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jeudi 28 décembre 2023

La clé, un conte fantastique bavarois d'André Delrieu — De la galerie des ancêtres de la Résidence munichoise à la région du Königsee

LA  CLÉ, un conte fantastique d'André Delrieu

L'arbre généalogique des Wittelsbachs
(Galerie des ancêtres / Ahnengalerie)
    Ce qu'on nomme l'arbre généalogique, dans le palais de la Vieille Résidence, à Munich, est un couloir en forme de galerie, long, étroit, singulièrement triste et servant de pas perdus entre la chambre du Trésor et le Grottenhof. À gauche, par d'énormes croisées, pénètre cependant avec difficulté le jour, dont les rayons se brisent au dehors sur une muraille haute et verdâtre, clôture aussi humide qu'étrange d'une terrasse qui se prolonge extérieurement de plain-pied avec le parquet de la galerie. En face des croisées, à droite, dans les cadres les plus décrépits et les plus bizarres du monde, s'étend sur le lambris la suite des portraits de famille de la maison naguère ducale et palatine, aujourd'hui princière et royale, de Wittelsbach. Depuis Otto, qui reçut des mains de Barberousse le duché de Bavière en fief, jusqu'aux ramifications les plus éloignées de la souche, l'arbre tout entier tapisse de ses médaillons la boiserie du couloir. Les crimes politiques et privés (s'il y a des crimes chez les princes) n'excluent pas les descendants d'Otto de son feuillage, qui d'ailleurs n'est qu'un mémento héraldique fort douteux pour l'histoire : l'atmosphère du rez-de-chaussée ayant détruit, avec les couleurs, les ressemblances. Aussi les plus anciens sont-ils absolument inconnus ou confondus. Ceux qui les ont accrochés là pourraient seuls en écrire le catalogue, mais ils sont morts.
    Les touristes anglais ont mis à la mode à Munich de visiter la galerie aux flambeaux, sous prétexte de mieux apprécier le clair-obscur ; il est certain que, même en juillet, à quatre heures de l'après-midi et par les brumes opaques si communes en Bavière, cette ostentation de lumière factice ne paraît pas superflue. Nous étions parvenus, l'huissier de service et moi, au milieu du couloir, lorsque mes yeux aperçurent, derrière les girandoles d'un lustre, un tableau que l'absence de tout vernis, en rendant ses couleurs un peu mates et diffuses, détachait sur le glacis des toiles environnantes. C'était le portrait d'une femme de vingt-cinq ans environ, d'une figure à la fois douce et noble, vraiment bavaroise, dont l'œil bleu et mélancolique semblait chargé par le pinceau habile de l'artiste d'une si profonde douleur, qu'il me fut  impossible d'en supporter froidement le morne éclat. Quant à l'expression intime du visage, on n'aurait pas représenté différemment Lucrèce, restée seule après le départ de Tarquin ; le poème de Shakespeare, The rape of Lucrèce, serait le meilleur commentaire de cette physionomie.
Riegelhaube dans son boîtier
Photo Andreas Praefcke
    La femme du tableau était vêtue d'une robe de velours noir à corsage collant et montant ; il s'en échappait, autour du col et sur la poitrine, des bouillons gracieux d'un fichu de dentelle. Au chignon de ses cheveux cendrés, étincelait la coiffure nationale des jeunes filles de Munich, le réseau d'argent, Riegelhaube. On ne voyait d'ailleurs que la main droite : l'étrangère la tenait fermée contre son cœur, dont on aurait dit qu'elle contenait les palpitations trop vives ; et entre ses doigts fins, aux ongles rosés, sur le méplat soyeux du corsage, se levait en relief la poignée d'or d'une clé qu'elle serrait avec force. Le portrait rappelait un peu, quant au pinceau, la manière d'un artiste italien du XVIIIe siècle, d'un bon élève de Trevisani.
    — Quelle est cette princesse ? demandai-je à l'huissier en lui rendant son flambeau qu'il m'avait prêté.
    — Ce n'est pas une princesse, monsieur, c'est une dame de la cour, parente fort éloignée de la maison de Wittelsbach. Il y a six semaines, un Anglais de distinction, qui se trouvait de passage à Munich, fit remettre aux intendants de la Résidence, avec un billet de sa main, une caisse soigneusement emballée qui renfermait ce tableau. L'anglais n'a voulu ni se nommer, ni se montrer. Les renseignements contenus dans sa lettre ont paru justifier le prix de son envoi ; cet amateur y expliquait comment, ayant découvert par hasard le portrait dans un vieux château du Tyrol, il croyait de son devoir de l'offrir à la collection de l'arbre généalogique. Mais le nom de cette dame m'est inconnu.
