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mardi 24 juin 2025

Agamemnon d'Eschyle revisité par Ulrich Rasche au Residenztheater de Munich

Clytemnestre (Pia Händler) tirant les cadavres d'Agamemnon et de Cassandre
@Patroklos Skafidas


Il y a 2500 ans, en 458 avant notre ère, Eschyle remportait le premier prix des Grandes Dionysies d'Athènes où il avait monté son Orestie, une saga théâtrale composée de trois tragédies centrées sur la geste des Atrides. Agamemnon (Ἀγαμέμνων) constituait la première partie de cette trilogie. Eschyle y décrit le cycle mortel de la violence et de la contre-violence, cause de guerre, de souffrance et de destruction, et montre comment briser ce cycle. À l'époque Eschyle, Athènes est une cité-état puissante et prospère au cœur de la Grèce antique, dominant la Ligue de Délos et connaissant un essor culturel et politique. C'est l'âge d'or d'Athènes, marqué par la démocratie, la construction de monuments emblématiques comme l'Acropole, et des figures marquantes comme Périclès. L'Orestie est donc considérée à juste titre, encore aujourd'hui, comme un grand plaidoyer en faveur de la démocratie et de la paix.


Ensemble @ Birgit Hupfeld

Le metteur en scène et scénographe Ulrich Rasche, célèbre pour ses productions visuellement et musicalement puissantes, a adapté en juillet 2022 l'Agamemnon d'Eschyle pour l'amphithéâtre antique d'Épidaure, qui peut accueillir près de dix mille spectateurs, dans le cadre d'une coproduction entre le Residenztheater et le Festival d'Épidaure à Athènes. L'oeuvre fut ensuite montée en 2023 à Munich, ville où elle vient de connaître une reprise. Dans sa production, Ulrich Rasche révèle la spirale cruelle et auto-entretenue de la violence qui sous-tend la malédiction des Atrides et la guerre de Troie, et illustre de manière impressionnante les rouages ​​de cette machinerie fatale. La thématique de la guerre était d'actualité en 2022, elle s'était réinstallée en Europe avec la guerre de la Russie contre l'Ukraine, et cette actualité est toujours aussi brûlante aujourd'hui, elle s'est encore accrue. 

Dans une interview réalisée par le dramaturge Michael Billenkmap, Ulrich Rasche avance que la pièce aurait pu s'appeler Clytemnestre, car l'épouse d'Agamemnon est la maîtresse du jeu, elle est la véritable protagoniste de la pièce. Clytemnestre met en scène l'accueil d'Agamemnon lors de son retour de la guerre de Troie, elle colore le palais de la pourpre normalement réservée aux dieux et lui réserve les plus grands honneurs publics, alors qu'elle a en fait manigancé le meurtre de son époux qui tombera sous les coups de son amant Égisthe. Clytemnestre endosse l'apparence d'une épouse fidèle pour attirer Agamemnon dans le piège qu'elle lui a préparé. Elle ne lui a jamais pardonné le meurtre de sa fille Iphigénie offerte en sacrifice pour apaiser le courroux des dieux. En réalité, Clytemnestre a d'excellentes raisons de se venger de son mari Agamemnon. Ulrich Rasche interroge le texte d'Eschyle qui présentait Agamemnon comme un héros victorieux : son Agamemnon est un homme brisé par dix années de guerre au cours desquelles il a perdu Ménélas, son propre frère, et nombre de ses hommes. Il est certes héroïque, mais ce héros entouré d'une aura obscure.

Thomas Lettow, Niklas Mitteregger, ensemble @ Birgit Hupfeld

Comme dans d'autres productions d'Ulrich Rasche, les dix interprètes de son Agamemnon sont en marche perpétuelle sur un grand plateau tournant, surélevé d'un trentaine de centimètres par rapport au plancher de la scène. Le centre du plateau est occupé par un podium formant passerelle, un pont constitué de plaques de métal perforées. Le podium, sur lequel jouent quatre percussionnistes, accueille les instruments de la scénographie, des machines à brouillard et une série de projecteurs qui diffusent des lumières d'ambiance magnifiquement orchestrées par Gerrit Gurda. La paroi de fond de scène porte trois grands écrans blancs, trois rectangles qui vont au départ recevoir les ombres projetées des personnages en progression, et qui vont ensuite, bientôt rejoints par trois autre miroirs, se transformer en miroirs réfléchissants,, s'élever et venir se place en surplomb oblique de la scène.

