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mercredi 5 février 2025

Alcina de Haendel au Theater-am-Gärtnerplatz — De la Musique avant toute autre chose !

Jennifer O’Loughlin (Alcina), Ballet du Gärtnerplatztheater

Le Théâtre de la Gärtnerplatz revisite l'opéra baroque en nous offrant une nouvelle production d'Alcina, le Dramma per Musica que composa Georg Friedrich Haendel d'après le livret d'Antonio Fanzaglia L'isola di Alcina lui-même basé sur  l'Orlando furioso de Ludovico Ariosto. 

Quand les chevaliers errants ne font pas usage de leurs armes, ils aiment s'essayer à des aventures amoureuses risquées. C'est le cas de Ruggiero, qui tombe sous le charme d'Alcina, une magicienne qui transforme ses adversaires et les amants dont elle s'est lassée en pierres, en arbres ou en animaux. Ruggiero, aidé par sa fiancée Bradamante, parvient à se libérer du sort que lui a jeté Alcina, et, dans la foulée, libère toutes les personnes enchantées de l'île.

Au cours de la saison 1734/1735, Georg Friedrich Händel régna en maître sur le Covent Garden Theatre de Londres : outre trois oratorios, il y fit représenter cinq opéras, dont deux premières mondiales, Ariodante et  Alcina, toutes deux basées sur des épisodes de l'épopée en vers de l'Arioste. Ce grand succès lyrique de Haendel à Londres est une œuvre d'art baroque totale d'un genre particulier : l'île magique d'Alcina est animée par des parties chantées, de la pantomime, de la danse et par l'ingénierie spectaculaire du théâtre à machines. 


Moniká Jägerova (Bradamante), Alina Wunderlin (Morgana),
Ballet du Staatstheater am Gärtnerplatz (Les hommes ensorcelés)

C'est l'époque où sur la scène lyrique très disputée de Londres, Haendel avait perdu son théâtre habituel, le King's Theater, au profit d'une compagnie concurrente, l'Opera of the Nobility. Haendel cherchait alors à reprendre le dessus en utilisant tout ce que son nouveau théâtre de Covent Garden avait à offrir : des techniques scéniques de pointe et une célèbre troupe de ballet, celle de la danseuse et chorégraphe Marie Sallé. Il proposa un opéra avec beaucoup de passages dansés (au début du premier acte ainsi qu'à la fin du deuxième et du troisième acte ). Lors de ses engagements londoniens, Marie Sallé avait créé un nouveau type de danse voué au naturel et à l'expression des sentiments, une révolution pour l'époque. Dans le ballet d'Alcina, elle apparut en Cupidon, dans un costume masculin, ce qui fut jugé inconvenant et indécent.

Dans la lignée de la première production londonienne, celle du Theater-am-Gärtnerplatz a associé mise en scène et chorégraphie dus à la créativité de la metteuse en scène Magdalena Fuchsberger et du directeur du ballet Karl Alfred Schreiner, tous deux natifs de Salzbourg. Fuchsberger propose une lecture de l'œuvre résolument queer, en donnant à voir des êtres dont le sexe et le genre brouillent les pistes. Les personnages se comportent comme des chiens en chaleur et sont attirés tant par leur sexe que par le sexe dit opposé, se montrant prêts à changer de partenaire ou à pratiquer l'échangisme. La magicienne Alcina n'est pas ici considérée comme un être diabolique néfaste, mais plutôt comme une femme qui cherche à se libérer des contraintes et à repousser les limites. C'est là la magie à la fois surréaliste et  grotesque de l'île enchantée. Les changements de costumes (très réussis de Pascal Seibicke) et de grimages sont si fréquents qu'une chatte n'y reconnaîtrait pas ses petits. Mais cette vague enchantée de libération des mœurs déferle en atteignant sa propre limite et les personnages finissent par aspirer à un modèle de vie petit bourgeois dans le modèle traditionnel : un homme et une femme unis pour la vie poussant landau, possédant voiture et jouissant du confort d'une petite maison. La scénographie a minima de Stephan Mannteuffel illustre ce cheminement : l'île d'Alcina n'est faite que de quelques marches qui se terminent pas une petite plate-forme, d'un petit abribus comportant trois sièges rabattables et d'une serre ; lorsqu'Alcina se met à perdre sa magie, on voit réapparaître le monde de la normalité avec le nouveau décor d'une voiture nettoyée et bichonnée par son propriétaire et une maison confortable, agrémentée dans son jardin d'une fleur géante dont le le pistil et les étamines proéminents rappellent peut-être que la plupart des fleurs sont hermaphrodites, et que le mélange des sexes et des genres qui sont au coeur de la mise en scène leur est familier. Laissons aux spectateurs le soin d'associer à ce qui leur plaira la forme d'un sac de frappe descendu des cintres.

