- Farewell in Paris, un ballet rhapsodique de Jeroen Verbruggen sur des musiques de George Gershwin (An American in Paris) et Aaron Copland (Billy the Kid Suite).
- Le Sacre du Printemps, un ballet de Marco Goecke sur la musique d'Igor Stravinsky.
En mai 1913 les Ballets russes créaient au Théâtre parisien des Champs-Élysées Le Sacre du Printemps sur la musique qu'avait composée Igor Stravinsky. La première donna lieu au scandale le plus célèbre de l'histoire du ballet. La chorégraphie de Vaslav Nijinski, tout comme la musique d'Igor Stravinsky, qui plaçait le rythme comme élément principal de l'œuvre, provoquèrent un chahut et un charivari énorme, ses détracteurs qualifiant l'œuvre de « massacre du printemps ». Stravinsky en fut tellement affecté qu'il dut peu après passer six semaines dans une maison de santé. Très vite pourtant le génie de sa musique fut reconnu. Moins d'un an après sa création, le critique musical Pierre Lalo, le fils du compositeur, écrivait dans le journal Le Temps :
La partition du Sacre du Printemps n'a pas plus de barbarie qu'elle n'a de laideur. Elle est tout entière d'un musicien extrêmement raffiné, raffiné par la sensibilité et par le goût, qui possède toutes les ressources de son art, et qui n'en sacrifie aucune à on ne sait quel idéal de sauvagerie primitive. Qu'il ait employé çà et là, avec une divertissante insistance, des rythmes francs et vigoureux, qui convenaient à la sorte de livret chorégraphique qui lui était proposée, il serait extravagant d'y voir une aspiration à la barbarie : c'est simplement l'accord de la musique avec le sujet.
Depuis le sujet ne fait plus débat et le monde musical tout entier reconnaît le génie en son temps novateur du Sacre du printemps dont la composition a radicalement enrichi la tradition musicale avec des sonorités puissantes et des harmonies décalées.
Treize années après la création du Sacre, le séjour de Gershwin à Paris en 1926 lui a inspiré son célèbre poème symphonique An American in Paris, qui fut créé au Carnegie Hall en 1928. Le génie musical américain a perfectionné le « jazz symphonique » avec des rythmes entraînants, des klaxons et des accords de saxophone. L'oeuvre, dont les développements symphoniques font penser à ceux de Stravinsky dans Petrouchka, puise à la fois dans la musique classique et la musique populaire américaine tout en les fusionnant dans de joyeuses sonorités qui trouvent un juste équilibre entre ces sources d'inspiration divergentes,
Gershwin et Stravinsky se sont rencontrés pour la première fois en personne à New York en 1925. Cent ans plus tard, le ballet et l'orchestre du Gärtnerplatztheater ont conçu le projet de fêter l'anniversaire de cette rencontre en juxtaposant en une seule soirée leurs musiques de natures si différentes, un projet aussi audacieux que celui de tenter de marier l'eau et le feu. Au vu de l'énorme succès que connaît ce spectacle dans la capitale bavaroise depuis sa première du 17 juin, le pari du théâtre a été remporté haut la main. Nul doute que Stravinsky à Paris verra des lendemains qui chantent !
Une amusante anecdote, non vérifiée mais rapportée à diverses époques par la presse française, évoque une autre rencontre des deux musiciens :
À Paris, dans une chambre de l’hôtel Majestic, Gershwin écrivit son fameux poème symphonique : Un Américain à Paris, où, pour la première fois, il introduit quatre trompes d’auto dans l’orchestre classique. Gershwin voulait absolument que Ravel lui donnât des leçons. Mais le compositeur du Boléro jugea qu’un apprentissage technique tardif risquerait d’étouffer le don d’inspiration de son jeune confrère, qui finit par se rendre à ses raisons. Néanmoins, il adressa également une demande identique à Igor Stravinsky. Avant de répondre, celui-ci posa une question : — Combien vous a rapporté votre dernière œuvre ? — Je ne sais pas... Peut-être 50.000 dollars*, dit Gershwin. — En ce cas, mon ami, ce serait plutôt à moi de vous demander des conseils...
Bien que les anecdotes sur Gershwin soient à peu près toutes apocryphes, on peut, connaissant Stravinsky et ses éternels besoins d’argent en raison de sa nombreuse famille, tenir celle-là pour véridique.
[*D'autres journaux mentionnent 20.0000 dollars.]
Farewell in Paris de Jeroen Verbruggen
Une ville trépidante, les rues de Paris, les véhicules, les cafés et surtout les gens, comment ils agissent et réagissent les uns aux autres - c'est ce qui a inspiré Gershwin à composer lors de son voyage en Europe , et c'est ainsi qu'est né ce ballet rhapsodique, qui constitue la première partie de cette soirée de ballet en deux parties. Pour contraster avec la composition de Gershwin, quatre mouvements de la suite Billy the Kid d'Aaron Copland sont utilisés afin de soutenir l'idée que dire au revoir fait partie des nouvelles expériences.
