcinella, notre polichinelle, est ce personnage de la Commedia dell'arte coiffé d'un bonnet blanc, portant un masque noir qui couvre la moitié du visage, avec un nez crochu rappelant la forme d'un bec. On retrouve dans le décor les fenêtres en ogive vénitiennes et l'emblématique lion ailé et la nécessaire ouverture du palais sur le canal. Pompeo y arrive dans une gondole d'apparat. Plus avant, le fond de scène montrera la lagune ou se verra paré d'une de ces fresques mythologiques qui décoraient les plafonds des palais ou des opéras, comme celui de la Margrave à Bayreuth. La mise en scène bouillonne d'extravagance et de lubricité : Max Emanuel Cenčić nous plonge dans la folie populaire du carnaval vénitien, une période où tout semble permis sous le couvert des déguisements. La scène pullule de nains en habits de pulcinella et de naines en robes fleuries dépoitraillées comme des prostituées. Les nains étaient un des topos du carnaval. Non loin de Venise les concepteurs de la Villa Valmarana ai Nani, construite à l'époque du Pompeo Magno. avaient dispersé 17 sculptures de nains dans les jardins, pour par la suite s'en venir décorer le mur d'enceinte. Les personnages masqués, qu'ils soient nains ou de plus grande taille, portent des  braguettes,  une pièce de tissu rembourrée recouvrant les parties génitales, qui pouvait prendre d'impressionnantes proportions valorisant le membre viril et par là même la puissance sexuelle de leurs possesseurs. L'extravagance sexuelle est partout, elle donne dans l'emphase comique sans pour autant sombrer dans la vulgarité.  C'est toute la bouffonnerie burlesque et grotesque du comique carnavalesque des carêmes prenants. Ces énormités côtoient cependant l'expression exacerbée des sentiments les plus délicats. Aux côtés des grivoiseries, les récitatifs évoquent l'amour éperdu, les affres de la passion non partagée, le désir de mort, l'abnégation. le sens du  sacrifice ou le deuil. La costumière Corina Gramosteanu rend brillamment compte tant du foisonnement des costumes et des masques carnavalesques que de la somptuosité des costumes de cour, particulièrement des costumes d'apparat du doge.

Leonardo García–Alarcón

Leonardo García–Alarcón et la Capella Mediterranea ont livré un travail d'orfèvre dans le rendu d'une partition encore marquée par les raffinements des lignes mélodiques et par l'importance restée prépondérante des récitatifs à une époque où les opéras accordaient une place de plus en plus importante aux arias. Les récitatifs puisent dans le fonds musical de la cantate et du madrigal, ils ont un caractère mimétique, ils s'ingénient à peindre de manière vibrante chaque idée que suggère le texte du livret. Les rares arias sont plutôt courts et ne recherchent pas la virtuosité. Cavalli a fait évoluer le recitar cantando des premiers opéras florentins vers une nouvelle forme de cantar recitando « à la vénitienne ». Il multiplie dans les scènes de courtes sections d'arie. Mélodiste raffiné et original, le compositeur ne s'adonne jamais à la virtuosité, mais assouplit son récitatif, propose des lignes perpétuellement mélodieuses tout en respectant les impératifs de la prosodie. Ses lamenti sont conçus de manière ingénieuse, il s'agit d'attirer l'attention vers l'action dramatique, la richesse des moyens musicaux est mise au service de l'étonnement et de l'émerveillement du public. Ainsi les récitatifs prennent-ils tout à coup une forme mélodique, répètent en séquence une même phrase, puis continuent à déclamer, ils deviennent alors des ariosos. Leonardo García–Alarcón est un chef au dynamisme charismatique contagieux qui incite ses musiciens à un jeu très physique. Les musiciens accompagnent le jeu de leur instrument de tout leur corps, ils forment comme un essaim chantant et mouvant inspiré par les mélodies dont ils interprètent la puissance rythmique.

Dominique Visse (Delfo) et Marcel Beekman (Atrea)

Pompeo Magno est servi par un plateau de treize chanteurs tous remarquables dont on finit par identifier les rôles sous les masques. L'esprit de troupe prévaut sur les excellentes performances individuelles. Le rôle-titre est admirablement interprété par Max-Emanuel Cenčić, qui est l'âme du Festival. Il compose un Pompeo généreux, vieillissant et bonhomme, en concurrence avec le Scipione Servilio de Valer Sabadus avec qui il dispute la main de Giulia, la fille de Cesare (Sophie Junker), deux personnages qui  rivalisent de politesses et d'abnégation. La soprano argentine Mariana Flores donne une éblouissante Issicratea particulièrement saisissante dans l'expression de la fureur, pour laquelle elle semble prendre les traits d'une Méduse caravagesque avec des yeux exorbités de colère et une bouche vindicatrice. Le contre-ténor autrichien Alois Mühlbacher fait des débuts bayreuthois acclamés en Farnace. Il se montre extrêmement touchant dans la belle phrase à 3 temps de style arioso par laquelle Farnace supplie son père Mitridate de lui laisser boire avant lui le poison. Le ténor Valerio Contaldo dresse un Mitridate férocément jaloux et rempli d'une mâle assurance auquel il confère de sombres couleurs. Le jeune contre-ténor italien Nicolò Balducci, très acclamé et primé dans les concours d'opéra, donne un Sesto d'anthologie avec une présence scénique incandescente et les souplesses d'une voix au timbre lumineux. Pourvu de telles qualités, le pauvre Sesto ne parvient cependant pas à séduire la très vertueuse Issicratea. Deux rôles en jupons rivalisent pour la palme de la composition la plus hilarante : l'intrigante Arpalia du contre-ténor Kacper Szelążek, une dangereuse sorcière, et la drolatique Atrea du ténor de caractère Marcel Beeckman qui brûle les planches de sa présence incandescente. 

Le public aux anges a réservé une standing ovation à cette production qui tutoie l'excellence, Avec des zélateurs comme  Max-Emanuel Cenčić et Leonardo García–Alarcón on peut sans se risquer prédire des lendemains qui chantent aux opéras de Francesco Cavalli. 

Mariana Flores (Issicratea)

Distribution

Leonardo García–Alarcón, direction musicale
Max-Emanuel Cenčić, mise en scène
Helmut Stürmer, scénographie
Corina Gramosteanu, costumes
Léo Petrequin, lumières
Constantina Psoma, assistante mise en scène
Max-Emanuel Cenčić & Fabián Schofrin, dramaturgie

Max-Emanuel Cenčić Pompeo Magno
Mariana Flores  Issicratea
Valerio Contaldo Mitridate
Alois Mühlbacher Amore / Farnace
Nicolò Balducci Sesto
Sophie Junker Giulia
Victor Sicard Cesare
Nicholas Scott Claudio
Valer Sabadus Scipione Servilio
Jorge Navarro Colorado Crasso
Marcel Beekman Atrea
Dominique Visse Delfo
Kacper Szelążek Arpalia

Cappella Mediterranea Orchestre en résidence au Festival d’Opéra Baroque de Bayreuth 2025

Crédit photographique @ clemens.manser.photography

Bibliographie

Henry Prunières, Cavalli et Les opéras de Cavalli in La Revue Musicale, janvier en février 1931.
Henry Prunières, Cavalli et l'Opéra vénitien, Rieder, 1931.
Jane Glover, Cavalli, Londres, Batsford, 1978.
Olivier Lexa, Francesco Cavalli, Actes Sud, 2014.
Programme du Festival de Bayreuth Baroque 2025.

Crédit photographique @ clemens.manser.photography

Prochaines représentations

Les 12 et 14 septembre 2025 à l'Opéra des Margraves de Bayreuth.

À voir sur Arte Concert à partir du 17 septembre 2025
Et / ou en version concertante au Théâtre des Champs-Élysées le 1er octobre.

mardi 2 septembre 2025

1802 — Le scandale de l'enterrement de Marie-Adrienne Chameroy, danseuse à l'Opéra de Paris / Le poème de François Andrieux.

Dans ses Chroniques et légendes des rues de Paris, parues en 1864 chez E. Dentu à ParisEdouard Fournier (1819-1880) rapporte les tristes circonstances de l'enterrement de Marie-Adrienne Chameroy, danseuse de son métier, décédée à 23 ans des suites d'une couche. 

 
Saint Roch et son chien sortent de l'église Saint Roch pour en refuser l'accès à la défunte 
Lithographie coloriée à la main, conservée aux Musées de la Ville de Paris et au British Museum

" [...] Le 15 octobre 1802, une des plus agréables danseuses de l'Opéra, mademoiselle Adrienne Chameroy, était morte, dans ce quartier, qui depuis plus d'un siècle était celui des mœurs faciles. Saint-Roch était sa paroisse, on l'y porta. Le curé, M. Mardhuel, en fit fermer les portes, disant qu'une femme de théâtre ne pouvait, même morte, être admise dans le saint lieu et avoir part aux bénédictions de l'Église. Grand scandale et longue rumeur, surtout dans cette partie fort nombreuse alors de la population, que le rétablissement du culte avait fait murmurer, et qui, avec raison, ne pouvait admettre que les églises n'eussent pas été rouvertes pour tout le monde. L'affaire eût sans doute dégénéré en émeute, si le comédien Dazincourt n'eût calmé l'effervescence de ses camarades qui accompagnaient avec lui le convoi, et si un desservant voisin, celui des Filles-Saint-Thomas, devenue succursale de Saint-Roch, n'eût montré plus de tolérance et d'hospitalité. Il ouvrit toutes grandes les portes à la pauvre pécheresse, fit dire l'office pour elle, et l'accompagna jusqu'au cimetière Montmartre, où son tombeau se vit longtemps près de celui que les restes du philosophe Saint-Lambert devaient venir occuper peu de temps après.