    J'ignore si l'aspect de la galerie me prédisposait au merveilleux ou si la figure officielle de l'huissier prit aux clartés de son flambeau un caractère louche ; ce qu'il y a de certain, c'est que le soir même , me rappelant que toutes les intrigues sont dévoilées dans les ambassades, je me présentai à la réception du ministre d'Autriche. Quelques étrangers seulement erraient dans les salons ; c'était la saison des eaux de Kreuth. On se pressait autour de la comtesse Vicenzella (1), une Milanaise fort séduisante, qui ne quitte jamais Munich. Il serait difficile de rencontrer une personne d'un plus grand esprit de conversation. Madame Vicenzella possède tout à la fois le brio d'une femme de Paris et la majestueuse lenteur des Lombardes ; c'est la furia francese dans le discours unie à la passion concentrée du Midi. L'âge même (elle a cinquante-deux ans) n'a fait que rendre cette double faculté plus remarquable en donnant plus d'accent à sa physionomie, plus d'originalité à sa parole. On ne saurait toutefois rien lire sur son beau visage de marbre. Seulement, lorsqu'elle s'oublie, ce qui est rare, une rougeur subite et légère vient trahir les combats de cette âme, que l'orgueil féminin le plus exalté dispute encore aux émotions tendres. Alors on voit ses magnifiques épaules, parfaitement conservées et dignes de Canova, rougir aussi ; mais elle trouve toujours l'art de soustraire ses yeux noirs et expressifs à l'observation des gens dont sa délicatesse de femme redoute la curiosité importune. Madame Vicenzella était une beauté très en vogue à la cour de Bavière, en 1810 ; elle a dansé avec Napoléon à la Vieille-Résidence, et elle habite maintenant un de ces somptueux hôtels qui bordent Otto-Strasse, devant les quinconces de la place Maximilien.
La place Caroline en 1837
par Johann Nepomuk A. von Shaden
    À la brume du matin avait succédé une température plus convenable pour le mois de juillet ; un ciel même légèrement orageux s'étendait au-dessus du petit jardin de l'ambassade, et on causait, vers minuit, à la senteur des arbustes rangés sous le balcon, en regardant l'obélisque d'airain élevé sur la place Caroline par le roi Louis, à la mémoire des Bavarois morts en 1812 dans la campagne de Russie. Chacun disait un mot de la pyramide, mais en n'oubliant pas les précautions oratoires de la diplomatie. Animés par le drame de la Bérézina, la voix vibrante et le geste fascinateur de Madame Vicenzella m'avaient peu à peu distrait du but de ma recherche.
    — Mais, dis-je à M. Passmore, jeune Anglais qui fréquentait l'atelier de Hess (1), expliquez-moi donc une singularité. La contessina possède un mari, et on ne le voit pas.
    — Le comte Lothario passe pour un original, me répondit le touriste ; c'est une qualité dans le monde qui réplique à tout et dispense de tout. Depuis la mort d'un frère chéri, le marquis P..., qui remonte à 1814, il vit dans la retraite. Vingt ans n'ont point calmé sa douleur. Mais je vous préviens que Madame Vicenzella n'aime pas les à parte. M. Passmore me quitta en souriant. J'eusse fait peu de cas de sa remarque, sans une circonstance qui lui donna soudainement de la valeur. Les yeux de la sombre Italienne s'étant rencontrés par hasard avec les miens, elle comprit de quoi nous avions parlé. A l'instant, mais pour moi seul, sa physionomie changea comme si un premier masque en fût tombé pour céder la place à une seconde enveloppe. Ses lèvres, déjà fort minces et pâles, se resserrèrent et blanchirent davantage ; une lumière fauve perça la nuit de ses prunelles, tandis qu'un nuage de dédain et d'ironie obscurcissait la circonspection ordinaire des lignes de sa bouche. Je restai comme ébloui. Mon Anglais, se possédant mieux, s'était rapproché. La Milanaise voulut m'achever. 
   — Ne vous oubliez pas sur le balcon, monsieur ! Les nuits d'été à Munich sont malsaines. Mais comment ne point rêver indéfiniment à cet obélisque !
    — Je rêve, madame, lui répondis-je sans me déconcerter, à un très beau portrait qu'on m'a montré ce matin dans la collection de l'arbre généalogique.
   — Ces portraits sont généralement si laids, reprit avec gaîté Madame Vicenzella en ne s'occupant plus de moi, que les ténèbres humides de la galerie ne leur font pas de tort. Mais si ma belle-soeur, la marquise P..., y tenait son rang, les éloges de monsieur seraient mieux fondés.
   — Je croyais, dit M. Passmore d'un air simple, que la contessina avait eu depuis longtemps le malheur de perdre sa parente.