La musique des percussionnistes donne le rythme, elle scande le mouvement et le langage. Le compositeur Nico van Wersch a  inventé et fait fabriquer ses propres instruments pour cette production d'abord représentée au Festival d'Épidaure. Il a composé une musique moderne tout en recherchant à créer un environnement sonore archaïque et primal. Depuis le pont rotatif  sur lequel ils jouent, les quatre musiciens propulsent et impulsent le mouvement constant des choristes, une manière pour le metteur en scène d'établir une esthétique théâtrale " en proximité avec la pratique scénique originelle d'un chœur grec chantant et dansant lors des fêtes dionysiaques ". 

Pia Händler @ Patroklos Skafidas

Le seul personnage de Clytemnestre n'appartient pas au chœur. Si elle est soumise à la même marche perpétuelle, Clytemnestre apparaît toujours isolée, alors que le chœur se meut groupé, " exprimant une réaction  collective à une guerre vécue ensemble ". Ce n'est que lorsqu'ils ont à intervenir qu'Agamemnon, Ménélas, le Messager, Cassandre et Égisthe, confondus dans le choeur, s'en détachent pour s'individualiser. La chorégraphie guerrière, lancinante et scandée est admirable. Elle est typique des drames antiques  mis en scène par Ulrich Rasche qui fusionnent la danse et le théâtre dans un code scénique personnel. Son art inspiré par les grands drames antiques d'Eschyle, de Sophocle ou d'Euripide est celui de l'envoûtement, de la frénésie voire de l'extase. Il faut pour les interpréter des acteurs hors norme. Pia Händler donne une Clytemnestre habitée, hantée, hallucinée, en un mot magistrale. Egisthe, son amant, est interprété par  Lukas Rüppel qui compose un personnage plus philosophe et raisonneur. En fin de spectacle, ils se dévêtiront tous deux, dépouillés de l'apparence qu'ils ont revêtue pour apparaître dans une nudité qui n'a rien de provoquant mais qui met en lumière et révèle leur être profond. Thomas Lettow donne un Agamemnon vieilli et abattu. Au contraire du choeur, il marche à reculons comme s'il considérait ce passé qu'il ne parvient pas à assumer, malgré sa victoire sur les Troyens. Moritz Treuenfels est Ménélas. Deux acteurs, Niklas Mitteregger et Max Rothbart jouent tout à tout le Messager. Cassandre se décline en quatre actrices : Liliane Amuat (qui est aussi Iphigénie), Anna Bardavelidze, Barbara Horvath et Myrian Schröder. Mais, même en se démultipliant, elle n'est pas crue.

Au théâtre d'Epidaure en 2022 @Patroklos Skafidas

Ulrich Rasche a réussi un chef d'oeuvre révolutionnaire qui a su convaincre et enchanter tant le peuple grec que le peuple bavarois, une oeuvre d'art totale, au sens wagnérien du terme, qui avec une vision et des moyens contemporains fait honneur au texte d'Eschyle. Lors d'une conférence de presse donnée en prélude des deux représentations d'Épidaure, il avait expliqué que sa motorisation d'Agamemnon a pour but de relier le drame antique à l'époque actuelle, non pas en termes de modernisation technologique, mais dans la manière dont ce drame dépeint le désespoir humain, la violence de (toute) époque, à travers les efforts laborieux des acteurs pour se déplacer sur les plates-formes : " Comme si un dieu maléfique nous avait placés sur ces scènes et que nous devions trouver un moyen de survivre ".  

C'est d'une beauté et d'une émotion confondantes, et c'est un privilège d'avoir eu la chance d'y assister.

Agamemnon d'Eschyle
dans la traduction allemande adaptée de Walter Jens

Direction artistique

Mise en scène et décors Ulrich Rasche
Composition et direction musicale Nico van Wersch
Costumes Romy Springsguth
Direction du chœur Jürgen Lehmann
Lumières Gerrit Jurda
Dramaturgie Michael Billenkamp

Distribution

Avec  dix acteurs : Pia Händler, Thomas Lettow, Moritz Treuenfels, Niklas Mitteregger, Max Rothbart, Liliane Amuat, Anna Bardavelidze, Barbara Horvath, Myriam Schröder et Lukas Rüppel, et quatre musiciens percussionnistes : Sebastian Hausl, Felix Kolb, Cristina Lehaci et Fabian Strauss.

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