Le retentissement de cette affaire fut très long. L'opinion publique froissée ne se calma qu'après une satisfaction que le premier Consul [Napoléon Bonaparte] fit un peu attendre, mais qui fut exemplaire et solennelle. Il avait rétabli la religion, et non ses abus ; le culte et non la superstition. Il exigea de l'archevêque que le curé Mardhuel [ou Marduel] serait condamné à trois mois de retraite, et il fit savoir luimême au public, par un article publié dans le Moniteur du 21 novembre suivant, (30 brumaire), la punition infligée au prêtre intolérant. Voici cet entrefilet, comme dirait un journaliste d'aujourd'hui. On y reconnaîtra la griffe du lion. « Le curé de Saint-Roch, dans un moment de déraison, a refusé de prier pour mademoiselle Chameroy, et de l'admettre dans l'église. Un de ses collègues, homme raisonnable, instruit de la véritable morale de l'évangile, a reçu le convoi dans l'église de Saint-Thomas, où le service s'est fait avec toutes les solennités ordinaires. L'archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de Saint-Roch, afin qu'il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la méditation il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses, conservées par quelques rituels, et qui, nées dans des temps d'ignorance, ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leurs niaiseries, ont été proscrites par le Concordat et la loi du 18 germinal. »

Le dernier mot chez nous, même dans les choses sérieuses, est toujours aux faiseurs de chansons et aux plaisants. La chose finie, ils s'en amusent encore. Le rire cette fois vint d'Andrieux, et ce nom suffit pour prouver qu'il fut modéré, du bout des lèvres, et sans grand éclat. C'est dans une brochure en vers de quelques pages qu'il retentit avec une malice plus voltairienne d'intention que d'effet. Elle a pour titre: Saint Roch et saint Thomas à l'ouverture du céleste manoir pour mademoiselle Chameroy.

La danseuse se présente au porte-clefs du ciel. Saint Pierre lui dit qu'avant d'entrer il faut passer par l'église, et lui demande si elle n'a pas quelque bienheureux dans ses connaissances. Je dois, répond-elle(2 ), Je dois connaître un saint en ic en oc, Dont à Paris, j'étais la paroissienne, Aidez-moi donc, serait-ce point saint Roch ? On le fait venir. Il questionne la belle, l'interroge sur ce qu'elle a fait dans le monde, et quand elle a répondu, en pécheresse sincère, il la repousse en patron bourru. Elle se désole, saint Pierre la rassure : Consolez-vous, dit l'indulgent apôtre : Quand par hasard un saint nous veut du mal, On peut souvent être aidé par un autre. Adressez-vous au complaisant Thomas Qui par bonheur demeure à quatre pas. Saint-Thomas l'accueille, la bénit, elle monte au ciel, et Andrieux, finit par ces vers d'heureux présage pour la béatification future de l'Opéra tout entier : Ô vous soutiens de ce bel Opéra, Tous que sur terre on fête, on préconise, Qu'on applaudit, et qu'on applaudira, En attendant que l'on vous canonise, Vestris, Millet, Delille, et cætera ; Troupe élégante, aimable, bien apprise, Vous voilà donc en paix avec l'Église ! En paradis chacun de vous ira, Mais que ce soit le plus tard qu'il pourra.

Le poète avait dit son mot, les saints voulurent dire le leur. Un rimeur de la même veine le leur prêta, dans une brochure de taille pareille qui a pour titre : Réponse de saint Roch et de saint Thomas à saint Andrieu. Dieu, jouant le rôle du premier Consul, met saint Roch en pénitence, et la brochure se termine ainsi : 

Lors tous les saints d'applaudir avec feu 
Le jugement, la sagesse de Dieu. 
Saint Thomas part, retourne vers ses filles.
Le vieux saint Roch va se mettre sous grilles, 
Saint Andrieu prend le petit chemin 
Qui le conduit dans le trou de Dabin. 

C'est chez Dabin que la brochure d'Andrieux avait paru. Sa boutique se trouvait dans un coin du Palais du Tribunat (Palais-Royal) au bas de l'escalier de la bibliothèque.

Telle est la fin de l'histoire de l'enterrement de mademoiselle Chameroy, et du couvent des Filles-Saint-Thomas, dont les cloches ne s'étaient guère réveillées que pour cette pécheresse.  [...] "

A l'époque des faits, le Journal officiel rendait ainsi compte de ce qui s'est passé à Paris au sujet de l’enterrement de Mlle. Chameroy, et de la punition infligée au prêtre qui a refusé son ministère. Le curé de St. Roch, dans un moment de déraison , a refusé de prier pour Mlle Chameroy et de l’admettre dans son église. Un de ses collègues plus raisonnable, instruit de la véritable morale de l’évangile, a reçu le convoi dans l'église des Filles St. Thomas, où le service s'est fait avec toutes les solennités ordinaires. L’archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de St. Roch, afin qu’il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de prier, même pour les ennemis, et que rappelé à ses devoirs par la méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses consacrées par quelques rituels, et qui, nées dans le temps d’ignorance, ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leurs niaiseries, ont été proscrites par le concordat, et par la loi du 18 germinal.

La bien venue — Le début de Mademoiselle Chameroy en paradis

Querelle de Saint-Roch et de Saint-Thomas, sur l'ouverture du Manoir céleste à Mademoiselle Chameroy. Un poème en décasyllabes de François Andrieux. (1)

Du paradis savez-vous la nouvelle ?
Ces jours derniers, une morte encor belle,
Toucha le seuil du céleste manoir.
Elle était pâle; et sa tendre prunelle,
En s'éteignant, jetait une étincelle
Faible, et semblable aux feux mourants du soir.

Le vieux Saint-Pierre , à son poste fidèle ,
Par la pitié se sentit émouvoir :

— Ma chère enfant, ma belle demoiselle,
A vingt-trois ans, quoi! vous venez nous voir.
Que je vous plains !... que la mort est cruelle !
J'aurais jadis , soit dit sans vous flatter,
Pris grand plaisir à vous ressusciter ,
Mais j'ai perdu ce talent efficace.
En paradis vous cherchez une place ?
Eh! mieux que vous qui peut la mériter ?
Vous êtes jeune , aimable , intéressante !
Mais apprenez l'étiquette, le ton ;
On n'entre pas sans avoir un patron ;
Comme à la cour, il faut qu'on vous présente.
Pour satisfaire à ce devoir commun,
Parmi nos Saints, n'en serait-il pas un
Qui vous connût ou qui sans vous connaître
Voulût de vous répondre auprès du maître ? 
Je briguerais cette faveur pour moi ;
Mais un portier se tient dans son emploi.
Je n'ai point droit à la cour de paraître.

— De vos bontés, répondit Chameroy
Je suis touchée. Autant qu'il m'en souvienne, 
Je dois connaître un Saint en ic, en oc ? 
Dont à Paris j'étais là paroissienne....
Aidez-moi donc. 
                 — Serait-ce point Saint-Roch? 
— Oui, ma demeure était près de la sienne. 
À dire vrai nous nous voyions très peu ; 
Mais je payais avec beaucoup de zèle 
Pour le fêter, pour parer sa chapelle, 
Pour la façon d'ornement rouge ou bleu ; 
Que sais-je, moi ! pour l'avent, le carême...
Huit jours encor ne sont pas révolus 
Depuis que j'ai payé certain baptême,
Vingt-cinq louis que Saint-Roch a reçus 
De fort bon cœur. — Eh ! n'en dites pas plus. 
Certes, ce Saint aurait mauvaise grâce 
À refuser de vous servir d'appui : 
En assurance adressons nous à lui.
Fort à propos, voilà son chien qui passe ; 
Voilà le maître... ils ne se quittent point.

— Mon frère Roch, vous venez tout-à-point. 
J'ai dans ma loge une charmante dame 
Qui vous connaît, et de vous se réclame ; 
Accourez donc. 
                        
                         Roch arrive : — Pourquoi 
Me déranger ? et que veut-on de moi ?

La belle expose en tremblant sa requête. 
Roch l'interrompt, et d'un ton malhonnête :

— C'est bon, c'est bon....que faisiez-vous là-bas ?
Votre métier? 
                         — Mon art était la danse.
Je m'appliquais à former en cadence, 
À dessiner mes mouvements , mes pas ; 
Pour mon pays ces jeux ont des appas ; 
Et chaque soir sur un brillant théâtre 
Aux yeux ravis d'un public idolâtre, 
Je figurais, dans un ballet charmant, 
Tantôt la reine, et tantôt la bergère ; 
On s'enivrait de ma danse légère ; 
Le magistrat, le guerrier, le savant, 
La fille assise à côté de sa mère, 
Venait goûter un plaisir élégant.

