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mardi 9 janvier 2024

Louis II de Bavière, hôte royal de l'auberge de Fernstein . Un texte de Louis Chevallier (1899)

Carte postale de 1905
 

La passe Fernstein et le lac de Fernstein

UNE AUBERGE ROYALE

Un article de la Revue hebdomadaire du 18 novembre 1899

Je veux parler de Fernstein, cette oasis de verdure sombre et mélancolique posée comme un nid dans un fond de vallée tyrolienne, où le roi Louis II de Bavière avait élu pied-à-terre dans une auberge de rouliers. Venant d’un souverain, même d’un souverain fantasque, le cas est déjà peu banal, mais ce qui peut encore étonner davantage, c’est le contraste de cette retraite volontaire au seuil d’une grande route sillonnée de passants, dans un asile plus que modeste, avec les solitudes grandioses des marécages de Bavière où surgissaient, au moindre signe du caprice royal, les féeriques châteaux de Chiemsee, Linderhof, Neuschwanstein...

Quand on évoque les folles chevauchées nocturnes à la lueur des torches dans les forêts d’Oberland, les orgueilleuses incarnations en d'étincelantes cuirasses des dieux du Walhalla, puis, glissant sur les ondes, les mélodies berceuses aux orchestres invisibles, et que tout à coup l’on se trouve, sans transition, devant la petite auberge de Fernstein, on se demande à quelle mystérieuse influence pouvait obéir en de certains moments, la pensée du grand misanthrope. Ici, rien en effet de théâtral, ni le décor extérieur, ni l’habitation, mais plutôt un ensemble de douces tristesses, de souvenirs fuyants, propres à porter le rêve dans l’infini reposant. Peut-être, au surplus, était-ce là un lieu de méditation, de retour sur soi-même, où dût venir parfois le royal acteur, aux heures de froide raison, pleurer sur l’inanité de ses rêves vécus et l’impossibilité quand même d’échapper à la terre avant 1 heure marquée.

Femstein se trouve situé dans la vallée de Gurgl, sur la route de Nassereit à Lermoos.

Pour s’y rendre, on quitte la voie ferrée de Feldkirch-Innsbrück, à la petite station d'Imst. De là, un landau, une «Eilwagen», attelé de deux vigoureux postiers, vous emporte à travers la campagne jusqu'au village de Nassereit. 

Au sortir de la gare, on tourne à gauche, puis l’on traverse sur un pont en fer le torrent de l'Inn dont les eaux rapides et blanchâtres coulent à plein bord ; à droite, une petite chapelle à clocher vert rappelle l'accident de voiture où le roi de Saxe Frédéric-Auguste trouva la mort en 1854 ; ensuite la route s’enfonce en des bosquets touffus, décrit plusieurs courbes, et enfin se dégage en ligne droite, bordée de chaque côté de pâturages qui s’étendent au loin. Çà et là, sur la gauche, quelques chalets disséminés dominent l’embouchure de la vallée. Après environ un quart d’heure, on atteint le village d’Imst planté tout en longueur sur le bord de la route. . .

Parmi les maisons grises aux toits d'ardoises, la terrasse en sapin verni de l’hôtel de la Poste jette une note claire et gaie, puis voici le poteau aux couleurs nationales, rouge et jaune, surmonté de l’aigle à deux têtes ; accoudés à une fenêtre, quelques soldats, vêtus de l’uniforme marron, fument et bâillent.

Au claquement de fouet du postillon, la population est accourue. Femmes et enfants, ceux-ci très nombreux, sont là debout au seuil des portes, qui regardent curieusement tous ces visages étrangers quant aux hommes, ils sont déjà par la vallée ou bien ils travaillent et restent cachés, ceux que l'on rencontre sont forts, barbus et coiffés, en général, d’un chapeau de feutre vert à forme pointue ; aucun type particulier ne retient l’attention, quelques gloires font déjà leur apparition, même chez les tout petits.

Autrefois, paraît-il, le village d’Imst était très renommé pour l’élevage des serins, c'était un centre commercial très actif pour tous les Etats d’Autriche et d’Allemagne ; hélas! aujourd’hui, cette curieuse industrie n’existe plus, et c’est l’agriculture qui semble être devenue le principal élément de richesse du pays.