La danse, qui avait joué un rôle fondamental lors de la première londonienne, trouve ici aussi toute sa place mais avec d'autres fonctionnalités. Elle sort du cadre des intermèdes délimités qui lui était imparti à l'origine pour devenir partie intégrante de la mise en scène. Elle dépasse la simple illustration des émotions qui traversent et ravagent les protagonistes mais vient également moduler et construire l'espace scénique, par exemple en esquissant le dessin d'un jardin enchanté où des couples se livrent à des ébats amoureux lascifs. À remarquer que si les danseurs et les chanteurs occupent la même scène, ils se côtoient sans interagir.

Si les embrouillaminis de la mise en scène laissent perplexes, la musique et le chant ravissent. La carrière du chef Rubén Dubrovsky est marquée par son amour pour la musique baroque, il est le fondateur et directeur artistique du Bach Consort Wien (Vienne) et du Third Coast Baroque (à Chicago). Il a livré la partition de Haendel de manière historiquement informée, complétant l'orchestre du théâtre avec une basse continue composée d'instruments d'époque, clavecin, archiluth et théorbe. Ce mariage d'instruments modernes et anciens est d'une grande élégance et parvient à rendre la richesse mélodique et l'atmosphère propre au baroque. Dubrovsky rend les contrastes, la tension dramatique et la diversité de la musique, en en soulignant les thèmes et la trame instrumentale.

Gyula Rab (Oronte), Timos Sirlantzis (Melisso), Jennifer O’Loughlin (Alcina)

Les sept solistes sont à la fête avec la succession d'arias qui leur permet de mettre leurs talents en valeur. On retrouve avec délice Jennifer  O'Loughlin dans le rôle-titre, la soprano lyrique colorature a su relever le défi de la mise en valeur de ce rôle exigeant par sa longueur et sa diversité. Elle passe de l'arrogante omnipotence de la magicienne au trouble qui la saisit lorsqu'elle perd le contrôle des puissances  maléfiques, puis au désespoir de la déroute finale. Sophie Rennert en Ruggiero et Alina Wunderlin en Morgana remportent un beau succès à l'applaudimètre, semblant toutes deux se jouer des difficultés de haute voltige de leurs arias. La contralto tchèque Moniká Jägerova qui se consacre avec passion à l'interprétation de la musique ancienne se montre tout à fait à la hauteur du rôle de Bradamante et est très prenante.  Timos Sirlantzis se voit affublé d'un costume bleu turquoise, de cothurnes et de jambières assortis et d'une coiffure dignes d'une gay pride pour interpréter le rôle transgenre de Melisso que le baryton basse interprète avec un talent amusé.  Le ténor Gyula Rab, travesti en oiseleur, réussit une belle composition du rôle d'Oronte, l'amant de Morgana. La soprano Mina Yu en Oberto porte une moustache et un embryon de barbe pour la première fois de sa vie, ce qui ne l'empêche pas d'égrener de ravissantes notes cristallines pour incarner le téméraire jeune homme arrivé sur l'île méphitique dans le but de retrouver son père disparu.

De la Musique avant toute chose ! On passe une excellente soirée à se délecter de l'interprétation de ces excellents chanteurs et chanteuses si on consent à oublier une mise en scène dont le principal défaut est de complexifier à souhait un livret qui n'en demandait pas tant, alors qu'il est déjà en soi suffisamment dédaléen. 

Distribution du 02.02.2025

Direction musicale Rubén Dubrovsky
Mise en scène Magdalena Fuchsberger
Chorégraphie Karl Alfred Schreiner
Scénographie Stephan Mannteuffel
Costumes Pascal Seibicke
Lumière Michael Heidinger
Dramaturgie Christoph Wagner-Trenkwitz

Alcina Jennifer O'Loughlin
Ruggiero Sophie Rennert
Morgana Alina Wunderlin
Bradamante Moniká Jägerova
Oronte Gyula Rab
Melisso Timos Sirlantzis
Oberto Mina Yu

Crédit photographique © Marie-Laure Briane

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