— Fi ! reprit Roch,  fi ! quelle extravagance ! 
Je ne suis point ami de l'élégance ; 
Je suis grossier, et dur par piété ;
À Montpellier ,  né de pareils honnêtes,
Pouvant jouir de la société, 
De ses douceurs , j'allai parmi les bêtes.
Au fond des bois vivre seul, ennuyé,
Ayant mon chien pour tout valet de pied.
Sur un fumier j'y mourus de la peste ,
Et vous venez d'un air pimpant et leste ,
M'importuner de ballets, de plaisirs !
La danse ! ô ciel ! rien de plus immodeste.
Puisqu'à ces jeux vous perdiez vos loisirs.
Soyez damnée, et sans miséricorde.
Allez-vous en : que mon chien ne vous morde.

Pierre rougit de ce discours brutal.
— Consolez-vous, dit l'indulgent apôtre ; 
Quand par hasard un Saint nous veut du mal 
On peut souvent être aidé par un autre. 
Adressons-nous au complaisant Thomas 
Qui , par bonheur, demeura à quatre pas. 

Pierre l'appelle, et lui conte l'affaire. 
Thomas sourit : — On peut vous satisfaire...
Très volontiers... Je veux vous dire un mot ; 
Éloignons nous ma belle enfant, pour cause 
Et parlons bas. Ce Saint-Roch est un sot, 
Un triste fou que la joie indispose, 
Qui n'a rien vu, qui ne sait pas grand chose, 
Cela croit tout ; moi, je suis Saint Thomas ; 
A moins de voir, je dis : je ne crois pas. 
Fort aisément je croirai, par exemple, 
Que vous laissez là-bas bien des regrets ; 
Ces traits charmants qu'ici mon oeil contemple, 
Un peu changés, ont encor tant d'attraits ! 
Je vois des pieds, je vois des mains charmantes, 
Et qui devaient être bien caressantes.
Elles étaient libérales aussi ; 
J'en suis certain.  Or, pour entrer ici, 
C'est un grand point, un point cher aux apôtres.
Il faut toujours payer avec nous autres, 
Vous le savez.
                              — Eh bien , s'il est ainsi, 
Laissons l'emphase et les compliments fades, 
Reprit la belle, et soixante louis 
Que mes amis, mes braves camarades 
Vous donneront.                                   
                            Ces mots à peine ouïs,
Thomas ouvrait de grands yeux réjouis :
— Aux saints canons quand on est si soumise,
Chez nous, dit-il, on est sans peine admise.
Venez, venez. 
                             Pierre les introduit.
Thomas s'avance, et Chameroy le suit.
Elle entre au ciel. Son air touchant, modeste,
Charme soudain toute la cour céleste.
Le bon patron avec ardeur la sert ;
Vite il s'empresse, il arrange un concert;
Le roi David .avec Sainte Cécile
Font résonner une corde docile ;
On exécute, en genre. italien ,
Une sonate, et monsieur Saint-Julien,
Ménétrier et racleur de campagne,
D'un aigre archet, trop fort les accompagne.
Á leurs accents, notre belle dansa.
Dieu la voyait, elle se surpassa ;
Les chérubins, les thrônes, les archanges ,
Étaient ravis, la comblaient de louanges.
Le roi David, danseur très vigoureux,
Quitta sa harpe, on eut un pas de deux
Vraiment divin ; ce fut une soirée
Douce, rapide, au plaisir consacrée.
On s'amusa comme des bienheureux;
Et le ballet, goûté des trois personnes,
Trompa du ciel des longueurs monotones.
La Sainte Vierge, au moins de temps-en-temps,
Dit qu'il faudrait avoir ces passe-temps ,
Bal, opéra, concert ou comédie.

Le Saint-Esprit, qui veut plaire à Marie,
Prend la parole: — Élus du paradis, 
Voilà pourtant ce que la barbarie, 
Un zèle faux, repousse, excommunie !
De ces talents par vous-même applaudis, 
Vous jouissez, vous sentez tout le prix ! 
Vous les aimez, et Roch veut qu'on les damne !
Assurément ce Roch est un profane ;
Mais la beauté, les talents sont sacrés. 
Bien avant nous, ils étaient adorés. 
Vous le savez, vous avez lu l'histoire. 
Protégeons les, ils feront notre, gloire 
Et nos plaisirs. Des arts les favoris, 
Chers aux mortels, chez nous seraient proscrits! 
Non, non, jamais... 
                                  Aux auditeurs ravis, 
Le mouvement parut très oratoire.
Le Saint-Esprit gagna tous les esprits. 
Décret soudain : conforme à son avis. 
On ajouta pour laver tout scrupule, 
Qu'on en ferait rendre à Rome une bulle.

O vous, soutiens de ce bel Opéra, 
Vous, que sur terre en fête, on préconise,
Qu'on applaudit et qu'on applaudira, 
En attendant que l'on vous canonise, 
Vestris , Miller , Delille , etcetera. 
Troupe élégante, aimable, bien apprise, 
Vous voilà donc en paix avec l'église  !
En paradis chacun de vous ira ; 
Mais que ce soit le plus tard qu'il pourra.

(1) François Andrieux (1759-1833), Querelle de Saint-Roch et de Saint-Thomas, sur l'ouverture du Manoir céleste à Mademoiselle Chameroy. À Paris, de l'imprimerie de Pierre, rue du Paradis, n°. 3. [s.d., 1802].

lundi 1 septembre 2025

Les lauréats du 16e Concours Cesti du Festival de musique ancienne d'Innsbruck

Pierre Gennaï (3ème place), Magdalena Hinz (2ème place) et Salvador Simão (1ère place)
entre les directeurs artistiques Eva-Maria Sens et Ottavio Dantone. © Birgit Pichler

Le 16e Concours Cesti du Festival de musique ancienne d'Innsbruck s'est terminé par un brillant concert final - le ténor Salvador Simão remporte le premier prix

Le 16e Concours international de chant d'opéra baroque « Pietro Antonio Cesti » s'est terminé par des performances inspirantes le 31 août 2025. Après quatre jours de moments vocaux marquants, le jury d'experts a sélectionné ses favoris parmi les meilleurs participants.

Le premier prix a été décerné au ténor portugais Salvador Simão , qui s'est imposé face à une forte concurrence internationale grâce à sa performance convaincante. Le deuxième prix a été décerné à la mezzo-soprano allemande Magdalena Hinz , et le troisième au baryton français Pierre Gennaï. Le public a approuvé le jury et a décerné le Prix du public à Salvador Simão, lauréat du premier prix. Pierre Gennaï, troisième, a également reçu le Prix du Jeune Talent, prouvant ainsi que l'avenir de l'opéra baroque est entre de bonnes mains.

Salvador Simão (1ère place) en train de chanter son air gagnant © Birgit Pichler

Au total, 206 participants de 39 nations se sont inscrits au concours Cesti de cette année. 98 d'entre eux se sont rendus à Innsbruck en début de semaine pour concourir. Le dimanche 31 août, 10 finalistes ont démontré leur talent lors de la grande finale, devant une salle comble. Outre le public enthousiaste de la Maison de la Musique d'Innsbruck, plusieurs milliers de spectateurs ont également suivi le concert final en direct.

Le programme imposé du final comprenait un air de l'opéra « Atalante » de Georg Friedrich Haendel. Cet opéra sera présenté l'année prochaine au Festival d'Innsbruck dans le cadre du programme Barockoper:Jung, avec une distribution issue de toutes les épreuves du concours Cesti.

Le baryton néo-zélandais Jonathan Eyers a également impressionné en décrochant un engagement avec Il Gusto Barocco et Jörg Halubek. La participation à la Masterclass du Festival 2025 avec Anna Bonitatibus a été attribuée à cinq autres participants des premier et deuxième tours du concours. Par ailleurs, Salvador Simão, favori du jury et du public, a remporté un engagement aux Resonanzen de Vienne, et la soprano française Lila Dufy a remporté un engagement au Festival de musique de Potsdam-Sanssouci.

Le jury, présidé par Sebastian Schwarz, était composé des membres suivants : Ottavio Dantone (directeur musical du Festival de musique ancienne d'Innsbruck), la chanteuse d'opéra Anna Bonitatibus, Francesco Corti (directeur musical du Théâtre du château de Drottningholm), Nathan Morrison (directeur du chant et de l'opéra chez Intermusica Artists' Management), Franziska M. Kaiser (directrice de casting au Théâtre national de Wiesbaden) et Jean Denes (directeur d'opéra au Théâtre de Bâle).

Ce concours, véritable couronnement du Festival de musique ancienne d'Innsbruck, attire chaque année de jeunes talents vocaux du monde entier. Nommé en hommage au compositeur italien Pietro Antonio Cesti, qui a fait d'Innsbruck le centre de l'opéra italien au nord des Alpes au XVIIe siècle, ce concours est l'un des plus importants de la discipline. L'annonce des lauréats a marqué la fin non seulement du concours, mais aussi de l'édition 2019 du Festival de musique ancienne d'Innsbruck.

Source : traduction du communiqué de presse des Semaines festives d'Innsbruck

© Klara Beck
Le baryton nîmois Pierre Gennaï a également nominé début juillet aux Talents Adami Classique 2025!

Maria Stuarda au Festival de Salzbourg — Lisette Oropessa et Kate Lindsey couronnées reines d'une production éblouissante.

