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vendredi 18 octobre 2024

Un trio de rêve pour la reprise de Turandot à la Bayerische Staatsoper

Liù, Calaf et l'empereur aveugle Altoum

Durant les six mois de l'expo universelle de Shangaï en 2010, Carlus Padrissa et la Fura dels Baus y avaient  présenté à quatre reprises leur spectacle Windows in the city, alors le plus grand montage que la compagnie eut jamais réalisé, un spectacle choisi par les autorités chinoises pour mettre en scène le thème de l'expo Better city, better life. La troupe catalane avait eu le loisir d'expérimenter les réalités chinoises contemporaines d'une ville de 20 millions d'habitants avec tout ce que cela comporte de démesuré et de grandiose. Une ville où un bâtiment arasé en une journée fait place à un gratte-ciel construit le lendemain et dont les habitants vivent dans des espaces confinés, une ville dans laquelle les enseignes lumineuses éclairent la nuit d'une orgie de couleurs.

La princesse Turandot

Dans sa mise en scène de 2011, Padrissa renouvelle le propos de Turandot en plaçant l'action dans le futur, dans la Chine de 2046 : l'Europe autrefois prospère est tombée sous la domination de la Chine, qui l'a sauvée au moment de la crise financière. Turandot, princesse d'un empire devenu la première puissance mondiale, contrôle tous les citoyens européens qu'elle a condamnés à rembourser la dette de leurs parents jusqu'au dernier centime. Le cadre de sa dictature aux procédés antiques (on coupe les têtes, on empale sur de longs bambous) est résolument contemporain: une ville éclairée par les néons, une roue gigantesque en forme de turbine, le monde d'internet et des ipods. La princesse décapite ses prétendants enamourés à un rythme d'abattoir, une princesse à l'âme et au coeur glacés qui régente un monde givré, ce que Padrissa symbolise en plaçant l'action sur une patinoire. Le metteur en scène utilise des moyens gigantesques pour occuper tout l'espace scénique : des choeurs surdimensionnés vêtus de costumes qui combinent futurismes et allusions à la tradition, avec des imprimés de grands idéogrammes, des actionnistes omniprésents, acrobates, hockeyeurs, danseuses sur patins à glaces, break danseurs, adeptes du taï-chi-chuan...Une esthétique à la Blade runner dans un monde orwellien.


Carlus Padrissa s'est entouré de professionnels de renom. Franc Aleu a conçu des projections videos  auxquelles il a tenu d'ajouter quelques moments de 3D. Le public, qui reçoit des lunettes aux micas bleus et rouges à l'entrée, est averti par un signal lumineux en forme de lunettes qu'il doit les chausser. À l'usage, ces lunettes, qui n'avaient pas apporté grand chose en 2011, ne sont quasiment plus utilisées par les spectateurs actuels. Le scénographe Roland Olbeter place au centre de son décor un cercle gigantesque de trois tonnes et demi, qui évoque l'oeil de Big Brother, un oeil dont le diaphragme à iris en forme de pales de turbine va broyer le peuple soumis. Il peut aussi servir de guillotine pour couper les têtes des prétendants qui s'attaquent à la beauté glacée de la Princesse Turandot, la toute-puissante. C'est l'oeil de Turandot ou du système, comme on voudra, un oeil qui scrute chaque spectateur dans le public et l'enferme  individuellement dans les cercles de lumière tridimensionnelle qui en émanent tels les cercles d'un boa constricteur.

Liù et Altoum

Au premier acte, la scène est constamment occupée par les choeurs et les actionnistes, auxquels s'ajoutent une soixantaine d'enfants tout de blanc vêtus,  ce qui donne l'impression d'une foule innombrable et grouillante, multiplicatrice. Comme dans le Shangaï contemporain, on n'est jamais seuls dans la Chine de Turandot. Et, comme sur une scène antique et cathartique, les protagonistes déploient leurs sentiments et leurs émotions face à une foule omniprésente sur la scène. Il n'y a aucune place pour l'intimité : l'amour, la mort, le don total de soi, la barbarie sont totalement exposés au regard de tous et contrôlés par l'Oeil suprême. Les protagonistes, le Prince Calaf et son père, l'esclave Liù et la Princesse Turandot en acquièrent une dimension hyperbolique. La Fura dels Baus est là parfaitement dans son élément: on se souviendra que la troupe a dès l'origine produit des spectacles de théâtre de rue. 


Au grouillement de la foule succédera le décor d'une mer de crânes mouvants aux os blanchis, dont la houle se perpétue dans la vidéo qui fait fond de scène. À l'avant-plan de cette blancheur macabre d'ossuaire dialoguent les Ministres Ping, Pang et Pong revêtus de  costumes de cour futuristes stylisés par Chu Uroz. Puis s'illumineront des enseignes lumineuses dont les néons représentent des idéogrammes dont le décodage est laissé à l'imagination: slogans impérialistes ou commerciaux, c'est selon. Du cintre descendent des filins porteurs de cages ouvertes porteurs de personnages au repos. Là aussi l'interprétation est ouverte, peut-être évoquent-ils aussi les cités dortoirs où les travailleurs du régime doivent bien aller se reposer, sans doute en alternance.