En quelques minutes on a dépassé les maisons ; la route continue de monter, très poussiéreuse, au milieu des mêmes pâturages que précédemment ; et sous les rayons obliques du soleil de neuf heures, les gouttes de rosée scintillent comme des diamants. A chaque instant l’on croise des « bildstæcke », statuettes en bois peint, grandeur naturelle, qui représentent le Christ, la Vierge, des saints ; un petit toit voûté en fer les protège de la pluie, parfois même une minuscule chapelle leur est consacrée, dans l’intérieur de laquelle achèvent de se faner quelques bouquets de fleurs de montagne cueillies par une main pieuse. On se croirait en Italie, au pays des toutes-puissances Madones ; d’ailleurs, dans tout le Tyrol, du nord au sud, on retrouve les mêmes signes extérieurs de dévotion, la vie nationale en est imprégnée profondément comme aussi du sentiment d’indépendance.

Çà et là, dans un pli de terrain, l’œil devine quelque hameau blotti dont seuls émergent les toits gris, et aussi le clocher d’église au dôme moscovite. Peu à peu la vallée se fait plus étroite, change en même temps d’aspect, et tandis qu’à droite la vue continue de s’étendre au loin, à gauche, au contraire, le flanc dé la montagne se rapproche, ferme l’horizon, dégage l’ombre et la tristesse. Voici en bordure quelques bouquets d’arbres, sapins maigrelets, églantines diaphanes, puis des touffes de fleurs rouges en forme d’étoiles, comme en portent à leurs chapeaux touristes et cochers.

Après environ une heure trois quarts, la voiture atteint Nassereit ; là, elle stationne une vingtaine de minutes, le temps de changer les chevaux ; tout a l’heure elle reprendra la route de Lermoos, qui passe devant Fernstein, mais comme elle n’accepte pas de voyageurs pour les stations intermédiaires, force est donc d’aller à pied ; d’ailleurs la route est fort belle.

Tout à coup la vallée s’est rétrécie ; aux plats pâturages de tout à l’heure s’est substitué un ravin encaisse. De chaque côté la montagne se dresse, sévère, mystérieuse : au premier plan, les ondulations gazonnées en pente douce, formant une bande de verdure claire entre la route et la paroi verticale ; au-dessus, les premiers contreforts, masses de granit écroulées, aux profils de monstres, aux angles tranchants, sur lesquelles se cramponnent désespérément des troncs déracinés et titubant ; puis, le grand rideau de verdure sombre escaladant le ciel, enfin au sommet le rocher gris et nu découpé en dents de scie sur le fond bleu, avec, dans les échancrures, des sillons de neige qui s’effilent en minces cascades, du faîte à la base. La gorge est vraiment sauvage, pas d’habitation, pas d oiseaux, nulle trace de vie, c’est le grand silence de la solitude que trouble seule, nuit et jour, l’éternelle et monotone plainte du torrent ; au pied de la montagne des ébouas de terre rouge et de quartiers de rocs dont quelques-uns ont roulé jusqu’à la route, rappellent les terribles avalanches du printemps, bientôt on traverse un pont de bois, sur le Pigerbrach qui décrit une boucle et passe de gauche à droite du chemin en roulant avec fracas sur son lit de galets arrondis, puis voici dans le lointain le son argentin des clochettes qui se répondent, carillonnent lentement, au pas errant des vaches...et soudain plus rien, sans doute un pli de terrain, un voile de brume, entre elles et moi... et c’est de nouveau le grand silence, la solitude du chaos.

En montant, le ravin devient plus étroit, les pentes gazonnées s’effacent, l’étau se resserre, il n’y a place que pour la route, il semble que l'on doive se heurter à une impasse. Tout à coup, par une éclaircie de la sapinière, un joli castel aux murs crénelés et flanqués de tourelles pointues surgit au flanc de la montagne. Tout de suite on pense que c’est Fernstein, l’asile caché du roi de Bavière, et l’on imagine un intérieur aux parquets creusés de trappes, aux parois mobiles comme des décors de théâtres... Encore quelques pas, et le paysage apparaît dans toute sa splendeur!

A droite, dans un amphithéâtre de sapins, un lac minuscule aux eaux vertes, mais transparentes et vertes comme une fusion d’émeraude, et laissant voir presque à l’air libre les pierres plates, spongieuses et trouées comme des laves qui en tapissent le fond. Au milieu, un îlot se dresse conique et boisé, au sommet duquel deux pans de murailles en ruines rappellent l’ancien château féodal de Sigmundsburg, puis derrière, autour, de tous côtés, c’est un écran uniformément vert de mélèzes et de sapins aux panaches figés.

A gauche, assis sur le rocher nu et dominant la vallée, le petit castel de Fernstein entrevu quelques minutes auparavant, mais à présent pleinement dégagé, et déroulant en circuit sa longue enceinte de granit ; au pied, en bordure de la route, une auberge aux murs blanchis, au toit de tuiles, comme on en voit dans tous les villages de France.