Kate Lindsey (Elisabetta) et Lisette Oropesa (Maria Stuarda)

Mon âme est libre, même si mon corps est emprisonné.
Friedrich Schiller

Ulrich Rasche s'est fait un nom en tant que metteur en scène et scénographe de pièces de théâtre avec choeurs, des productions visuellement et musicalement puissantes. Animant de formidables machineries, poussant à l'extrême les ressources des plateaux tournants et des techniques contemporaines, il place ses acteurs sur des tapis roulants géants qui tournent en courbes, ou sur des platines qui s’élèvent vers le ciel et se penchent vers l’abîme.  Ulrich Rasche, fasciné par le théâtre grec antique et les grands classiques allemands (Goethe, Schiller, Lessing) aborde pour la première fois un opéra belcantiste. Maria Stuarda est sa troisième mise en scène de théâtre musical après son Elektra à Genève et sa Passion selon saint Jean à Stuttgart. En 2018, le Festival avait programmé Les Perses d'Eschyle, un spectacle aussi fascinant qu'assourdissant. En 2023, il fut à nouveau l'invité du Festival de Salzbourg pour monter Nathan le Sage, la dernière pièce de Lessing. Plus récemment sa mise en scène d'Agamemnon d'Euripide créé au Festival d'Épidaure fut très célébrée par la presse grecque qui fut rapidement rejointe par la presse allemande, le spectacle ayant été réalisé en coproduction avec le Residenz Theater de Munich où il fut joué les deux saisons dernières. Ulrich Rasche approche l'humain, le trop humain pour en faire du surhumain ou du mythique au moyen de ses machines et de ses mécanismes monumentaux, gigantesques sculptures mobiles qui structurent l'espace scénique et amplifient les affects des personnes qu'elles supportent.

©Salzburger Festspiele

Ulrich Rasche a conçu la scénographie et la dramaturgie de Maria Stuarda au départ de l'opéra qui lui a fourni la structure de sa mise en scène. Tout le spectacle se déroule sur deux grandes platines qui figurent les deux mondes de Maria Stuarda et d'Elisabetta. Les platines tournent sur elle-même et circulent lentement sur la vaste scène du Festspielhaus, se croisant sans se rencontrer. L'ingénierie des grands disques tournants est extrêmement sophistiquée, ainsi le disque dispose-t-il de trois mouvements rotatifs autonomes : le cerclage a sa rotation propre et le disque a deux zones de rotation. Les deux platines se verront bientôt rejointes par une troisième qui vient les surplomber et donner différents éclairages. Sur les platines, des groupes d'hommes à la musculature saillante évoluent avec des pas prononcés qui marquent la cadence, ils vont lentement et puissamment de l'avant, marchent à reculons, forment des chaînes et des essaims. Les choeurs, à la périphérie des disques, sont tout de noirs vêtus et le plus souvent invisibles. Le noir prédomine, c'est la couleur d'Elisabettaet de ses gens. 

Liesette Oropessa (Maria Stuarda), danseurs et danseuses

Il n'y a d'autre décor que ces trois disques, le spectacle se déroule dans un temps indéterminé, sans aucun référent historique. Les platines se rapprochent ou s'éloignent mais chacune des reines reste sur son territoire. Toute la mise en scène est centrée sur la psyché des personnages, leurs conflits intérieurs et, dans le cas de Maria Stuarda sur sa remarquable transformation finale. Les mécanismes implacables et brutaux de la politique et de la violence, musicalement moulés dans le formalisme et la liberté du bel canto, se voient amplifiés par l'ingénierie mécanique. Ulrich Rasche a voulu soulever une question centrale qui nous concerne tous : « Dans quelle mesure un individu peut-il exercer un pouvoir sur la base de ses propres délibérations ? Dans quelle mesure l’individu est-il prisonnier d’une construction du pouvoir et de la représentation qui le conduit nécessairement à prendre certaines décisions ? » À cette question pivot vient s'agglutiner le triangle amoureux que forment les deux antagonistes avec Roberto, le comte de Leicester, et les jeux de dépendance entre les deux reines qui en découlent  :  « L’histoire des deux femmes, leur dépendance mutuelle : Elisabetta ne peut rien faire sans tenir compte de l’état de Maria – une situation curieuse, car Maria est en réalité la prisonnière. Mais Elisabetta n’est-elle pas, d’une certaine manière, tout autant prisonnière ? » 

Bekhzod Davronov (Roberto, comte de Leicester), danseurs

L'esthétique de l'abstraction qui préside à la scénographie laisse pantois d'admiration. Toute la mise en scène est d'une grande élégance tragique. On est captivé par la progression et par les lents tournoiements (presque toujours) silencieux des grands disques, des mouvements aussi minutieusement chorégraphiés que ceux des danseurs qui servent de matériau humain d'amplification et d'exposition aux affects des deux reines. Les séquences des mouvements orchestrées par le chorégraphe australien Paul Blackman, sont en parfaite harmonie avec la partition, elles sont conçues pour servir le chant. Le troisième disque, le disque aérien, organise des atmosphères changeantes, il propage diverses lumières ou s'ouvre pour laisser apparaître un ciel bleu  qui paraît bien inaccessible, il devient menaçant lorsqu'il semble se refermer sur les personnages. Rien n'est laissé au hasard, tout est minutieusement détaillé. Les spectateurs assis près de la scène auront sans doute pu admirer de plus près les costumes très soignés. Le blog du festival nous propose une description de ceux de Maria Stuarda : 

" Cette femme de 44 ans, exceptionnellement grande, pâle et distinguée, aux longs cheveux châtain-roux, a soigneusement choisi sa tenue. Elle porte une robe en velours marron foncé à col blanc haut et retroussé, un voile blanc sur la tête, un manteau noir en satin et soie à longue traîne et des gants rouges. Elle porte également des symboles évidents de sa foi catholique : des chapelets à la ceinture et un crucifix doré autour du cou. "

Parce qu'elle les magnifie en les mettant exactement en situation, elle permet d'approfondir l'évolution intérieure de chacun des personnages. Ulrich Rasche souligne que " L'élément chorégraphique ne naît pas à la manière d'une figure stylistique, mais comme la conséquence de l'engagement avec le contenu de l'œuvre. " La mise en scène a réussi à traduire l'opéra " dans un langage physique et visuel qui lui est propre."

Antonello Manacorda a travaillé en excellente harmonie avec Ulrich Rasche, les deux hommes sont amis, ils  se connaissent et s'apprécient de longue date. Son choix s'est porté sur la version Urtext de la version napolitaine, enrichie de modifications ultérieures pour Maria Malibran, dont il considère qu'elles resserrent encore davantage le nœud dramaturgique. L'ouverture n'est pas celle que Donizetti composa pour la Scala, mais le « récitatif de clarinette d'une incroyable beauté, exemplaire du bel canto instrumental et qui nous plonge instantanément dans l'histoire ». La maestria d'Antonello Manacorda est admirable, notamment dans sa direction inspirée des voix et dans la recherche d'un heureux équilibre, structurant et harmonieux, entre la fosse et la scène.

Kate Lindsey (Elisabetta)

Les deux reines sont servies par deux divas exceptionnelles. Kate Lindey prête son timbre si particulier et les profondeurs et les résonances chaleureuses de son mezzo-soprano aux couleurs sombres et mordorées à la reine Elisabetta. Merveilleuse actrice, elle exprime avec intensité le maelstrom émotionnel torturé de la reine Elisabetta qui, dans l'opéra du moins, voit avec une rage et un emportement jaloux sa rivale honnie préférée à elle par l'homme qu'elle aime.  Les deux protagonistes se sont montrées enchantées par le fait que la mise en scène les mette constamment en mouvement. Lisette Oropessa a trouvé " l’alliance particulière du chant et d’un grand défi physique" extrêmement gratifiante.  "Pour moi, chanter ne signifie pas seulement utiliser son corps de la poitrine vers le haut, mais impliquer tout son être, des pieds à la tête." Pour la cantatrice américaine d'origine cubaine cette production la ramène constamment à son corps, c'est à dire à l'essentiel pour une chanteuse ; " Cette tension constante et mouvante ne fige pas – comme c'est souvent le cas – mais procure au contraire une sensation de libération. C'est presque une sorte de catharsis." Kate Lindsey renchérit : " Le simple fait de chanter est une sorte de mouvement vers l'avant. Dans cette production, lorsque nous évoluons sur ces disques rotatifs, nous devons nous pencher vers notre prochain pas, pour ainsi dire, et cela favorise ce mouvement. " Son jeu de scène basé sur le rythme et le ressenti d'une pulsation intérieure est remarquable, elle marque le pas en concordance avec la musique et cela confère à sa prestation une rythmique exceptionnelle qui soutient l'interprétation du personnage. Lisette Oropessa nous a quant  à elle offert une Maria Stuarda d'anthologie, celle d'une grande soprano lyrique qui aborde le rôle avec une belle souplesse, un phrasé précis, bien projeté, des coloratures brillantes, de la finesse et de la facilité dans les aigus et une présence vibrante en scène qui à chaque instant exprime avec force et justesse l'émotion ressentie. Elle vit de l'intérieur et transmet la transfiguration de son personnage qui passe des mépris d'une reine hautaine, méprisante, certes captive mais convaincue de son bon droit dynastique, de sa légitimité et de son innocence face aux ignominieuses calomnies, aux pardons d'une femme généreuse quasi en odeur de sainteté. La robe couleur d'épis dorés, scintillante, légère et translucide qui souligne les galbes de son corps magnifique lui confère une aura angélique. Il est clair que, s'éloignant de la discussion historique, le livret et la partition de Donizetti ont pris le parti de la reine des trois couronnes, cruellement exécutée. Les rôles masculins sont fort bien tenus, ils vouvoient l'excellence sans parvenir encore à la tutoyer comme le font les deux protagonistes féminines: le ténor ouzbek Bekhzod Davronov, deuxième prix Operalia en 2021, fait des débuts salzbourgeois acclamés dans le rôle de Roberto, comte de Leicester, auquel il confère une belle italianité ; la basse russe Alexeï Koulagine donne un Giorgio Talbot solide et de belle composition et le baryton américain Thomas Lehman interprète avec hargne le méchant rôle de Lord Guglielmo Cecil, le grand trésorier de la reine Elisabetta qui d'entrée de jeu souhaite l'exécution de Maria Stuarda. La jeune soprano géorgienne Nino Gotoshia a tenu la partie de Nina, la suivante de Maria Stuarda.