  — Nous l'avons même perdue avant le marquis, et c'est pourquoi je m'étonne que son portrait ne soit pas au nombre des tableaux de la galerie ; car Stéphanie de Hirschberg descendait par sa mère de la branche ludovicienne éteinte en 1777. Elle était vraiment une Wiltelsbach... Mais ces détails n'ont aucun intérêt pour les personnes étrangères à l'histoire des grandes familles de la Bavière. Ce qui me les rappelle maintenant, c'est la catastrophe de la Bérézina qui entraîna celle de mon malheureux beau-frère. Il y a des demi révélations qui tombent sur un auditoire comme une pluie sur la terre desséchée. Les fauteuils se rapprochèrent peu à peu de la comtesse. J'observais du coin de l'oeil M. Passmore : son sang-froid ne s'était pas démenti. Cependant tout le monde pressait Madame Vicenzella de raconter l'histoire du marquis P.... ; évidemment nos prières la flattaient. Je vois encore en frémissant les lèvres pâles de l'Italienne s'ouvrir comme une bouche de pierre et se jouer avec la terreur du récit suivant : 
    
    « A l'époque où l'armée bavaroise accompagna Napoléon en Russie, le marquis P... ayant un grade élevé dans un régiment du quatrième corps commandé par le prince Eugène, fut obligé de quitter Munich avec le vice-roi au moment où il venait d'épouser la plus riche héritière de Salzbourg, mademoiselle Stéphanie de Hirschberg. C'était un amour d'enfance ; Stéphanie avait passé les premières années de sa jeunesse à Milan ; sa famille et la mienne nous savaient mariées le même jour, aux deux frères. La séparation fut donc déchirante ; jamais le devoir n'avait tant exigé du bonheur. Elle eut lieu à Hirschberg, et Stéphanie, ne résistant pas à des émotions aussi nouvelles pour son cœur, tomba dangereusement malade ; nous cachâmes, Lothario et moi, cette, circonstance au marquis. Mais sa femme succomba ! Nos lettres alors, n'osant plus être mensongères, s'interrompirent tout à fait pour n'être pas véridiques. Nous comptions que le marquis prendrait cette interruption pour une conséquence de la guerre, et vous savez qu'après l'incendie de Moscou, les communications entre l'Allemagne et la grande armée devinrent fort difficiles. Telle, était notre anxiété, quand les lettres de mon beau-frère à leur tour cessèrent de nous parvenir.
    Nous apprîmes plus tard qu'à cette époque le terrible secret qu'il aurait fallu au contraire lui dérober longtemps encore fut indiscrètement révélé au marquis P... à Marienwerder [à 80 kms au sud de Gdansk, aujourd'hui appelée Kwidzyn dans la voïvodie de Poméranie en Pologne], où se ralliaient les débris du quatrième corps. A partir de cette affreuse nouvelle, mon beau-frère n'écrivit plus. Il envoya sur-le-champ sa démission au prince Eugène, et, suivi d'un domestique italien qu'il avait pris tout enfant à son service, il parcourut l'Europe pendant deux années, n'osant rentrer en Bavière où Stéphanie ne l'attendait plus vivante, et se renfermant dans un silence absolu comme si nous n'existions plus pour sa tendresse. Nous nous étions résignés avec douleur à cette mort anticipée ; nous espérions que le temps, en adoucissant ses regrets, nous rendrait un frère et un ami. C'est au milieu de ce repos étrange que le dernier coup nous frappa.
    Le schloss Hirschberg est situé sur un versant de la montagne de Salzbourg, entre Golling et Hallein , près de la chute de Schwarzbach. Il est si haut perché que les neiges durcies sur le chaperon de ses tourelles résistent au soleil de la canicule. Les voyageurs qui se rendent à la chute ne manquent pas d'en chercher curieusement l'entrée principale à travers les bruyères montueuses dont elle est comme offusquée. Les artistes y admirent, à la clé de voûte de l'ogive de cette porte, une statuette du fameux évêque Marcus Sittacus. Ce qu'il y a de plus précieux au schloss, c'est un monument secret du danger des temps féodaux, une chambre mystérieuse dont l'entrée, suivant la loi que s'était imposée la famille de Hirschberg, ne doit être connue que de trois personnes, le comte, son héritier présomptif, et un tiers quelconque dont la discrétion lui est acquise.
   Dans le printemps de 1814, alors que l'Allemagne se précipitait sur la France, un voyageur aussi traversa ces bruyères par une nuit assez sombre, et découvrit même aisément, en dépit de l'obscurité, la chaîne de la cloche de la porte, que les chasseurs de chamois, si familiers qu'ils puissent être avec l'hospitalière demeure, ne saisissent, dans le tortis de l'épine vinette, qu'après de longs tâtonnements. Il était seul et à pied. Quand la cloche, assourdie par les mousses qui en incrustent le battant, eut néanmoins résonné comme un gémissement dans le manoir, le champ de cette porte s'illumina tout-à-coup, et un fallot de corne démasqua ses rayons derrière le trèfle du guichet ; deux figures, inquiètes et bizarres, s'entrechoquaient au milieu de sa pénombre étoilée. C'était la vieille Agatha, concierge du schloss, qui avait nourri la marquise, et Hugo, son fils, pâtre vigilant et triste, gardant le gibier des forêts, les troupeaux du vallon et les tombes de la famille avec une égale vénération.
    L'œil acéré du jeune montagnard reconnut le voyageur, mais la parole expira sur ses lèvres : Hugo devina que sa mère avait trop souffert du temps et de la douleur pour que l'incognito d'un pareil hôte fût levé. Il se hâta de retirer en silence la barre de fer qui fermait obliquement les ventaux, et l'étranger passa outre, en lui serrant furtivement le bras avec émotion. Puis, évitant de regarder la nourrice en face, il lui dit :
    — Je suis peintre; je voyage dans le Saltzbourg pour copier vos églises et vos châteaux. On m'a parlé de la chapelle de Hirschberg comme d'un bel édifice. Permettez-moi de veiller dans la galerie; je visiterai la chapelle au point du jour, avant de monter au Königsee.
