Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ; [...]
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Arthur Rimbaud, Ma bohème (1870)
Nothing behind me, everything ahead of me, as is ever so on the road. [...]
On avait du chemin devant nous. Mais qu'importe : la route, c'est la vie.
Jack Kerouac, On the road (1957)
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Vol avec bris de vitre - Anna Agathonos en Miss Todd et Anna Keiler vue de dos |
Ce fut une soirée bénie des dieux de l'opéra, avec Anna Agathonos en grande prêtresse et un Oleg Ptashnikov jupitérien et visionnaire maîtrisant la partition, la rendant au cordeau et communiquant son enthousiasme à un orchestre enchanté totalement au diapason de son chef, alternant le grotesque et le cocasse d'une part et les envolées sentimentales de l'autre. Le grotesque, c'est de voir et d'entendre l'exposition d'un monde hypocrite bien-pensant et rigide, dont les officiantes, Miss Todd et Miss Pinkerton, soignent les apparences, puis d'assister à son anéantissement, un séisme provoqué par l'apparition d'un jeune homme inconventionnel et de belle apparence qui réveille à son insu les flammes amoureuses de Miss Todd et de sa servante, un routard poète confondu avec un voleur, mais qui finit par le devenir lui-même. Le bonheur est total quand on ajoute à cela une mise en scène et une scénographie qui révèlent très exactement l'esprit du livret. Pour rester dans l'esprit petit-bourgeois décortiqué par Menotti, ajoutons que le théâtre de la Gärtnerplatz a demandé au public une obole minuscule pour assister à la représentation : 28 euros, on croit rêver !
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Jeremy Boulton en vagabond poète
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La musique de Giancarlo Menotti transmet presque exactement l'esprit de l'histoire qu'elle raconte à chaque instant. Le livret, de la main du compositeur, offre un récit très sophistiqué, avec des accents de philosophie sociale. Giancarlo Menotti, qui se désignait lui-même comme un fervent amateur de la commedia dell'arte, définit son opéra comme grotesque, autrement dit caricatural. L'action se déroule à la fin des années 1930 aux États-Unis, peut-être dans la Nouvelle-Angleterre ou dans le Midwest : Miss Todd est une vieille fille dont la vie a été ruinée par un homme quarante ans plus tôt ( on ne sait pas si c'est vraiment quarante ans comme l'affirme la venimeuse Miss Pinkerton), une bourgeoise désargentée qui mène une existence tranquille dans l'ambiance confinée de sa maison, dans une petite ville aux mœurs puritaines, dans laquelle tout le monde s'observe et où il s'agit constamment de faire bonne figure ; elle a pour seule compagnie sa bonne, la jeune Laetitia, qui n'a pour pauvre horizon que celui de servir sa maîtresse ; une de ses connaissances, Miss Pinkerton, a pour principale occupation d'épier tout ce qui se passe et de répandre des commérages dans le quartier. Le compositeur a choisi ce patronyme à dessein, l'empruntant à une célèbre agence de détectives privés, la Pinkerton National Detective Agency, fondée en 1850 et qui existe encore aujourd'hui, une allusion humoristique dont les auditeurs américains de la première radiophonique de 1939 auront certainement comprise. L'ennuyeuse oisiveté de Miss Todd est interrompue par l'intrusion d'un jeune vagabond qui semble penser que la route est la seule vie décente pour un homme et la pure expression de la liberté. La vieille fille et sa jeune servante recueillent ce jeune homme à la masculinité séduisante, le nourrissent, l'abritent et se sont complètement entichées de lui lorsqu'elles apprennent qu'il pourrait s'agir d'un voleur, d'un meurtrier et d'un violeur notoire. Ces présomptions devraient atténuer leur ardeur, mais ce n'est pas le cas, elles attisent leur excitation et les conduit à entrer par effraction dans le magasin de liqueurs pour y voler du gin, en dépit du fait que la vieille est la présidente de la ligue de tempérance locale. Finalement, la servante est déçue de découvrir que le jeune homme n'est pas le criminel de renom qu'elle soupçonnait. Cependant, il lui rend service en cambriolant la maison de sa bienfaitrice et en s'enfuyant avec elle dans la voiture de Miss Todd. Liberté, quand tu nous tiens...
Sophia Keiler (Laetitia), Frances Lucey (Miss Pinkerton) et Anna Agathonos (Miss Todd)
Comme en 2021 avec The Medium, une autre oeuvre célèbre de Menotti, le Theater-am-Gärtnerplatz a choisi de présenter The Old Maid and the Thief dans la salle de répétition de cet opéra, un espace souterrain qui peut accueillir environ 150 spectateurs. Le metteur en scène Alexander Kreuselberg et le scénographe Rainer Sinell ont ingénieusement disposé les décors à quelques pas du public : à droite, l'orchestre d'environ vingt-cinq instrumentistes, à droite un magasin de boissons alcoolisées jouxte une chambre à laquelle les chanteurs accèdent en gravissant quelques marches, au centre la salle de séjour de Miss Todd. Le living room, avec cuisine attenante reconstitue le décor typique d'un habitat petit-bourgeois conçu comme un lieu de représentation : les murs sont tapissés de papier peint, des bûches brûlent dans l'âtre protégé par un pare-feu en fer forgé, le manteau de cheminée et une étagère portent des chandeliers et un service à café en argenterie, des appliques murales qui fournissent l'éclairage jouxtent des assiettes armoriées en étain, un guéridon porte un petit aquarium globe dans lequel survit un poisson rouge, seul animal de compagnie (et confident) de la maîtresse de maison. L'espace entre le public et la scène se comprend comme étant la rue, où erre l'épieuse Pinkerton en mal de ragots, même par temps pluvieux. Dans la première scène elle apparaît en survêtement de pluie et porte des surchaussures, — ce qu'on appelait alors des caoutchoucs, — qu'elle ôte, comme il se doit, en pénétrant chez sa voisine qui s'empresse de lui offrir du thé dans un service en porcelaine. La scénographie nous informe très exactement sur la condition sociale de Miss Todd. Les costumes et les coiffures, dessinés eux aussi par Rainer Sinell, répondent au catalogue de la mode de l'époque américaine de l'immédiat avant-guerre. Comme les décors, les costumes portés par ces dames servent d'indicateurs de la psychologie et de la condition sociale des personnages. Cette scénographie réussie répond heureusement au principe de l'adaequatio rei intellectus, que tant de mises en scènes contemporaines ignorent. Le metteur en scène et le scénographe nous donnent à voir et à comprendre le texte que l'on entend et ce que suggère l'entrainante musique qui l'accompagne.