Lisette Oropesa (Maria Stuarda), Bekhzod Davronov (Roberto),        
danseurs et danseuses

L'heureuse constellation d'un orchestre et des choeurs attachés à rendre hommage à la partition de Donizetti, d'un chef enthousiaste et précis, très attentif à l'accompagnement des chanteurs, les beautés très parlantes de la scénographie, les exploits chorégraphiques des danseurs, tout a concouru à maintenir l'attention soutenue très manifeste d'un public aux anges, qui aux applaudissements a fait un triomphe acclamé debout à tous les interprètes d'une production inoubliable, et particulièrement aux prestations adamantines de Lisette Oropessa et de Kate Lindsey.

Antonello Manacorda, Kate Lindsey, Lisette Oropesa , Ulrich Rasche 
© SF/Neumayr/Leo

Conception et distribution du 30 août 2025

Maria Sturda, Tragédie lyrique en deux actes (1835) de Gaetano Donizetti-
Livret de Giuseppe Bardari d'après la tragédie Marie Stuart de Friedrich Schiller,
traduction italienne d'Andrea Maffei

Antonello Manacorda, direction musicale
Ulrich Rasche, mise en scène et scénographie
Sara Schwartz, costumes
Paul Blackman, chorégraphie
Florian Hetz, conception vidéo
Marco Giusti, conception lumière
Yvonne Gebauer, dramaturgie
Dennis Krauß, assistant à la mise en scène
Manuel La Casta, assistant à la scénographie

Kate Lindsey, Elisabetta
Lisette Oropesa, Maria Stuarda
Bekhzod Davronov, Roberto, comte de Leicester
Alexeï  Koulagine, Giorgio Talbot
Thomas Lehman, Lord Guglielmo Cecil
Nino Gotoshia Anna Kennedy

Danseurs Marta de Masi et  danseurs du SEAD — Académie expérimentale de la danse de Salzbourg : Alexandro Nikolaos Giagkousis, Ilan Guterman Levy, Antoine Bouhier, Pau Barrachina Reixach, Ricardo Felice Freitas, Antoine Raboud, Diego Escobar Xavier, Hugo Fidalgo, Jesus Othocani Cruz Moreno, Octave Chevassu, Michalis Demetriou, Emanuel Käser, Antoine Jaminon, Valentin Thalmayr, Laurin Streitberger, Guillermo Ramirez Moreno, Louis Montes, Mathieu Jayet-Roineau

Association des concerts des chœurs de l'Opéra national de Vienne
Répétition du chœur d'Alan Woodbridge
Angelika Prokopp Académie d'été de la Philharmonie de Vienne

Crédit photographique © SF/Monika Rittershaus

vendredi 29 août 2025

Soir de première à Innsbruck pour Ifigenia in Tauride de Tommaso Traetta

Suzanne Jerosme (Pilade), Karolina Bengtsson (Dori), Rocío Pérez (Ifigenia), 
Rafał Tomkiewicz (Oreste), Alasdair Kent (Toante)

Nicola Raab a conçu une mise en scène intemporelle qui concentre toute son attention sur la vie intérieure des personnages, et plus particulièrement sur les conflits qui agitent la protagoniste. Iphigénie a vécu de multiples déracinements.  En temps de guerre, elle est arrachée à sa terre natale au prétexte fallacieux d'un mariage prestigieux avec un héros pour découvrir qu'elle est en fait l'objet d'un enjeu supérieur qui la conduit à faire le sacrifice de sa vie. Elle est ensuite à nouveau enlevée par une force divine qui lui sauve certes la vie, mais la conduit en des lieux inconnus où elle est contrainte d'immoler à la chaîne d'innocentes victimes. Elle passe d'Argolide en Aulide pour tomber en Tauride, comme d'autres tombent de Charybde en Scylla. Ifigenia in Tauride est l'histoire de la sanglante destinée d'une victime innocente qui devient tortionnaire et qui n'entrevoit de salut que dans la mort. Elle est devenue la "servante cruelle d'une déesse implacable et d'un roi tyran". Terrorisée par des images de plus en plus sombres, elle se croit incapable d'échapper à son épouvantable sort. De plus en plus acculée, confrontée à l'arrivée d'un frère qu'elle ne peut reconnaître, elle finira par trouver une porte de sortie au cercle vicieux dans lequel elle se croit enfermée en tuant le tyran. Cette horrible histoire se termine par un lieto fine, tout au moins provisoire : Iphigénie invite le peuple de Tauride à venir peupler l'heureuse terre d'Argolide.

L'envers du décor. Rafał Tomkiewicz (Oreste)  et Rocío Pérez (Ifigenia), 

La scénographie de Madeleine Boyd, aussi en charge des costumes, va créer des espaces qui illustrent  le monde intérieur des personnages. La boîte scénique se pare de couleurs sombres, des verts profonds et des murs que rougit le sang des victimes immolées. Les matériaux sont bruts, du béton, des cuivres que ronge l'oxydation, des tôles ondulées aux reflets dorés. Sur la scène se dresse une autre scène, le plus souvent vide, comme une mise en abyme qui vient exemplifier le vide intérieur et le désir de mort des personnages. Les décors ne comportent que peu d'éléments narratifs : un unique grand crochet de boucherie symbolise toutes les exécutions, l'apparition du tyran Toante dans une fenêtre latérale  en surplomb de la scène exprime son absolue suprématie, des sculptures presque abstraites réalisées par Erika Isser-Mangeng, directrice de l'Académie des Beaux-Arts du Tyrol, apparaissent en plusieurs variations en fond de scène pour représenter l'image de la divinité, ce Palladium que doit dérober Oreste pour échapper à la malédiction des Furies. Les loges d'avant-scène, recouvertes d'une voile noir translucide, reçoivent les chanteurs du NovoCanto, tout de noirs vêtus. Nicole Raab fait un usage intensif du plateau tournant. Des espaces vides se succèdent avec de subtiles variations de motifs et de lumières, dessinées par Ralph Kopp. Seules deux pièces superposées donnent à voir des fonds de grenier, des caisses de bois illustrant le voyage, un ensemble de cadres vides à l'exception d'un seul tableau qui représente une reine qui se transperce le cœur d'un coup de poignard, peut-être le suicide d'une Lucrèce. Les indicateurs ne sont pas suffisants pour déterminer la fonction des caisses et des cadres, qui est laissée à l'imagination des spectateurs. Les cadres vides peuvent faire penser à l'absence de certains acteurs du drame : Agamemnon et Clytemnestre, déjà morts mais dont Iphigénie ignore la cruelle destinée, Électre, la soeur que le livret ignore ; les caisses sont peut être celles des voyageurs qui ont eu le malheur de s'aventurer sur les terribles rivages de la Tauride. Nicole Raab réussit une mise en scène brillante, qui puise ses ressources dans l'intériorité des personnages, qu'elle exemplifie, tout en laissant le champ ouvert à l'interprétation et à l'imaginaire. Des projections vidéo animent la scène, offrant un champ discursif supplémentaire. Ainsi voit-on les flots de la mer pontique qui a porté Iphigénie d'Aulide en Tauride avant de permettre, quinze années plus tard la vague migratoire des Tauriens vers l'Argolide. 