    Le voyageur s'exprimait en milanais pur ; ses accents surprirent Agatha. Si la vue de la nourrice avait été aussi fraîche que sa mémoire, elle aurait partagé le trouble contenu du pâtre. Mais Hugo répliqua d'une voix creuse, les yeux baissés :
    — Un ordre du comte Lothario défend l'entrée de la chapelle à tout le monde, même à son frère. Mais si vous êtes peintre, monsieur, ajouta le montagnard avec une expression singulière ; il y a dans la galerie un portrait qui occupera bien votre nuit. Je vous allumerai des bougies. Vous veillerez jusqu'au jour en le regardant.
    Hugo n'attendit pas la réponse de l'italien. Après avoir exigé de sa mère qu'elle se recouchât , le pâtre s'élança dans l'escalier d'honneur du manoir, et, tournoyant dans sa cage avec la muette élasticité d'un fantôme, il ne s'arrêta que vis-à-vis d'une porte énorme à panneaux rompus comme les feuillets brisés d'un paravent de laque. Quand ce rideau de chêne se fut enroulé dans ses plis, la perspective de la galerie s'offrit comme une nuit épaisse où pointaient çà et là, aux lueurs du fallot, les reflets des cottes de mailles, des armures gothiques et des faisceaux de glaives rangés sur deux files dans toute son étendue. Les effigies en bois dorés des ancêtres de la marquise, couchées sur des sarcophages ou redressées en mannequins, semblaient poursuivre de leurs yeux d'émail la curiosité du voyageur, tandis que les fresques de la muraille, servant de repoussoir à ces fantastiques évocations, lui cachaient les devises et les armoiries de la famille de Hirschberg sous l'écaillage de leurs peintures. Mais des indices moins guerriers témoignaient avec plus d'énergie peut-être de l'abandon du schloss. De grandes cuves de blanchisserie étaient empilées contre des trophées conquis sur les Turcs ; les cordes attachées au cimier des preux et tendues d'une couronne ducale à la palme d'un martyr servaient de séchoir au linge de la vieille Agatha, et les pieds, en s'égarant le long des plinthes historiés du mur, fourrageaient dans des amas poudreux de paille de maïs sèche, bois de chauffage beaucoup trop usité dans le Saltzbourg, la Styrie et la Carniole, au gré des touristes. 
    La figure étrange du pâtre s'encadrait à merveille dans cette décoration. Comme il veillait toujours, après le coucher du soleil, quelques heures à la garde du manoir, son habit de montagnard était encore au grand complet. Le nœud de brocatelle qui retenait la cocarde de son chapeau vert et pointu, coquettement formée de plumes d'oiseau et de crins de chamois, s'était relâché durant les fatigues du matin, et ce panache rouge, s'embarrassant sur le visage de Hugo dans les vrilles démesurées de sa moustache, y répandait un clair obscur de bandit. Enfin, sous son menton barbu, on pouvait remarquer une difformité locale, un goitre assez tuméfié pour qu'à l'originalité du costume il ajoutât l'intérêt hideux de la maladie.
    Vers le milieu de la galerie, le pâtre s'arrêta ; d'une main ferme, il alluma des bougies, qui paraissaient attendre depuis longtemps le voyageur, sur le couvercle d'un cénotaphe de cuivre, et de l'autre il lui montra froidement un cadre voilé d'un rideau, qui était accroché au lambris, en disant :
    — Vous n'avez qu'à tirer ce rideau.... Bonsoir !
    À la solennité qui était empreinte dans les gestes et dans les paroles de Hugo, l'étranger avait senti que cet homme lui réservait une surprise. Quand le montagnard, qui s'était lentement dirigé vers la porte de chêne eut replongé dans l'ombre de l'escalier son plumet écarlate, il s'élança avidement sur le rideau du cadre et le fit glisser avec un bruit sinistre le long de sa tringle de fer.
    — Stéphanie ! s'écria l'artiste, ou plutôt le marquis P..., avec désespoir.
   Ce cri douloureux bondit d'écho en écho dans le manoir démeublé, puis s'éteignit comme le sifflement de l'orage, et mon beau-frère se trouva seul, dans un profond silence, vis-à-vis du portrait de sa femme. Cette entrevue, que je ne chercherai pas à vous peindre, dura près d'une heure. Au bout de cet intervalle, M. P..., ivre de chagrin, s'arracha de la contemplation de l'irrésistible peinture et se précipita, une clé à la main, au fond de la galerie, vers l'entrée de la chambre secrète. La porte en était déguisée sous le caprice des ornemens du lambris, mais l'impatience de la douleur aiguisait en quelque sorte la vivacité nerveuse de ses recherches. À peine entrait-il dans cette pièce mystérieuse que la marquise elle-même parut, venant au-devant de lui. Bien que le tableau eut déjà exalté mon beau-frère, il voulut d'abord se rendre compte avec sang-froid d'un événement qui ne pouvait être qu'un jeu d'optique ou une hallucination d'esprit ; mais la réalité de l'apparition devint peu à peu tellement évidente, que la terreur et l'amour se réunirent pour le convaincre.
   — Marquis, dit le spectre, tu m'as appelée ? Moi, je l'attendais. Mais pourquoi n'es-tu pas revenu, comme je t'en avais prié, en cachette, à pas de loup, par la porte dérobée de la galerie ?