Jeroen Verbruggen s'est exprimé à propos de sa chorégraphie :
Sous les nuages et une silhouette qui se dissout de la fontaine iconique que l'on peut voir dans la suite finale du film An American in Paris. Cela rappelle le proverbe : “It's raining cats and dogs" ("Il pleut des chats et des chiens”), un rappel de l'imprévisibilité et du chaos de la vie, un peu comme le temps à Paris. Les deux thèmes jouent sur la corde raide entre la joie et la tristesse au son des musiques de Gershwin et Copland, car après tout, la vie est un cabaret de la complexité, et le rire rend même les adieux un peu plus faciles ! C'est une tapisserie métaphorique qui embrasse le caractère unique de chacun, tandis que nous célébrons nos expériences humaines communes, en nous moquant peut-être un peu de nous-mêmes. Et peut-être, juste peut-être, apprendrons-nous à nous dire au revoir avec grâce et avec un clin d'œil. Comme une fleur saisie par la brise, dont les pétales sont un adieu. Léger comme un rire. Farewell in Paris - dédié à Patsy et Edie.

Le monde de Jeroen Verbruggen se décline tout en rose, comme dans la chanson d'Edith Piaf. Le rose est la couleur de la légèreté, de la futilité, du bonheur, de la joie, de la douceur et de l'émerveillement. C'est aussi la couleur du luxe, — les années 20 avaient mis les bijoux roses à la mode, — et de l'élégance. Les blazers unisexes des danseurs et des danseuses, dont les sexes se confondent, sont à rayures roses et blanches et se portent sur des pantalons roses, ou alors c'est l'inverse, les pantalons sont à rayures et les blazers roses. Tous portent des canotiers de paille ornés d'un ruban rouge. Seul l'Américain (Jerry) se distingue par un costume différent : dépourvu de chapeau, il a les cheveux gominés tirés vers l'arrière et séparés par une raie, une coiffure à la Gershwin, et porte un marcel côtelé sur son joli torse et un pantalon de satin rose qui moulent des fessiers à damner une nonne. Sur le fond de scène d'un noir rosé se détachent des structures roses, des arabesques filigranées, qui descendent des cintres. Certaines, déposées sur la scène, figureront des animaux à bascule. Plus avant le blanc prendra l'avantage sur le rose qui restera dans les motifs, ainsi des chaussettes et des shorts blancs arborant des fleurs roses. La chorégraphie semble inspirée des shows des grands cabarets parisiens ("Somebody loves me" fit le succès de la Grande Revue du Moulin Rouge) ou de ceux de Broadway, avec des portés spectaculaires, des arabesques, des développés, des écarts et des figures acrobatiques, le tout tout en douceur et en souplesse. Jereom Verbruggen déploie de grandes qualités de conteur et son récit chorégraphique se pare de tendresse, d'émotions et de poésie, avec une symbolique aisément décodable à partir de laquelle chaque spectateur peut recréer son récit personnel. Le chorégraphe a aussi cherché à gloser le thème de l'adieu, bien sûr celui de l'adieu de Gershwin à Paris, mais aussi plus généralement aux moments tristes ou joyeux de l'existence, laissant là aussi le champ ouvert à l'interprétation. Gershwin avait commenté l'épisode final de son opus : « Peut-être en rentrant dans un café pour prendre un verre, notre ami américain ressent soudainement un profond mal du pays » ce qu'évoquent la musique aux tonalités du jazz américain, mais comme l'avait avancé le compositeur : « La nostalgie n’est pas une maladie mortelle ». C'est bien vrai, et sa musique pétille joyeusement comme une coupe de champagne rosé.
Le Sacre du printemps
Le Theater-am-Gärtnerplatz n'avait jamais monté Le Sacre du printemps, La nouvelle chorégraphie de Marco Goeke est une première mondiale chorégraphique.
Au rosé succède les noirceurs d'un monde ténébreux au sein duquel des personnages qui se font un sang d'encre s'agitent frénétiquement. Ils expriment le malheur d'être nés, condamnés qu'ils sont à vivre dans un monde incompréhensible, ressemblant " à une immense algèbre dont la clé est perdue. " Au regard du chorégraphe la question fondamentale que pose le Sacre du printemps est celle de la peur et de la manière de l'affronter. La peur est inhérente à l'être humain et les réponses que tentent de lui apporter les sociétés, les institutions et les religions sont inopérantes. Cependant, il existe une issue de secours à cette terreur de vivre qui est celle de la création. Ainsi paradoxalement nos angoisses peuvent elles nourrir notre inventivité. Le rituel de l'ancienne Russie (Le Sacre du printemps est sous-titré Tableaux de la Russie païenne en deux parties), qui exige une victime sacrificielle pour permettre la renaissance du printemps, se nourrit de la peur de tous ceux qui pourraient être désignés.
" La lutte entre la victime et l'agresseur est un aspect fondamental de notre monde, elle fait partie de l'existence humaine et fonctionne comme une force dynamique qui propulse la vie vers l'avant. Personne n'y échappe, et chacun d'entre nous souhaite être du bon côté, même si nous nous retrouvons parfois, souvent sans le vouloir, dans le rôle de l'agresseur. Le côté dans lequel nous nous retrouvons fréquemment dépend uniquement des circonstances.