Jusqu’ici, rien qui puisse indiquer la retraite royale, et l’imagination séduite par l’extérieur romantique du donjon gothique, persiste dans sa primitive tendance. C’est seulement en approchant davantage de l’auberge que cesse l’incertitude. Au fronton de la porte, une inscription, une affreuse enseigne-réclame accroche le regard :

Gasthof Fernstein mit 2 Königszimmer. 

Désillusionné, armé de scepticisme, on franchit le seuil. D’un côté, la porte béante de la cuisine par laquelle on aperçoit des tables chargées de concombres, de confitures, de pommes de terre, puis, sur le fourneau, une casserole de bouillon qui mijote, de l'autre, celle de la salle à manger où quelque paysan attablé boit lentement son verre de bière, tandis que la servante familière regarde silencieusement et attend qu'il parle. Puis c’est un long couloir au plafond enfumé et constellé de mouches, aux murs souillés d’affiches, de « fahrplan», à l’extrémité duquel dans la pénombre d'un demi-jour on gravit, en se tenant a la rampe massive, les marches fustes de l’escalier. Enfin l'on arrive au premier étage. Là, comme au rez-de-chaussée, un long couloir dans lequel se regardent symétriquement les portes des chambres à coucher ; sur la deuxième, un écriteau porte ces mots : "50 kreutzer bei personne."  C’est là! Vous entrez, et le spectacle le plus inattendu s’offre à vos yeux : une pièce d’environ quatre mètres et demi sur quatre, éclairée par deux fenêtres et entièrement tapissée de satin rouge broché tendu sur baguette d’or ; dans le fond, deux grands rideaux de la de même étoffe pendent du baldaquin sur un canapé ; à l’un des coins une vitrine Louis XV remplie d’objets de Sèvres, tasses à café, soucoupes, etc., en face une console de même style sur le marbre de laquelle dansent et se fond révérences toute une cour de petits ducs et marquises en porcelaine de Saxe ; au milieu une table à pieds dorés, puis des chaises, des fauteuils, enfin aur le mur une demi-douzaine de peintures à l’huile, portraits, scènes de danses ou cérémonies religieuses. Tout cela est si coquet, si mignard, quoi se croirait volontiers en un boudoir de quelque dame d’honneur de la Pompadour en rupture de cour ; d’instinct le regard fouille les meubles, cherche un vestige quelconque, miroir, boîte à mouches, éventail, oublié là par hasard ; hélas ! tout est net et rangé définitivement comme en une chambre mortuaire uniquement consacrée au souvenir. Sur la table sont là plusieurs photographies du roi, jaunies déjà, et piques des mouches. Il est en simple redingote, debout, la tête légèrement inclinée vers la terre, la face plus émaciée et la barbe plus négligée que dans les portraits courants ; sous la ligne droite des cheveux rejetés en arrière, son front large et découvert semble rouler un monde de pensées, et son regard franc et profond poursuivre dans le vague un rêve sans fin...

Mais ce n’est pas tout! Une seconde pièce est contiguë à celle-ci, c’est le salon ; un salon de satin bleu clair, aux meubles garnis de même étoffe et laqués blanc ; au-dessus de la porte, des panneaux peints sertis de lambris représentent des amours ; dans un coin, un canapé, puis une console, au milieu une table avec deux grands candélabres donnés par un ami, enfin, aux murs, des portraits royaux, Marie-Antoinette, Louis XV, Louis XVI enfant, d’autres encore, mais dans tout cela très peu de souverains allemands ; on dirait qu’il les fuit.

Comment, entre ces murs de satin, parmi ces meubles légers et presque féminins, le sosie du Roi Soleil, habitué aux salons grandioses, aux solennelles terrasses, à la décoration recherchée d’Herrenchiemsee pouvait-il ainsi venir sans transition se cloîtrer pendant des jours consécutifs, comme en une cellule de moine ? Sans doute, par les fenêtres grandes ouvertes sur le petit lac d'émeraude, sa pensée inquiète était libre de courir à l’aventure, d’imaginer une mort poétique et mystérieuse dans ces eaux aux clartés étranges, ou bien bondissant aux ruines altières du vieux donjon de Sigmundsburg, de revivre dans les siècles écoulés, au temps des armures et des franches lippues, ou bien encore d errer tout simplement à l’infini, de se perdre, sans but précis, sous les ramées silencieuses des sombres mélèzes s oui, sans doute, mais n’avait pas, en plus grand, ces mêmes joies solitaires, sur le roc inaccessible de Neuschwanstein ou sur la moire sévère de Stamberger See ? Alors, pourquoi ce pied-à-terre dans une auberge vulgaire, sur le bord dune grande route, ou devait évidemment, malgré sa présence, continuer le va-et-vient banal de la vie quotidienne? Il y a la, en apparent , un tel contraste avec les goûts connus du roi, que le jugement reste incertain, dérouté, et se demande, en présence de cette nouvelle manifestation de l'âme déjà si complexe de Louis II, quelles profondeurs secrètes il lui faut encore sonder pour se former une opinion définitive.