    Et il en sortait. Les gonds de celte porte rouillés frémissaient encore. Une si étrange inattention glaça M. P...
    — Pour te plaire, j'ai mis une robe de velours noir et un réseau d'argent ; c'est la toilette que tu aimes. Vois donc comme le plafond de ma chambre est beau.
    M. P... regarda machinalement au plafond.
   — Je l'ai fait incruster, par un architecte milanais, d'ivoire, de bois de santal et d'ébène, comme un palais de ton pays, pour qu'il te séduisît à ton retour de l'armée. N'est-ce pas que ces caissons encadrent parfaitement nos rideaux de damas à franges d'or ?... Je crois être encore au soir de nos noces!... Te souviens-tu, marquis?....
    En disant ces mots avec une grâce infinie, le fantôme se pencha vers mon beau-frère et déposa sur son front un baiser tout rempli d'une chaste moiteur. À cette caresse, que la frayeur même rendait plus douce, Monsieur P... éperdu, le corps affaibli, la tête montée, accepta pieusement le revenant pour ce qu'il semblait être, pour la recomposition surnaturelle et passagère des traits d'une personne chérie, que la force attractive de ses regrets faisait glisser du ciel un moment vers lui. Comme il était très religieux, cette idée satisfit sa raison, et il fut bientôt absorbé par le charme de la présence de Stéphanie.
   — Mon cher époux, reprit la marquise d'un ton enjoué, j'ai étudié pendant votre absence l'air de Crivelli, dans le Matrimonio segreto. Les soirs du printemps me mettent en voix, donnez-moi votre avis.
    La marquise chanta comme jamais de son vivant elle n'avait chanté , quoique son contralto eut toujours été magnifique. Les larmes ruisselaient sur le visage de mon beau-frère, qui était tombé à genoux et lui tendait les bras dans une angoisse déchirante. Au milieu d'une roulade, Stéphanie lui dit :
    — Il me semble que nous sommes encore sur la terrasse de l'Isola Bella, à l'orient, près du grand pin. C'est là que je vous ai chanté cet air pour la première fois. Ma toilette était la même. Seulement, vous m'aviez ôté mon Riegelhaube et arrangé mes cheveux à la façon des paysannes de Belgirate. Essayons un peu cette coiffure ; voulez-vous ?
  Stéphanie se plaça devant un énorme miroir à biseaux qu'éclairait un candélabre, et où se réfléchissaient dans la glace les sourires qu'elle envoyait à son mari. M. P.... restait agenouillé, immobile, stupéfait. Depuis que Stéphanie ne chantait plus, il s'était rendu assez maître de lui pour jeter un coup d'oeil rapide dans la chambre. Toutes choses encore s'y montraient exactement comme à l'heure de son départ pour la Russie. Il y avait même sur la tablette d'une console un souvenir de ses amours d'enfance avec la marquise : c'était un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver, ensuite jeté dans les mines de Saltzbourg, puis retiré de cet abîme ; trois mois de séjour avaient chargé ses plus minces branches de cristallisations brillantes. L'expérience, faite à la suite d'une course dans la montagne, se rattachait à quelque vive époque de la tendresse des deux époux, et ce monument singulier, en lui rappelant des jours heureux , doublait l'anxiété comme la douleur du marquis.
    — Eh bien ! vous ne venez pas? s'écria sa femme d'un ton de reproche.
    À cette nouvelle invitation, il obéit, convaincu que Dieu le choisissait pour remplir envers l'ombre de Stéphanie une cérémonie inexplicable, mais mystique et sainte.
    Il s'approcha de la toilette avec la lente mesure d'un homme qui rêve, posa la main sur le réseau d'argent, qu'il sentit peu à peu, sous son effort, se détacher de la tête de la marquise, et bientôt ses doigts frémissants plongèrent dans une chevelure soyeuse, chaude et parfumée, dont les tresses avaient toute la pesanteur de la vie. En quelques secondes, la coiffure locale de Belgirate s'acheva ; Madame P....., qui suivait dans le miroir le geste automatique de mon beau-frère, se leva sur-le-champ et se tourna vers lui radieuse, avec la magie complète de sa beauté de jeune fille, telle que nous l'avions vue naguère, sous cet ajustement pittoresque, aux îles Borromées. Alors le sang-froid échappa presque entièrement au marquis. Il allait saisir Stéphanie dans ses bras, lorsqu'une réflexion accablante l'arrêta. L'apparition détruite, que lui resterait-il pour en compenser la perte ? Mais M. P ne lutta quelques instants contre la fascination que pour y céder avec plus d'entraînement.