Rocío Pérez (Ifigenia) et Karolina Bengtsson (Dori)

Christophe Rousset et les Talens lyriques poursuivent avec bonheur leur entreprise de redécouverte et de remise à l'honneur des œuvres de Tommaso Traetta. Ils déploient les ors de son opéra et en détaillent les couleurs et les harmonies avec une sensibilité raffinée. Spécialistes reconnus de la musique baroque, ils allient la pureté et la rigueur d'une précision formelle à une énergie passionnée et rendent de manière sublime les affects prononcés de la partition. La soprano espagnole Rocío Pérez est bouleversante dans le rôle d'Ifigenia dont elle souligne la solitude avec une grande profondeur dramatique et un chant à la ligne mélodique et aux tonalités pures et claires, elle enfile avec souplesse des coloratures virtuoses comme des perles sur un collier. Le contre-ténor polonais Rafał Tomkiewicz, pour qui le Concours Cesti d'Innsbruck 2018 constitua un tremplin pour sa carrière, chante le rôle d'Oreste avec une forte présence scénique et un falsetto de fort belle facture, une voix de tête légère et aérienne à la tessiture constamment aigue soutenue par une technique des plus solides. Alasdair Kent interprète un Toante bellâtre portant costume cravate et manteau, un rôle de méchant, plutôt rare pour un ténor. Si elle avait déjà interprété des rôles masculins en concert, la soprano Suzanne Jerosme n'avait jusqu'ici jamais joué un rôle en pantalon. Son coup d'essai est un coup de maître, elle donne un Pilade impressionnant d'intensité et d'une virilité crédible. La danoise Karolina Bengtsson apporte les clartés de son soprano lumineux au personnage de Dori, la confidente d'Ifigenia, dont elle exprime la force émotionnelle, notamment dans le duo de séparation du troisième acte. Elle se dit prête à affronter la mort ("tratta a morir son io") et donne rendez-vous à son amie dans les Champs Élyséens. Les chanteurs du groupe vocal NovoCanto reflètent le monde intérieur des personnages depuis les loges voilées d'avant-scène, ils sont aussi, sur scène cette fois, les Furies qui hantent le cerveau d'Oreste. Ils forment encore le choeur des vierges et des prêtres dans les scènes finales.

Le public de la première a porté toute la production aux nues avec de longs applaudissements enthousiastes et extrêmement nourris.

Karolina Bengtsson, Rocío Pérez, Rafał Tomkiewicz,
Rafał Tomkiewicz, NovoCanto

Conception et distribution du 27 août 2025

Christophe Rousset | Direction musicale
Nicola Raab | Mise en scène
Madeleine Boyd | Scénographie et costumes
Ralph Kopp | Conception lumière
Les Talens Lyriques | Orchestre
NovoCanto | Choeur

Rocío Pérez | soprano | Ifigenia, grande prêtresse de Pallas Athéna
Alasdair Kent | ténor | Toante, roi des Thraces, tyran de Tauride
Rafał Tomkiewicz | contre-ténor | Oreste, frère d'Iphigénie
Suzanne Jerosme | Soprano | Pilade, ami d'Oreste
Karolina Bengtsson | Soprano | Dori, confidente d'Iphigénie

Crédit photographique © Birgit Gufler

dimanche 24 août 2025

Semaines festives d'Innsbruck — Ifigenia in Tauride de Tommaso Traetta — Le compositeur et son opéra

Pylade et Oreste amenés comme victimes devant Iphigénie
Benjamin West, 1766 (Tate Britain).

Les Semaines festives de musique ancienne d'Innsbruck donneront pour deux représentations, les 27 et 29 août prochains,  Ifigenia in Tauride de Tommaso Traetta dans une nouvelle mise en scène de Nicola Raab. La réalisation musicale a été confiée à Christophe Rousset et son ensemble Les Talens Lyriques, considérés depuis leur enregistrement complet de Antigona de Traetta (L'Oiseau-Lyre, 2000) comme les défenseurs de ce grand compositeur qui mérite sans aucun doute d'être (re)découvert. Plus récemment, Christophe Rousset et l'ensemble vocal Novo Canto ont enregistré l'oratorio Rex Salomon de Traetta (Label CPO, 2023). La soprano espagnole Rocío Pérez, qui s'est récemment produite avec Les Talens Lyriques dans L'Olimpiade de Cimarosa au Theater an der Wien, interprète le rôle d'Iphigénie. Rafael Tomkiewicz chantera Oreste, tandis que le personnage sombre de Toante est incarné par le ténor australien Alasdair Kent. Ils sont rejoints par les sopranos Karolina Bengtsson dans le rôle de Dori et Suzanne Jerosme (qu'on a pu entendre aux Festwochen 2023 dans l'oratorio Rex Salomon de Traetta) dans celui de son amant Pylade.  Les sculptures de la production ont été créées par Erika Isser-Mangeng, directrice de l'Académie des beaux-arts du Tyrol.

Ce sera pour beaucoup une découverte de cet opéra rarement représenté, qui, à notre connaissance ne fut récemment joué qu'aux festivals de Schwetzingen et d'Erlangen en 2014, deux villes qui disposent d'un opéra historique datant du 18ème siècle. 
 

Tommaso Traetta (Bitonto 1727- Venise 1779)

Célèbre compositeur de l’école napolitaine, Tommaso Traetta naquit le 19 mai 1727, à Bitonto, à 18 kilomètres de Bari, dans les Pouilles qui faisaient en ce temps là partie du Royaume de Naples. Admis au Conservatoire napolitain de’ Poveri di Gesù Cristo à l’âge de onze ans, il y commença ses études sous la direction de Francesco Durante, un anticonformiste qui, à une époque où la musique se banalisait, défendit les idéaux de Palestrina, créa de magnifiques œuvres instrumentales et de musique sacrée. Cette école fut dissoute et transformée en un séminaire en 1743. Traetta entra alors au Conservatoire de San Onofrio, et devint élève de Leonardo Leo. Après dix années d’étude, l’instruction de Traetta dans toutes les parties de la musique se trouva complète : il sortit du Conservatoire en 1748, se livra à l’enseignement du chant, et composa pour des églises et des couvents de Naples des messes, des vêpres, des motets et des litanies. 

Traetta trouva rapidement le chemin du théâtre : en 1750, son opera seria Il Farnace fut représenté au Teatro San Carlo, où il obtint un succès si brillant qu’on lui demanda pour la même scène six opéras qui se succédèrent sans interruption. Appelé à Rome, en 1754, il y donna au théâtre Aliberti l'Ezio, qui est considéré comme un de ses plus beaux ouvrages. Dès lors sa réputation s’étendit dans toute l’Italie ; Florence, Venise, Milan, Turin se le disputèrent et applaudirent à ses succès ; mais des propositions avantageuses qui lui furent faites par le duc de Parme en arrêtèrent le cours : il accepta le titre de maître de chapelle de ce prince et fut chargé d’enseigner l’art du chant aux princesses de la famille ducale. Dans son Essai sur la musique ancienne et moderne (Paris, 1780), Jean-Benjamin de Laborde  avance que Traetta changea dès lors son style, et qu'il imita dans ses opéras le goût français, qui était celui de la cour de Parme. On ne trouve cependant  aucune trace de ce style dans l'Armida ni dans l'Ifigenia in Aulide, qu’il écrivit à Vienne à la même époque (1760). Le premier ouvrage composé à Parme par Traetta fut Ippolito ed Aricia, représenté en 1759, et repris en 1765 pour le mariage de l’infante de Parme avec le prince des Asturies. Son succès fut si brillant que le roi d'Espagne accorda une pension au compositeur, en témoignage de sa satisfaction. Dans la même année (l759), Traetta fut appelé à Vienne pour y écrire l'Ifigenia, un de ses plus beaux ouvrages. De retour à Parme, il y donna la Sofonisba. Une anecdote relative à cet ouvrage paraît être l'origine de ce que rapporte Laborde concernant la transformation du style de ce compositeur pendant son séjour à Parme. Dans une situation dramatique où l’accent d'un personnage devait être déchirant, Traetta crut ne pouvoir mieux faire que d’écrire au-dessus de la note ces mots : un urlo francese (un cri français). La jeune reine Sophosnibe se jette entre son époux et son amant, qui veulent combattre: « Cruels, leur dit-elle, que faites-vous? « si vous voulez du sang, frappez, voilà mon sein » ; et comme ils s'obstinent à sortir, elle s'écrie : « Où allez-vous? Ah! non!» Sur cet Ah! l'air est interrompu : le compositeur voyant qu'il fallait ici sortir de la règle générale, et ne sachant comment exprimer le degré de voix que l'actrice devait donner, a mis au-dessus de la note sol, entre deux parenthèses, (un urlo francese). Après la Sofonisba, il retourna à Vienne pour y composer Armida, qui est aussi considérée comme une de ses plus belles partitions. Cet opéra et Ifigenia furent joués ensuite dans presque toute l’Italie, et accueillis avec enthousiasme. Après la mort de l’Infant don Philippe, duc de Parme, au mois de décembre 1765, Traetta fut appelé à Venise, pour y prendre la direction du Conservatoire de l'Ospedaletto ; mais il n'occupa ce poste que deux ans, ayant consenti à succéder à Galuppi comme compositeur à la cour de Catherine, impératrice de Russie. Il partit au commencement de 1768 pour Pétersbourg, et Sacchini lui succéda à l'Ospedaletto. La plupart des biographies disent que le lendemain de la première représentation de la Didone abbandonata, l'impératrice de Russie envoya à Traetta une tabatière en or ornée de son portrait, avec un billet de sa main où elle disait que Didon lui faisait ce cadeau : on a confondu dans cette anecdote Traetta et Galuppi qui avait écrit, quelques années auparavant, un opéra sur le même sujet à Pétersbourg, et qui reçut en effet ce message de l’impératrice. La Didone de Traetta avait été composée à Parme, en 1764. Après sept années de séjour à la cour de Catherine II,  sentant sa santé affaiblie par la rigueur du climat, il demanda son congé, qu’il n’obtint qu’avec peine. Il s'éloigna de la Russie vers la fin de 1775 pour aller à Londres où l’avait précédé le bruit de ses succès. Mais soit que le sujet de l’opéra qu’on lui avait confié dans cette ville ne l’eût pas inspiré, soit que le mauvais état de sa santé n’eût pas laissé à son talent toute sa vigueur, sa partition de Germondo, représenté au théâtre du roi, au printemps de 1776, ne parut pas digne de sa haute réputation. Le froid accueil fait à cet ouvrage et à un recueil de duos italiens qu’il fit graver à Londres vers le même temps, le décida à quitter cette ville dans la même année, et à retourner en Italie, où il espérait retrouver des forces. Mais dès ce moment sa santé fut toujours languissante. Il écrivit encore quelques opéras à Naples et à Venise, mais on n’y trouvait plus le même feu que dans ses anciennes productions. Le 6 avril 1779 il mourut à Venise, avant d’avoir atteint l'âge de cinquante-deux ans. 