Le Sacre du printemps est une œuvre dynamique, marquée par une immense énergie et une grande puissance expressive, tant sur le plan mélodique que rythmique. Cette complexité se reflète dans la création de Goecke. En fin de compte, le tout forme un ensemble cohérent : un puzzle complexe composé de mouvements rapides comme l'éclair et de séquences de danse saisissantes qui explorent ce que le sacrifice signifie pour le chorégraphe, comment la musique de Stravinsky l'a inspiré et qui soulève une question profonde de la manière d'affronter nos peurs.
Le regard que Goecke porte sur ses danseurs est universel : tel un objectif grand angle , il saisit la manière dont les corps entrent dans une situation particulière et participent activement ou de manière réactive à une scène. En même temps, les mouvements sont si complexes que même la plus subtile expression faciale prend sa propre signification — presque comme un gros plan, un concept qui pourrait sembler paradoxal sur une scène de théâtre. " (Texte librement traduit de l'excellent programme).
Le spectacle est de bout en bout intense et captivant. On est subjugués par l'extraordinaire précision et des mouvements ultra rapides qui se succèdent à une allure folle. Les danseuses et les danseurs réussissent un travail d'une perfection qui semble à la limite des possibilités humaines. L'affolement des mains qui battent l'air comme des feuilles arrachées dans une tempête, la rapidité extrême des mouvements des doigts, des torsions du cou ou des épaules, tout est d'une précision qui dépasse l'entendement. On se rend très vite compte que c'est notre monde et sa folie qui sont mis en scène. Un monde sombre qui porte son propre deuil et qui, incapable de considérer " la mort qui [tous] saisit sans exception ", est pris d'une fureur gestuelle. Et quand s'allume une ampoule jaune nue, solitaire qui ne fait qu'aveugler sans éclairer, on ne peut s'empêcher de penser à cette forme de torture qui consiste à soumettre un prisonnier à une lumière constante qui l'empêche de dormir sans lui permettre de rien voir.
À la fois, la chorégraphie de Marco Goecke a des qualités esthétiques inouïes, son travail est hallucinant de beauté créative, il prend à la gorge et aux tripes et nous met en face de cette humaine destinée à laquelle, cadavres en sursis, nous essayons vainement d'échapper par le divertissement ou les agissements d'actions intempestives. Marco Goecke nous a offert une des plus belles chorégraphies qu'il nous ait jamais été donné de voir.
Mené par la direction éclairée de Michael Brandstätter l'orchestre a rendu avec brio l'expressivité joyeuse et les harmonies de la partition de Gerschwin et toute l'imagination débordante, débridée et à la fois vivante, colorée et brillante de celle de Stravinsky. Dans les deux oeuvres, le travail de la petite harmonie est particulièrement soigné. Les solistes et le corps de ballet du Theater-am-Gärtnerplatz ont livré un travail extraordinaire, dépassant encore tout ce qu'on en avait pu apprécier jusqu'ici de cette magnifique compagnie. Tous ces merveilleux artistes ont reçu des applaudissement nourris à la suite de Farewell in Paris, mais ils furent encore décuplés à la fin du Sacre. Une ovation déferlante, des bravi hurlés que rien ne semblait devoir arrêter pour ce spectacle à voir ou à revoir absolument !
Distribution du 27 juin 2025
Direction musicale Michael Brandstätter
Dramaturgie András Borbély T.
Un Américain à Paris
»Farewell in Paris«
Chorégraphie Jeroen Verbruggen
Scénographie Natalia Kitamikado
Costumes Emmanuel Maria
Lumières Jeroen Verbruggen
Assistance chorégraphique Benjamin Stone
Jerry Matthew Jared Perko
Anima Ethan Ribeiro , Micaela Romano Serrano
Les Élysiens Jana Baldovino , Francesco Cuoccio , Montana Dalton , Joel Distefano , Douglas Evangelista , Alexander Hille , Marta Jaén Garcia , Mikayla Lambert , Amelie Lambrichts , Yunju Lee , Alexander Quetell , Ariane Roustan , David Valencia , Emily Yetta Wohl , Chia-Fen Yeh , Gjergji Meshaj
Le Sacre du Printemps
Chorégraphie Marco Goecke
Scénographie Marco Goecke
Costumes Marvin Ott
Lumières Udo Haberland
Assistance chorégraphique Patrick Teschner
Danseurs Jana Baldovino , Francesco Cuoccio , Montana Dalton , Joel Distefano , Douglas Evangelista , Alexander Hille , Marta Jaén Garcia , Mikayla Lambert , Amelie Lambrichts , Yunju Lee , Gjergji Meshaj , Matthew Jared Perko , Alexander Quetell , Ethan Ribeiro , Micaela Romano Serrano , Ariane Roustan , David Valencia , Emily Yetta Wohl , Chia-Fen Yeh
Ballet du Staatstheater am Gärtnerplatz
Orchestre du Staatstheater am Gärtnerplatz
Crédit photographiqe @ Marie-Laure Brianne
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