    Je crois vous avoir dit que sa femme semblait l'attendre. Avant son départ pour Moscou, dans la folie des dernières caresses et pour que la réunion prochaine fût plus douce, il avait promis à Madame P... de la surprendre au retour. Dans ce but, les deux époux étaient convenus que mon beau-frère ne rentrerait au schloss que durant la nuit et pour se réfugier immédiatement dans la chambre secrète. Lui, Stéphanie et la vieille nourrice Agatha, seuls en connaissaient l'issue. Le marquis P. avait emporté en Russie une clé de la porte de la chambre ; elle était suspendue à un ruban et placée sur son cœur. Aussi, revenait-il, trop tard sans doute, mais à l'heure prescrite et dans l'appartement désigné, sinon pour retrouver Stéphanie, qui n'y était plus , au moins pour y chercher sa mémoire, qui n'y avait point péri. Mais voilà qu'il se rencontrait maintenant avec une ombre quand il n'avait espéré qu'un souvenir ! Il réfléchit donc que, si le fantôme, à la vue de la clé , s'en rappelait la destination, la marquise, par cet acte rétrospectif, prouverait son existence surnaturelle et son inexplicable réalité. Ce qui engageait M. P. à tenter cette épreuve sacrilège, mais décisive, c'était le singulier reproche que lui avait adressé sa femme de n'être pas entré dans la chambre par l'issue mystérieuse, au moment même où cependant il débouchait à ses yeux par cette porte, et quand elle était la seule qui existât au schloss, pour pénétrer dans l'appartement. La circonstance étant capitale, l'oubli devenait extraordinaire.
   M. P... n'hésita pas, quoique fort ému. La clé était encore dans la serrure. Il recula en arrière de quelques pas, la relira vivement, et, s'approchant de nouveau avec résolution de la marquise, en fit étinceler à sa vue la poignée d'or.
    La foudre n'est pas plus rapide. Stéphanie poussa un cri affreux qui brisa l'âme de son mari, s'élança hors de la chambre avec la légèreté d'un oiseau, et on put entendre le frôlement, épais de sa robe de velours murmurer longtemps encore dans la galerie ; puis le silence, un moment écarté, revint sur l'édifice comme le flot sur la grève.
  Atterré, mon beau-frère n'eut pas la présence d'esprit de suivre la marquise. Il fallut que le Riegelhaube, seul vestige de l'apparition qui restât dans la chambre, lui apprît que le songe était cruellement dissipé. À l'aspect du réseau d'argent, il éprouva une réaction terrible, et, comme si une pensée soudaine eût illuminé sa douleur, il s'empara de cette relique, se précipita dans la galerie, passa devant le portrait en puisant dans le rayonnement de celte peinture une anxiété nouvelle, et bientôt se retrouva dans l'escalier où le pâtre et lui montaient naguère, mais sans distinguer d'autre bruit que le retentissement de ses pas, ni voir personne que le reflet de son corps qui glissait au clair de la lune dans la spirale. Il descendit dans le vestibule, appela vainement Hugo, Agatha ; et enfin, s'apercevant avec surprise que la porte d'honneur du schloss était ouverte, sortit de ce lamentable séjour.
   Il n'y avait qu'un parti à prendre. Près des dernières maisons de Hallein, à quelque distance de Hirschberg, Zilietti, son domestique de confiance, l'attendait avec deux chevaux. Mon beau-frère prescrivit à l'Italien de remonter au schloss, et d'y faire avec Hugo toutes les recherches nécessaires pour constater l'identité du fantôme. Quand Zilietti eut disparu, M. P... se dirigea bride abattue, vers Munich.
    J'habitais alors cet hôtel décrépit et lugubre qui forme le coin de la rue des Théatins et de la rue de la Résidence, vis-à-vis de la perspective rectiligne de Ludwig Strasse. Une soirée du mois d'avril m'avait surtout paru bien longue ; Lothario me quittait ; je ne sais quelles craintes superstitieuses voltigeaient autour de moi, lorsque le sabot d'un cheval gratte tout-à-coup avec impatience le pavé sous mes fenêtres. Les domestiques se lèvent, on monte précipitamment l'escalier, ma porte s'ouvre ; c'était le marquis, les yeux ardents, les habits souillés de boue ; je veux l'embrasser, il me repousse :
    — Au nom du ciel ! s'écria-t-il d'un air égaré, dites-moi la vérité : Stéphanie est-elle morte ?
    À cette question, aussi horrible qu'imprévue, je demeure anéantie , je ne réponds rien. Ignorant la scène de Hirschberg, il me semble que M. P.... est fou. Je fonds en larmes aux pieds de mon beau-frère, qui me comprend et s'abandonne au plus violent désespoir. On le déshabille, on le met au lit ; il y a vingt-six lieues de Saltzbourg à Munich ; le marquis avait crevé son cheval. Un délire affreux, né de l'excès de la douleur et de la fatigue, allume son sang ; ce fut dans les rares instants de lucidité que lui accordait la fièvre, qu'il nous raconta les circonstances extraordinaires de sa visite à Hirschberg ; puis il expira, malgré nos soins et nos prières, en couvrant de baisers convulsifs le réseau d'argent qu'il avait détaché de la chevelure de Stéphanie. Lothario et moi, nous avons partagé en deux morceaux ce legs étrange; voici le mien. »
    La comtesse tira de son sein une boîte d'écaille plate ; elle en fit crier le couvercle avec un bruit strident dont tout le monde frémit, et ses doigts y puisèrent lentement les débris d'un Riegelhaube. On se les passa de main en main avec le respect de la conviction et la terreur de la crédulité ; quelques éclairs, courant derrière l'obélisque sur l'horizon cuivré, grossissaient fort à propos le malaise de cette expertise. Quant à moi, je n'étais pas satisfait.