Wien, Österreichische Nationalbibliothek

Doué au plus haut degré du génie dramatique, plein de vigueur dans l’expression des sentiments passionnés, hardi dans les modulations, et plus enclin que les musiciens italiens de son temps à faire usage de l’harmonie chromatique de l’école allemande, Traetta paraît avoir conçu la musique de théâtre au point de vue où  Christoph Willibald Gluck s’est placé quelques années plus tard, sauf la différence des tendances mélodiques, qui sont plus marquées dans les œuvres du compositeur italien que dans les productions de l’auteur allemand. Il joua un rôle aussi important dans la réforme de l'opéra que Gluck, à qui l'on associe généralement la transition de l'opera seria au drame musical. 

" Il y chez Traetta une vigueur stylistique que l'on ne rencontre chez aucun symphoniste de la première moitié du XVIIIe siècle, et cela confère à ses œuvres une place particulière dans l'histoire de la musique instrumentale : Traetta est un précurseur des grands maîtres de l'orchestre, non plus celui du quatuor ou du concerto grosso, mais celui de la symphonie ; toutes sortes d'instruments peuvent jouer un rôle protagoniste ou antagoniste, et les effets instrumentaux commencent à être considérés en eux-mêmes, au-delà de leur relation avec l'idée mélodique, avec des transpositions de timbres et de couleurs dans différentes régions sonores : les idées musicales ont une couleur et un sens dramatique, et pour sceller cette particularité, l'idée musicale n'est plus une incrustation ornementale, décorative, mais une pensée, une action, une émotion. " (Traduit d'Amintore Galli, Estetica della musicaBocca (Torino), 1900).

Dans le pathétique, Traetta atteint quelquefois le sublime. Il oubliait parfois que le goût de ses compatriotes répugnait alors à ces accents énergiques, et qu’ils préféraient la mélodie pure au partage de leur attention entre la mélodie et l’harmonie ; mais lorsqu’il apercevait dans son auditoire la fatigue de cette attention, pendant les premières représentations de ses ouvrages, où il était assis au clavecin, convaincu qu'il était du mérite et de l’importance de certains morceaux, il avait l’habitude de s’adresser aux spectateurs en leur disant : "Signori, badate a questo pezzo" (Messieurs, faites attention à ce morceau), et le public applaudissait presque toujours à cette expression naïve du juste orgueil d’un grand artiste.

Napoli, Museo storico musicale

Trattea composa une quarantaine d'opéras, il est considéré, avec Niccolò Jommelli, comme l'un des représentants les plus importants de l'École napolitaine. À sa mort en 1779, avec plus de 40 opéras, des symphonies, de la musique sacrée et des divertissements, il était l'un des compositeurs les plus renommés de son temps Ses œuvres, longtemps oubliées, sont en phase de redécouverte.  

Parmi ses opéras, relevons Farnace, à Naples, en 1750 / I pastori felici, ibid., 1753./ Ezio, à Rome, 1754./ Il Buovo d’Antona, à Florence, 1756. / Ippolito ed Aricia, à Parme, 1759. / Ifigenia in Aulide, à Vienne, 1759. / Stordilano, principe di Granata, à Parme,1760. / Armida, à Vienne, 1760. / Sofonisba, à Parme. 1761./ La Francese à Malaghera, à Parme, 1762. / Ifigenia in Tauride, à Vienne en 1763/ Didone abbandonata, ib., 1764. / Semiramide riconosciuta, 1765. / La Serva rivale, Venise, 1767/
Amore in trappola, ib., 1768./ L’Isola disabitata, à Pétersbourg, 1769. / L’Olimpiade, ibid., 1770./ Antigona, ibidem, 1772. / Germondo, à Londres, 1776. / Il Cavalier errante, à Naples, 1777. / La Disfatta di Dario, ibid., 1778. / Artenice, à Venise, 1778. 

Ifigenia in Tauride


in Gazette de France du 17 octobre 1763

Ifigenia in Tauride est un opéra mis en musique par Tommaso Traetta sur un livret de Marco Coltellini et proposé par le comte Giacomo Durazzo, directeur général des Théâtres impériaux de Vienne et promoteur des expériences de réforme de l'opera seria qui caractérisèrent les années 1760. La première représentation de l'opéra eut lieu à Vienne, au Théâtre de la cour de Schönbrunn, le 4 octobre 1763 et fut dirigée par l'auteur lui-même. On fêtait ce jour-là la fête de Saint François d'Assise qui était aussi la date anniversaire du couronnement de l'empereur François Ier (François de Lorraine, époux de Marie-Thérèse, fut couronné empereur le 4 octobre 1745). Le livret imprimé est précédé de la phrase suivante : « Festeggiandosi li felicissimi nomi delle loro maestà imperiali e reali » (« Nous célébrons les heureux noms de Leurs Majestés Impériales et Royales »).

Traetta a joué un rôle tout aussi important dans les efforts de réforme des années 1760 et 1770 que Christoph Willibald Gluck, dont l'œuvre dramatique est aujourd'hui associée à la transition de l'opéra seria au drame musical. Son opéra Ifigenia in Tauride fut joué un an seulement  après la création du premier opéra réformateur de Gluck, Orfeo ed Euridice. Il constitue l'un des meilleurs exemples de mise en oeuvre de cette réforme réalisée à la demande du comte Durazzo, qui fondait son essence sur la fusion interculturelle d'éléments typiques de la tragédie lyrique française avec ceux de l'opéra italien (des passages choraux, de la danse intégrée  et du récitatif accompagné). Il bénéficia également des apports essentiels de Gluck et de De Calzabigi. Cependant, dans Iphigénie en Tauride, c'est encore principalement l'utilisation de chœurs et de ballets, — avec leur participation directe au drame, — qui met en évidence le goût français pour l'opéra en vogue au XVIIIe siècle.  Ifigenia in Tauride suit encore le modèle italien de la division en trois actes, mais d'autres opéras de Traetta, comme Ipolitto ed Aricia, ont utilisé le modèle français de la division en cinq actes. Gluck et Traetta étaient tous deux à Parme au même moment. Si Gluck a poursuivi le renouveau grec de la tragédie de manière encore plus radicale que Traetta, abolissant les récitatifs secco et le chant ornemental,  Traetta est par contre resté fidèle à ses racines italiennes et n'a jamais renoncé au charme de la colorature et du bel canto. Selon le Reclams Opernführer, l'oeuvre de Traetta se situe « à mi-chemin entre Lully, Rameau et Gluck, Traetta et Gluck s'influençant mutuellement et certaines de leurs techniques anticipant Benda et Mozart ». 

Le livret

La pièce Iphigénie en Tauride de Guimond de la Touche, créée à Paris, au Théâtre-Français, en 1757, déclencha un véritable engouement pour le personnage d'Iphigénie dans le théâtre musical et parlé des années suivantes.  Le livret de Coltellini s'en inspire directement.

Marco Coltellini, figure intellectuelle singulière, poète et éditeur (son imprimerie de Livourne produisit, entre autres, Dei delitti e delle pene de Beccaria (1764) et la seconde édition de l'un des « textes sacrés » des réformateurs de l'opéra du XVIIIe siècle, Saggio sopra l'opera in musica d'Algarotti (1763). C'est Ranieri de' Calzabigi, également originaire de Livourne, qui proposa sa candidature à Vienne et lui obtint la commande du livret d' Ifigenia. Suite au succès de l'opéra, Coltellini fut convoqué à Vienne en 1763 et reçut le titre de poète de la cour. Il resta dans la capitale des Habsbourg jusqu'en 1771, écrivant des livrets pour Gluck, Hasse, Salieri et d'autres maîtres dans le sillage de la réforme calzabigienne.

Présentation de l'opéra en introduction du livret de 1763 (traduit de l'italien)

" Agamemnon, roi d'Argos et général de l'armée grecque destinée à assiéger Troie, est retenu à Aulis par des vents contraires et empêché de passer en Asie pour mener à bien son entreprise. Sur les conseils du grand prêtre Calchas, il consentit à sacrifier sa fille Iphigénie à Diane. La déesse, contrariée par cette épreuve exigée d'un père, substitua une biche à  la jeune fille au moment où elle devait être égorgée, et l'emmena en Tauride. 