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Anna Agathonos (Miss Todd), Giancarlo (poisson rouge) et Miss Pinkerton (Frances Lucey)
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La mezzo-soprano grecque Anna Agathonos est l'âme de la soirée. Elle était en terrain de connaissance pour avoir déjà interprété un opéra de Giancarlo Menotti : elle chantait Madame Flora (The Medium) en 2021 sur cette même scène. Dotée d'une personnalité solaire au charisme intense, elle se coule dans la peau de Miss Todd, un personnage qu'elle incarne avec un talent scénique d'exception. La proximité immédiate de la scène et du public permet de goûter les raffinements de sa gestuelle et de ses mimiques. Le regard, les mouvements oculaires, le port de la tête, les torsions du cou, la démarche et les déhanchements, le positionnement des mains, tout est finement étudié et exécuté pour rendre exactement la personnalité de Miss Todd, une femme toute en représentation dont l'apparence doit indiquer le rang et la respectabilité. Le chant est à l'aune du jeu scénique : un mezzo-soprano velouté tout en étant dramatique, une diction et un phrasé impeccables, une étendue vocale qui dépasse les deux octaves, une expressivité aux intonations finement modulées sur l'évolution du personnage de Miss Todd, qui passe du bien-comme-il-faut au délire érotico-amoureux, à la déception et enfin, alors qu'en fin d'opéra, rejetée, volée, ayant tout perdu, elle devient enfin authentique : une pauvre vieille femme totalement isolée dans un appartement dévasté qui se console en se confiant à son poisson rouge. Détail amusant, Anna Agathonos a baptisé le poisson rouge du prénom du compositeur, Giancarlo. La soprano autrichienne Sophia Keiler, qui vient d'intégrer la troupe du théâtre cette saison, apporte son charme juvénile et ses coloratures enjouées au personnage de Laetitia qu'elle compose avec une belle maîtrise scénique. Frances Lucey dessine admirablement les contours de l'intrigante Miss Pinkerton, sa curiosité incisive, la mesquinerie de ses petites méchancetés. La mise en scène souligne son ridicule à chaque instant. La scène du thé qui succède à la scène du vestiaire est d'une exquise drôlerie. Le baryton australien Jeremy Boulton, membre de l'Opéra Studio du théâtre apporte sa jeunesse (26 ans) et plus encore sa voix mélodieuse et bien timbrée à Bob le vagabond, un routard qui tient de la bohème rimbaldienne et de la route de Jack Kerouac, un poète que l'on voit rédiger ses vers ou son journal intime. Ce jeune homme est moins candide qu'il n'y paraît. Il accepte de renoncer temporairement à sa liberté si on lui procure de l'alcool, il a un franc-parler qui stupéfie Miss Todd quand il lui exprime qu'il n'a aucun sentiment pour elle et finit par devenir ce qu'il n'était pas mais dont on le soupçonnait : un voleur.
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Le vol final - Jeremy Boulton (Bob) et Sophia Keiler (Lucia)
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Le chef d'orchestre ukrainien Oleg Ptashnikov, Kapellmeister au Gärtnerplatztheater, avait déjà dirigé The Medium en 2021. Il a acquis une intelligence raffinée de l'opéra radiophonique de Menotti, dont il souligne une certaine proximité avec la musique de film, les petits leitmotivs, et dans laquelle il décèle l'influence de Puccini, très apprécié par le compositeur. Comme l'opéra a d'abord été écrit pour la radio, la musique a aussi pour fonction de décrire, commenter et illustrer l'action, elle a un effet panoramique et c'est exactement ce que l'orchestre nous fait ressentir. La musique nous entraine très efficacement dans les développements d'une action de plus en plus absurde.
Toute cette merveilleuse équipe a reçu une immense ovation pour avoir gratifié le public d'une des meilleures soirées d'opéra de la saison munichoise. L'opéra n'étant représenté que pour cinq soirées, seuls 750 spectateurs auront l'occasion de l'applaudir. On sort de là avec la douce impression de faire partie de ces happy few. Et on rêverait de connaître la reprise de The Medium combiné avec The Old Maid and the Thief sur la grande scène du Theater-am-Gärtnerplatz.
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Oleg Ptasnikov, Jeremy Boulton, Frances Lucey, Sophia Keiler et Anna Agathonos |
Distribution du 17 juin 2025
Direction musicale Oleg Ptashnikov
Mise en scène Alexander Kreuselberg
Décors et costumes Rainer Sinell
Lumières Peter Hörtner
Dramaturgie Karin Bohnert
Miss Todd Anna Agathonos
Laetitia, son aide ménagère Sophia Keiler
Bob, vagabond Jeremy Boulton
Miss Pinkerton, amie de Miss Todd Frances Lucey
Orchestre du Staatstheater am Gärtnerplatz
Crédit des photos © Anna Schnaus
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