    — Mais était-ce bien un revenant ? dis-je avec un regard scrutateur à M. Passmore qui se tenait calme et muet dans une embrasure de croisée, tandis que Mme Vicenzella jouissait de l'émotion générale. 
    L'Anglais me toisa d'un air composé, et sourit d'une façon équivoque, en homme qui grille de parler, mais qui a résolu de se taire. De larges gouttes d'eau lui tombaient déjà sur la tête : il ne les sentait pas ; cette réserve étouffante exhalait l'ardeur invisible d'un feu couvert ; le soupçon, au contraire , me gagnait peu à peu comme un froid pénétrant. Il me fut impossible de résister à mon trouble ; je m'approchai de la comtesse avec un frisson :
    — Madame, lui dis-je, le portrait de la marquise ne fait-il pas partie maintenant de l'arbre généalogique de la Résidence ?    
    — Peut-être bien , répondit - elle de sa voix métallique et en abaissant sur moi des yeux ternes.
    — Robe de velours, cheveux cendrés , peinture embue, la clé d'or... 
  — C'est cela même, reprit-elle en m'interrompant ; il est possible que Lothario l'ait donné à la collection du palais sans me prévenir.
   Madame Vicenzella referma sa boîte, se leva comme une reine, et me jeta en sortant cet adieu ironique:
    — Personne, jusqu'à présent, n'avait remarqué ce tableau : il a fallu qu'un Français lui rendit justice.
    — Vous avez fait une sottise ! me dit tout bas M. Passmore en se hâtant de la suivre.
    Je fus un peu étourdi par ces paroles ; et, comme les badauds du salon refluaient de la comtesse vers moi, la vivacité du double trait lancé par elle et M. Passmore s'accrut de l'ennui dont leurs questions m'obsédèrent à propos de ma découverte. Heureusement l'orage se déclara, les lampions de fête pétillaient à la pluie sous l'auvent de l'hôtel, les domestiques s'impatientaient dans le vestibule : chacun battit en retraite. J'allumai mon cigare au dernier lampion mourant, et je m'esquivai d'un pied leste en descendant Briener Strasse. Bientôt j'aperçus Madame Vicenzella enveloppée de sa cape , précédée d'un valet qui portait une torche de pin devant elle. Au moment où la comtesse s'enfonçait sous les quinconces de la place Maximilien , un homme lui fit une gracieuse révérence, et la quitta. C'était mon Anglais ; il me rattrapa vers la rue Louis.
    — Kotzebue, me dit-il, prétend que le bagage d'un touriste anglais se compose nécessairement de ses préjugés et de sa théière ; il aurait dû ajouter : et de son parapluie. Oserai-je, monsieur, vous offrir une partie de mon ridicule ?
    À ces mots, il étendit sur ma tête la moitié du pavillon immense en taffetas bleu qu'il avait remorqué au Simplon, au Vésuve, dans les Pyrénées, sur le Rhin, à Malte, dans l'Orient, et nous redevînmes les meilleurs amis du monde.
   — Mais vous m'avouerez, repris-je gaiement comme nous débouchions dans la rue Louis, que mon voisinage tout à l'heure vous semblait contagieux ?
    Au lieu de me répondre, M. Passmore s'arrêta ; nous nous trouvions précisément en face de l'ancienne maison de la belle Milanaise , au coin de Theatiner Strasse. La rue était déserte. Ce lugubre édifice, aux fenêtres basses et grillées, aux murailles épaisses et trapues, à la toiture conique, aux bornes ferrées, complétait éloquemment le récit de la mort du marquis P..., et l'orage assombrissait encore sa physionomie. Nous gardions tous deux le silence vis-à-vis de ce monument d'une grande infortune privée, lorsque, sous le porche de l'église des Théatins, nous vîmes s'agiter comme une ombre que le reflet des éclairs ou la violence de la pluie aurait poussée dans cet asile.
    — Tenez! murmura M. Passmore d'une voix émue ; voici Lothario.
   Je vis effectivement le malheureux frère du marquis ; c'était un homme de cinquante ans, d'un extérieur très négligé. M. Passmore m'assura qu'il n'avait plus un cheveu sur la tête, et qu'on l'habillait comme un enfant ; il était assis, les bras croisés, à la base d'une colonne du porche, et regardait d'un œil fixe l'hôtel où M. P... mourut dans ses bras. Cette douleur implacable et sauvage, errant dans l'ombre et sous les éclats du tonnerre, me frappa d'une douloureuse surprise : la mort seule d'un frère n'était pas capable de l'inspirer.
   — Il est fou, reprit l'Anglais ; depuis vingt ans, rien n'a pu le distraire de ce rendez-vous sinistre qu'il donne chaque nuit à la mémoire de son frère, dans le lieu où ils ne se sont retrouvés, en 1814, que pour se quitter si vite. Tous les soirs, on le rencontre ici, à l'heure même où le cheval, comme le coursier de Lénore, s'écrasa de fatigue sur le pavé; cette démence retient forcément la comtesse à Munich. Après la mort de son beau-frère, elle voulait revoir l'Italie et s'y fixer : Lothario refusa ; il n'est pas même retourné à Hirschberg depuis la mort du marquis. Quand deux heures sonneront à l'horloge des Théatins, moment fatal de la nuit où M. P... reparut à l'hôtel, le comte sortira de sa guérite et ira se coucher, pour recommencer demain soir la même faction.