Ayant ainsi obtenu la faveur du vent, l'armée grecque passa en Phrygie et se prépara à la prise de Troie. Entre-temps, Clytemnestre, épouse d'Agamemnon et mère d'Iphigénie, affligée par la perte de sa fille et irritée contre son mari, s'éprit d'Égisthe et décida d'en faire son époux et de le mettre sur le trône, après avoir tué Agamemnon. Une fois Troie détruite, Agamemnon revint en triomphe au palais, où sa femme l'accueillit avec de fausses caresses et l'assassina avec l'aide d'Égisthe. 

Agamemnon avait eu deux autres enfants de Clytemnestre, Électre et Oreste ; ce dernier était encore enfant. Clytemnestre méditait de s'en débarrasser, car elle craignait qu'une fois adulte, il ne venge la mort de son père. Mais Électre trouva le moyen de le faire évader et l'envoya chez Strophios, roi de Phocide, ami d'Agamemnon et père de Pilade, avec lequel Oreste fut élevé, et avec lequel il noua cette amitié tant célébrée dans la fable. Une fois adulte, Oreste décida de venger la mort de son père et de libérer la jeune Électre, qui était traitée comme une esclave par Égisthe. Sous un déguisement, il se rendit incognito à Argos en compagnie de Pylade, et, s'étant introduit secrètement dans le palais, il tua sa mère et Égisthe.

Après cet acte de violence, tourmenté par les Furies, imaginant avoir toujours autour de lui l'ombre de sa mère, Oreste sombra dans un délire qui ne lui permettait que rarement d'utiliser sa raison. Dans cet état malheureux, il consulta l'oracle de Delphes qui lui avait déjà ordonné auparavant de tuer sa mère. L'oracle lui intima d'aller en Scythie chez les Taures, d'y dérober du temple la statue de la déesse qui y était gardée avec la plus grande vénération, et de l'emporter en Attique, lui promettant après ce vol le retour à sa tranquillité première. 

Thoas régnait alors sur la Tauride, un royaume dans lequel une vieille coutume ordonnait de sacrifier à Diane tout étranger qui y arrivait. Iphigénie, égarée, enlevée en Aulide par la déesse, transportée en Tauride est poussée à égorger son frère. Mais, dans un désespoir extrême, poussée par une impulsion surhumaine, elle tua le tyran et, après avoir calmé la révolte du peuple, elle  persuada Oreste de la suivre en Attique, où elle emmena le Palladium ; ainsi s'accomplit l'oracle : Oreste est libéré de la persécution des Furies, et Iphigénie, que l'on croyait perdue, est retrouvée et reconnue.

Le lecteur reconnaîtra facilement dans les furies qui tourmentent Orphée, noblement personnifiées par la fable, les remords qui agitent communément les criminels, remords que la nature rend plus vifs et plus atroces lorsqu'il s'agit d'un crime aussi violent que le parricide." (Traduit de la présentation du livret de Coltinelli).

L'intrigue 

Acte I

Oreste a débarqué en Tauride avec son ami Pylade afin de voler le sanctuaire du temple de Pallas Athéna. Malgré les avertissements de Pylade, Oreste décide de s'introduire immédiatement dans le palais, espérant mettre fin à son calvaire. Pylade jure fidélité à son ami jusqu'à la mort. Pendant ce temps, Iphigénie espère être sauvée : depuis quinze ans, Thoas la force à sacrifier à la déesse tout étranger qui pose le pied sur l'île. Lorsque le captif Oreste lui est amené, les frère et sœur ne se reconnaissent pas, mais la vue de l'étranger, qu'elle reconnaît comme un compatriote, émeut profondément Iphigénie. Pendant les préparatifs du sacrifice, Oreste souffre de délires, qu'elle utilise comme prétexte pour convaincre Thoas de reporter le meurtre rituel.

Acte II

Incapable de persuader Thoas de suspendre le sacrifice rituel dans le cas d'Oreste, Ifigenia est désespérée et veut mettre fin à ses jours. Pylade, à la recherche d'Oreste, trouve une complice en la personne de Dori, la seule alliée d'Ifigenia, qui le conduit secrètement au temple. Une fois emprisonné, Oreste est tourmenté par les Furies. Dans la salle des gardes, il voit le fantôme de sa mère assassinée, Clitennestra, qu'il croit également reconnaître dans le visage d'Ifigenia. Ifigenia interroge Oreste sur sa patrie et apprend la mort de ses parents. Mais Oreste n'ose pas révéler son identité. Dori réunit Oreste et Pylade et leur montre un passage secret qui leur permet de s'échapper du temple. Oreste l'utilise pour voler l'objet sacré. Devant Thoas, Dori avoue avoir aidé les étrangers à s'échapper. Thoas jure une vengeance sanglante.

Acte III

Oreste se prépare à partir avec ses hommes. Il remarque que Pylade a disparu et part à sa recherche. Une fois de plus, Iphigénie ne peut échapper au fardeau sanglant de sa position : Thoas la menace ouvertement. Pylade a été capturé pendant sa fuite et doit maintenant être tué par Iphigénie, ainsi que le traître Dori. Oreste interrompt les préparatifs du rituel, est saisi par les gardes du tyran et doit être sacrifié immédiatement. Pylade révèle l'identité d'Oreste et Iphigénie refuse de poursuivre le rituel. Toante décide de sacrifier Oreste lui-même. Iphigénie poignarde le tyran à mort. Annonçant qu'elle ramènera les habitants libérés de Tauris dans sa patrie amicale et fertile, elle enlace Oreste. (Source : traduction du programme des Semaines festives d'Innsbruck)

Commentaires sur le livret et la composition

Le livret de Marco Coltellini diffère par certains aspects du mythe et de la version plus connue de Gluck. Tout d'abord, Iphigénie a une confidente nommée Dori (la Doris de l'Iphigénie de Racine), qui libère Oreste emprisonné et lui montre, ainsi qu'à Pylade, un passage secret pour sortir du temple. En punition de cette trahison, elle doit être exécutée avec Pylade, capturé alors qu'il tentait de s'échapper. Lorsqu'Oreste revient pour sauver son ami et se révèle, Iphigénie elle-même tue Thoas, libérant ainsi les Tauriens de leur tyran. Quant aux différences par rapport à la version d'Euripide, elle réside dans l'épilogue, où Coltellini remplace l'apparition de la déesse Pallas par le meurtre de Thoas par Iphigénie. 

Le choix du tyrannicide vise clairement à fournir un exemple politique, comme le démontrent le plaidoyer libertaire d'Iphigénie et l'avertissement ultérieur du chœur (« Que les tyrans tremblent »). Le thème de la lutte contre la tyrannie – maintenu, bien sûr, dans le cadre d'un absolutisme éclairé – traverse la pièce, nourri de phrases révélant la pensée de Cesare Beccaria. Voir, par exemple, la réponse sanguinaire de Thoas au désir d'Iphigénie de sauver la vie d'Oreste : « (...) cette plèbe mortelle condamnée par le ciel mérite la mort, / et celui qui y cherche un criminel rare est trompé », et le commentaire « éclairé » ultérieur de Dori : « C'est ainsi que, à leur guise, les coupables mortels / imaginent les dieux. » Structurellement, les tendances novatrices par rapport à la tradition de Métastase se manifestent dans la linéarité de l'intrigue, la réduction des personnages au minimum (seule la confidente Dori, qui n'est pas inutile dans l'action, rappelle les personnages secondaires de Métastase) et surtout dans l'utilisation extensive du chœur. 

L'intégration du chœur et des personnages représente, même dans le format musical, l'innovation la plus marquante de l'opéra. Traetta construit de vastes arcs scéniques où les épisodes solistes et choraux fusionnent harmonieusement. Parallèlement à cet élément anti traditionnel, l'opéra conserve cependant de larges sections fondées sur l'alternance habituelle de récitatif (seule une petite partie accompagnée) et de pièce fermée ; la virtuosité vocale abonde, même dans une veine purement hédoniste (à la seule exception du rôle d'Oreste, où le style « parlé » prévaut). Même dans Ifigenia, on assiste donc à une suspension entre l'ancien et le nouveau, semblable à celle que l'on rencontre dans les opéras de Parme (Ippolito ed AriciaI Tindaridi). Du côté plus strictement « réformé » des épisodes choraux, Traetta adopte des approches stylistiques différentes de celles de Gluck. Dans les scènes d'horreur comme de deuil, le traitement du chœur s'éloigne de la véhémence et de la concision de l'Orfeo de Gluck (joué à Vienne l'année précédente) et emploie à la place un style plus fragmenté et miniaturiste, avec un recours important aux techniques imitatives et une pulsation fataliste de l'orchestre dans des figurations changeantes (triolets, roulades , rythmes pointés, accents expressifs des bois). La grande scène de l'acte II, dans laquelle Oreste est tourmenté par les Furies (« Dormi, Oreste ? Ti scuoti, ti desta »), révèle particulièrement l'originalité du style de Traetta. Le pathétique démoniaque que les Viennois avaient décelé l'année précédente dans la scène infernale similaire d' Orfeo cède maintenant la place à une expressivité élégiaque, établie dès les débuts discrets du chœur sotto voce  et culminant dans la cavatine suppliante d'Oreste ("Ah, per pietà placatevi") avec violoncelle obligé. (Source des commentaires : texte traduit du Dizionario dell'opera de Piero Gelli publié par Baldini & Castoldi).

(À suivre avec une chronique après la première du 27 août 2025).