Était-ce là un besoin spontané de calme provoque par la fatigue cérébrale et physique de tout lettre, ou, ce qui paraît invraisemblable, un repos prémédité, hygiénique, dans sa vie ardente et fiévreuse! - ou bien, par violent dégoût des gestes et des hypocrisies déliés, un soudain désir de choses et de gens simples, plus vrais, plus conformes à la nature, et se laissant deviner dès l'abord! — enfin, comme je le disais aux premières lignes de cet article, Femstein tout simplement un lieu de méditation, de retraite volontaire, où le grand enfant qu'était au fond Louis  dût venir pleurer dans la douce mélancolie de ce vallon tyrolien, sur la vanité de ses rêves vécus, et l'impossibilité quand même d'échapper à la terre avant l'heure marquée!! Mystère, que tout cela! 

Cependant, voici un léger indice ; le menu du dernier repas loyal pris dans cette auberge. Il porte la date du 16 décembre 1880 et se compose de la façon suivante :

Consommé aux petites quenelles. 
Truites hollandaises.
Bœuf jardinière. 
Kechten Kremt. 
Pâté foie gras. 
Punch à la glace
Faisan rôti.
Asperges. 
Gâteau cerises. 
Glace groseille et framboise.

Quoique exempt de recherches, ce menu ne semble pas non plus celui d’un anachorète, son exécution paraît même fort dépasser la capacité moyenne d’une cuisinière d’auberge et exiger, pour certain mets, l’expérience d’un chef habile ; il faut donc en déduire que le roi ne venait pas ici tout à fait en solitaire, mais suivi de ses... gens, de ceux, tout au moins, dont il avait absolument besoin. D’un autre côté, cette date du 16 décembre laisse un peu rêveur. L’hiver, dans ce pays, doit être rigoureux ; sans être à une altitude bien élevée, la vallée se trouve déjà néanmoins à 1.000 mètres au-dessus du niveau de la mer la neige y est abondante, le froid mordant, et l’étranglement que fait à cet endroit la route doit, semble-t-il, canaliser le vent, comme le tuyau d’un soufflet. Ce ne sont guère là, en apparence, des conditions de bien-être pour villégiature hivernale !

Et cependant, je me demande si ce n’est pas précisément dans le contraste de la tristesse extérieure, de la désolation glacée, des rafales de vent et de pluie qu’il pouvait contempler par ses fenêtres bien closes, avec la douce intimité de ce petit nid de satin couleur de ciel, sous l’œil des rois, ses modèles, accrochés à la muraille, que Louis II prenait plaisir à vivre à Fernstein.

Sans doute, ce n’est pas une jouissance ordinaire de roi, mais ce fils des Wittelsbach l’était si peu ; en tout cas ce pouvait être une jouissance d’artiste, or, pour bien goûter la mélancolie des givres sur les branches alourdies, la souffrance muette des oiseaux blottis en boule sous l’auvent des chalets, une chambrette aux horizons bornés ne valait-elle pas mieux que les longs vestibules fastueux des palais royaux ? .

Au moins, dans cet asile, il jouissait de la paix, loin des courtisans et des docteurs importuns, loin surtout des remontrances respectueuses de ses ministres a endroit de ses prodigalités. Et l'imagination libre, il pouvait, à loisir, dans cette auberge de routiers. rêver encore de châteaux nouveaux, plus solitaires, plus somptueux. plus... divins. .

Que deviendront tous ces souvenirs dans quelques années d’ici? 

Aujourd'hui, ils sont, dit-on, la propriété de son onde, le prince régent Luitpold, mais après lui, après son frère Othon, qui, sans doute, ne les connut et ne les connaîtra jamais, où iront-ils, dans quelles miuns étrangères ?

Peut-être l'errant qui vit hier Fernstein et chemine demain dans quelque autre lieu du monde les reverra t-il disséminés, une étiquette au dos, en de licencieux musées de province, en ces musées ou l'on entre quand il pleut. 

Quant à la chambre elle-même, elle reprendra sa vie première ; le papier à fleurs remplacera les tentures de satin ; la chromolithographie d'Andréas Hofer, le portrait de Marie-Antoinette ; une table en bois blanc, la console Louis XV. puis... quelque Anglais viendra et payera très cher pour y passer la nuit.

Louis CHEVALLIER.

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