Enfin, Carlos Padrissa donne une lecture plutôt optimiste de la mort de Liu : l'esclave amoureuse de Calaf refusera de livrer le nom de son bien-aimé et est portée au supplice. Suspendue à un filin, elle est empalée par la croissance rapide d'un bambou acéré. Mais ce don total de soi est propitiatoire. Par la mort rédemptrice de Liù, le monde cruel est enfin apaisé et les verdeurs d'une mer de bambou laissent entrevoir pour tous un avenir plus radieux. Padrissa y insiste : la beauté de Liu et de son amour, son immense tendresse qui va jusqu'au sacrifice suprême, sont en totale antinomie avec la froideur glacée de Turandot. On est d'autant plus dérouté par les choix de Calaf, qui semble ignorer la parfaite douceur de l'amour et lui préférer l'héroïsme fou de la conquête d'une femme sanguinaire au coeur congelé. Et c'est encore plus marquant dans la version inachevée de l'opéra qui a ici été privilégiée : la transcendance du sacrifice l'emporte de loin sur l'amour naissant de Turandot pour Calaf.

Calaf

Toue la mise en scène de Carlos Padrissa sert la musique comme une immense chambre d'écho, dans laquelle le chef, l'orchestre, les choeurs et les chanteurs font merveille.  Antonino Fogliani, fréquemment invité à Munich, a dirigé l'orchestre avec l'énergie de la passion en animant des choeurs et un orchestre impeccables. Et pour ce théâtre de la démesure, il fallait des chanteurs d'exception dotés d'une grande puissance vocale pour parvenir à passer le déferlement sonore de la fosse. Le ténor  coréen Yonghoon Lee dans le rôle de Calaf domine toute la production par une présence scénique imposante, très physique et juvénile. Yonghoon Lee, souvent invité sur la scène bavaroise, a atteint une maturité vocale exceptionnelle, avec une voix au timbre d'un bronze doré, dont l'intensité et la fulgurance n'ont d'égales que la finesse dans l'expression des nuances émotionnelles. Il peut être d'une témérité impérative dans son assurance face aux terribles épreuves de la sphinge Turandot, témoigner d'une tendresse filiale respectueuse mais décidée avec son père et de douceur avec Liù dont il accepte cependant le sacrifice. Son "Nessun dorma" empli de douleur laisse le public pantois d'admiration. Le ténor coréen a confirmé à Munich sa réputation de Calaf de référence gagnée sur les scènes internationales. La Turandot de Saioa Hernández est à l'aune de son prétendant, sa voix de grande lyrique est confondante de puissance et de précision, la chanteuse se fond complètement dans son personnage dans un jeu de scène admirable, dans la tradition de celui d'une Renata Scotto qui contribua à sa formation. Elle maîtrise parfaitement ce rôle qu'elle a déjà pratiqué au Deutsche Oper de Berlin, à la Fenice ou au Teatro Real de Madrid et reste compréhensible jusque dans les notes aigues les plus hautes. Elle polit le verbe tout autant que le chant, notamment dans les modulations de son dégel. La Liù de Selene Zanetti complète ce trio étoilé. La chanteuse, qui a chanté le rôle sur la scène munichoise avec Netrebko et Eyvasov en 2020 et à Venise cet été avec Saioa Hernandez, a encore gagné en profondeur et en sensibilité. Elle est comme plongée dans les tréfonds de son âme admirable dans la scène de son offrande sacrificielle, toute en intériorité, pendant parfait à la douleur exacerbée de la princesse Turandot. Autre trio très remarqué, celui des trois ministres Ping, Pang et Pong, respectivement chantés par Thomas Mole, Tansel Akzeybek et  Andrés Agudelo.  Le premier tableau du deuxième acte, au cours duquel ils se rappellent les temps plus heureux de leur vie dans leurs villages respectifs, aspirent à la paix et souhaitent sans grand espoir que Turandot connaisse enfin l'amour, alors qu'ils pensent que les têtes vont continuer à tomber, est scéniquement fignolé et des plus réussis. Vitalij Kowaljow prête sa belle basse au Prince Timour. Kevin Conners, qu'on avait déjà pu apprécier en Pang, donne un solide empereur Altoum.


Le message qu'a voulu transmettre Carlus Padrissa est optimiste : face au monde glacé et insensé qui broie ses populations, face à la froideur et à l'insensibilité des puissants s'élève doucement le Chemin du Tao, qui ne recule devant aucun sacrifice pour reféconder et rendre la vie à  la planète, qui en a un besoin urgent. À la fois, face aux inquiétudes suscitées par les évolutions géopolitiques actuelles, la mise en scène de la Fura del baus peut se lire comme visionnaire dans sa présentation d'une Chine toute-puissante dont le bourreau porte, hasard d'une homonymie terrifiante, le nom de Pu-Tin-Pao. 

Distribution

Direction musicale Antonino Fogliani
Mise en scène Carlus Padrissa - La Fura dels Baus
Scénographie Roland Olbeter
Costumes Chu Uroz
Vidéo Franc Aleu
Lumières Urs Schönebaum
Dramaturgie Andrea Schönhofer et Rainer Karlitschek
Chœurs Christoph Heil

La princesse Turandot Saioa Hernández
L'empereur Altoum Kevin Conners
Timour Timour Vitalij Kowaljow
Le prince inconnu (Calaf) Yonghoon Lee
Liù Selene Zanetti
Ping Thomas Mole
Pang Tansel Akzeybek
Pong Andrés Agudelo
Un mandarin Bálint Szabó
Le prince de Perse Andrés Agudelo

Orchestre d'État de Bavière
Choeur, extrachoeur et choeur d'enfants de l'Opéra d'État de Bavière

Crédit photographique © Geoffroy Schied

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