Mayaan Licht (Achille), Jasmine Delfs (Ifigenia) et Marina Diakoumakou (Ifigenia) © Clemens Manser Photography |
" Ifigenia in Aulide traite du fanatisme religieux, des décisions politiques imposées par l'hystérie de masse et de la destruction désastreuse de la nature par l'homme. La pièce tourne également autour du sacrifice qu'un père orgueilleux et égoïste exige de sa fille. Elle invite à réfléchir sur la foi et la superstition des hommes et sur la responsabilité personnelle et les conséquences des prises de décisions qui s'opposent aux lois de la nature. Ce drame préfigure celui du monde contemporain. Agamemnon est l'archétype d'un humain imparfait : avide, cupide, orgueilleux, corrompu et menteur, et, à la fois, fragile, manipulable, peu sûr de lui et faible. Figure tragique centrale de l'action, il est à l'origine du désastre et doit à présent assumer les conséquences de ses actions non réfléchies. Ce drame fut extrêmement populaire à l'époque des Lumières durant laquelle il fut le sujet de nombreux opéras et pièces de théâtre. Il adresse la question de l'hystérie collective religieuse qui conduit à des actes contre nature comme le meurtre de sa propre fille, le cannibalisme et d'autres actes contraires à la civilisation. Il adresse aussi les problèmes résultant du fait que les humains défient les lois de la nature et sont confrontés aux conséquences de leurs actes. Appliquée à nos problématiques contemporaines la mise à mort du cerf sacré décidée par le roi Agamemnon pour nourrir l'armée affamée est l'équivalent de la destruction de la nature par nos dirigeants. Pour assurer la survie de l'humanité, la déesse Diane, en d'autres termes la Nature, riposte et contraint les vents à s'arrêter de souffler, laissant les hommes de l'armée grecque abandonnés sur le rivage. On peut dire que le changement climatique est la réponse aux ravages causés par l'humanité. En réponse aux violations des lois de la nature, Diane demande le sacrifice de la fille d'Agamemnon. Ainsi aujourd'hui la destruction de la nature conduit à la mort de nos enfants. Ajoutons à cela que le fanatisme religieux et la superstition entraînent les masses à acculer Agamemnon à une alternative extrême : soit il sacrificie sa propre fille, soit il assume la conséquence de ses actes et risque la perte de son pouvoir et de sa vie. C'est ce qui se passe aujourd'hui avec les médias sociaux : la superstition et l'hystérie de masse font pression sur nos dirigeants et les conduisent à des actions extrêmes. C'est pour cela que le drame d'Euripide reste une pièce captivante et une source d'inspiration pour de nombreuses générations. " (Traduction libre de la présentation vidéo du metteur en scène).
La dépouille du cerf sacré de Diana @ Clemens Manser Photography |
Giorgina Germanou a encadré la scène de miroirs obliques qui réfléchissent, en partie du moins, les scènes qui se déroulent au sol. De vigoureux guerriers musclés aux corps nus, harnachés et masqués portent en scène la dépouille du cerf consacré à la déesse Diane, un animal naturalisé par taxidermie qui provient de la production d'Ariodante (2018) à l'Opéra de Vienne, qui a été gracieusement mis à la disposition de la production bayreuthoise. Le rouge, l'or et le noir forment le décor de ce sanglant tableau que considèrent les rois et le devin Calcante richement vêtus de somptueuses capes. Des piliers triangulaires mobiles et rotatifs s'assemblent pour former des fonds de décor aux images et aux éclairages changeants. Le plus souvent ce sont des marbrures de différentes couleurs qui créent diverses atmosphères : ici le sang de l'exécution du cerf sacré et l'or de la puissance royale, là des marbrures blanches striées de noir qui semblent indiquer que la nature est figée par l'action de la divinité. Les guerriers ramperont bientôt pour s'abreuver du sang et se nourrir de la chair crue du cadavre animal. Plus avant, les piliers s'assembleront pour présenter l'esquisse du Sacrifice d'Iphigénie de Carle Vanloo (1755, sans doute l'étude préparatoire conservée à New York). De fins squelettes d'arbres morts dorés évoquent peut-être la mort d'une nature au sol infertile infligée par la déesse. Des mannequins blancs de foetus féminins aux corps adultes et porteurs de cordons ombilicaux, enfermés dans des poches matricielles transparentes suspendues aux cintres, laissent place à diverses interprétations : ils rappellent que Diane, pas seulement chasseresse, est aussi la déesse de la fertilité du sol et de l'enfantement ; dans son aria "Lasciar bramo" (Acte II, 2), Ifigenia évoque sa mort qui pourra être favorable aux entreprises de son père et se dit prête à offrir les mille vies qu'elle pourrait porter en son sein ("mille vite pronto e forte a lasciar il petto avró"), peut-être celles de la descendance que son sacrifice rendra impossible.
Max Emanuel Cenčić en Agamennone. Photo © Falk von Traubenberg |
Les couleurs des costumes participent de la symbolique. La couleur rouge de la toge d'un Calcante terrifiant et son grimage facial de la même couleur évoquent le sang versé et la cruauté manipulatrice. L'or de la chemise d'Agamemnon est le signe du pouvoir suprême du commandeur des armées. La blancheur de la tunique d'Iphigénie nous parle la demeure chaste et pure qu'est la jeune fille. Deux acteurs sont venus compléter le plateau pour des rôles muets : George Zois donne un imposant Menelaos et la jeune Marina Diakoumakou offre les charmes et la beauté de sa jeunesse à Ifigenia, dont la voix est transférée à une dame en noir au masque d'argent et à la coiffure boisée. Le dédoublement du personnage d'Ifigenia en dénote la complexité : elle est la jeune fille amoureuse qui s'offre au sacrifice, elle est aussi la biche dont la déesse se contentera, elle est enfin la déesse Diane elle-même. C'est à Jasmine Delfs qu'a été confié le double rôle d'Ifigenia et de Diana, une chanteuse allemande à la carrière fulgurante qui fut membre de l'Opéra Studio de l'Opéra de Munich de 2021 à 2023 et qui la saison dernière a interprété Poppea à Toulon et la Reine de la nuit à la Berliner Staatsoper. Le jeune soprano fait des débuts remarqués au Festival baroque de Bayreuth, elle allie ici les clartés lumineuses de la jeune fille aux tonalités plus vindicatrices de la déesse. Une grippe estivale malencontreuse est venue frapper Max Emanuel Cenčić qui a sauvé la production en montant sur les planches : l'opéra étant inconnu au répertoire, un Agamennone ne se trouve pas au débotté. La jeu théâtral de ce grand artiste est époustouflant, il campe un Agamennone au profil complexe, un colosse aux pieds d'argile brisé de douleur par ce qu'il a provoqué, mortellement blessé tant dans son ego en perte de puissance que dans l'amour qu'il a pour sa fille. On est sous le charme de sa voix à la douceur veloutée, aux couleurs chaleureuses, aux accents dramatiques. Riccardo Novaro dresse de son baryton doté de graves séduisants le portrait d'un Calcante parfaitement odieux. Mary-Ellen Nevi joue avec maestria une Clitennestra fabuleusement costumée par Giorgina Germanou et arbore de fantastiques coiffures inspirées peut-être des statues de Tanagra dues au talent de Pavlos Katsimichas. Le jeune contre-ténor Nicolò Balducci fait lui aussi ses débuts bayreuthois en Ulisse, un rôle dans lequel il déploie des capacités vocales impressionnantes, une grande clarté, des attaques incisives, une technique impeccable et du raffinement dans les variations.
Mayaan Licht en Achille. Photo © Falk von Traubenberg |
La plus exceptionnelle révélation d'une soirée qui en comporta beaucoup fut l'Achille de Mayaan Licht, un sopraniste israélien qui s'est spécialisé dans le répertoire virtuose baroque. Achille est le spiritus movens de l'opéra, celui qui par son amour et par sa force de persuasion dans l'affirmation de la bonté des dieux parvient à changer le cours des événements, à retourner la situation apparemment insoluble dans laquelle est englué Agamemnon, pris au piège du devin Calcante soutenu par Menelaos et Ulisse. Par sa colère amoureuse, l'Achille du livret de Paolo Antonio Rolli rappelle celui de l'Iphigénie de Racine. Mayaan Licht touche à la perfection dans son incarnation passionnée du héros amoureux de la fille d'Agamemnon : sa maîtrise dans l'expression de la palette émotionnelle se marie à une grande profondeur narrative dans la manière de donner vie au récit. Sa voix avec des aigus pointus et tranchants a de l'éclat et de la puissance et cette vaillance qui convient aux personnages héroïques des opéras baroques. Dès la troisième scène du premier acte, il plonge le public dans un ravissement ébahi à l'écoute du « Nel gia bramoso petto », notamment dans la séquence qui comporte un enchaînement de trilles qui exprime le languissement. C'est ici le cas de le dire, Mayaan Licht donne le la dans la séquence « quest'alma ov'ei non è, langue d'affanno ». Et cet émerveillement silencieux du public va se répéter lors de chaque aria jusqu'au fameux air du troisième acte « Le limpid'onde » que le sopraniste chante avec un raffinement gracieux. On reste suspendu à ses longues tenues de notes, au flûté de sa voix mélodieuse. Sa virtuosité se marie avec la sincérité de son jeu d'acteur, avec une musicalité et une justesse sans aucune fioriture superflue : la beauté lyrique du phrasé, la perfection de la diction, une maîtrise de la langue qui touche à une italianité impeccable, tout est remarquable et arrache des bravi sonores. Avec Mayaan Licht, l'Achille aux pieds légers d'Homère s'est transformé en un Achille à la voix ailée avec des envols stratosphériques.
Depuis la fondation des Talens lyriques en 1991 Christophe Rousset et son orchestre se passionnent pour la redécouverte du patrimoine musical européen. Ils ont contribué à remettre en honneur les compositions napolitaines, et notamment l'oeuvre de Nicolò Porpora dont ils ont largement contribué à la redécouverte. On se souviendra que lors de la réalisation de la bande son du film Farinelli de Gérard Corbiau (1994), ils avaient proposé un air du Polifemo de Porpora, « Alto Giove ». Cette année, Christophe Rousset et Les Talens lyriques ont été invités comme Orchestre en résidence du Festival baroque de Bayreuth, un choix on ne peut plus heureux Dans Ifigenia in Aulide, l'orchestre et son chef apportent leur expertise pour exprimer le lyrisme de l'oeuvre, et, toujours attentifs aux chanteurs, accompagnent et soutiennent les lignes et la virtuosité du chant. Ils réalisent un travail aussi passionné que précis salué avec enthousiasme par un public aux anges.
L'intelligence d'une mise en scène qui éclaire notre actualité à la lumière des gestes antiques, la beauté des décors, des costumes et des éclairages, une distribution choisie avec pas moins de trois contre-ténors exceptionnels, un orchestre des plus talentueux qui porte bien son nom, le cadre somptueux de l'Opéra de la Margrave, tout a contribué à rendre mémorable la soirée d'ouverture du Festival baroque de Bayreuth, que le public a saluée d'une standing ovation.
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