    Nous nous promenâmes quelque temps devant le palais du prince de Leuchtemberg, en attendant le coup de l'horloge ; ce n'était pas l'instant de demander des explications à M. Passmore. Au bout de dix minutes, l'heure attendue sonna ; Lothario tressaillit et avança la tête du côté de la maison, dans l'attitude d'un homme qui écoute.
    — Il écoute les approches du cheval ! me dit l'Anglais.
   Quand Lothario crut avoir suffisamment prêté l'oreille, il s'éloigna du porche à pas précipités, et doubla l'angle de Briener Strasse, en se dirigeant vers sa demeure actuelle. Il passa près de nous.; ses yeux hagards respiraient toute la désolation de son âme.
    La confiance de M. Passmore provoquait ma discrétion ; quoique je fusse très contrarié de ne pas savoir le mot de l'énigme, la politesse me commandait de me taire. Aussi, dès que nous fûmes vis-à-vis du Cerf, rue des Théatins, saluai-je à regret mon touriste qui logeait derrière l'opéra chez un ami, mais cet homme charmant me retint encore sous son parapluie :
   — Je ne souffrirai pas, monsieur, que vous me quittiez par un si mauvais temps, avec des renseignements si obscurs ! s'écria-t-il. Nous sommes étrangers à Munich l'un et l'autre ; tantôt, mon devoir était de vous communiquer un avis utile ; maintenant, il est de vous faire des excuses. C'est une gêne, voyez-vous, que la possession d'un secret de famille; et, bien que mon séjour dans cette ville n'ait rien de fort redoutable, puisqu'il sera très court, elle m'impose de rendre à la comtesse, en hommage et en réserve, tout ce que ma fâcheuse étoile a voulu m'accorder de prise sur sa vie privée. Si vous ne lui aviez point parlé de la clé d'or, jamais vous n'eussiez tiré de ma bouche un seul mot sur une aventure que le hasard seul m'apprit, de même que le hasard seul aussi vous a découvert l'existence du portrait de la marquise. Vous êtes forcément instruit des résultats douloureux de la catastrophe de Hirschberg ; mais la catastrophe elle-même, vous l'ignorez, et il serait aussi puéril que dangereux de vous la cacher plus longtemps. Je me propose de visiter demain matin le château de Nymphenbourg ; promettez-moi d'accepter la moitié d'un fiacre, comme ce soir vous avez accepté la moitié d'un parapluie ; nous causerons du terrible schloss, et nous reviendrons ensemble devant le portrait faire une pose de la marquise, que je n'ai jamais vu.
    L'insulaire me souhaita une bonne nuit avec tout le flegme britannique. Mais il me fut impossible de fermer l'œil sans varier de cette façon une phrase bien aimée de Jean Jacques: « En voyageant, le peintre rencontre à chaque pas un tableau, le poète une image, le philosophe une réflexion, et le romancier une aventure ! »
   Le lendemain, M. Passmore m'enleva galamment dans sa calèche de louage. Comme nous brûlions sous nos roues criardes le cailloutis de Briener Strasse, ma surprise fut extrême de voir une chaise de poste attelée devant la porte de Lothario. On bouclait la vache.
    — C'est étrange ! dis-je à l'Anglais. Mais M. Passmore se contenta de sourire. Dès que notre voiture eut gagné la plaine, il m'offrit un de ces énormes cigares des Florides qu'on nomme trabujos ; et, après avoir allongé commodément ses jambes sur la banquette de devant, il me rapporta les détails que voici :
    « Il y a six semaines , me trouvant à Saltzbourg, résolu de vérifier par moi-même les conséquences géologiques du tremblement de terre qui eut lieu en 1823 dans le district de Saxenbach, à la suite de la sécheresse extraordinaire de l'année précédente. Je m'embarquai sur le Königsee ( lac du roi) avec d'autant plus de plaisir que mon pilote était un ancien marinier de la Tamise. Son joli bateau, portant bandes et tendelets, m'entraîna rapidement vers Kessel, petite île située au milieu même de cet océan en miniature et ornée d'un ermitage que les amateurs de pêche fréquentent dans la saison des bains de Kreuth. Plusieurs de mes compatriotes, que je ne fus pas surpris de découvrir au sommet des Alpes tyroliennes, s'y étaient logés chez l'ermite pour ne point perdre leur poisson de vue. Il faut vous dire que tout concourt à rendre ces parties charmantes. L'eau du lac est merveilleusement diaphane ; six cents pieds de granit taillé à pic par la nature en resserrent assez pittoresquement le miroir, et des tempêtes aussi périlleuses qu'originales y rappellent à s'y méprendre les bourrasques du Woellenstadt, en Suisse. Ces messieurs, par leur intime connaissance du pays, favorisèrent singulièrement mon excursion scientifique ; en revanche, je partageai de bonne grâce les ennuis de leur pêche. Dans l'après-midi, lorsqu'il fut question de retourner à Saltzbourg, mon pilote grimpa sur le roc, et. formant avec ses deux mains un porte-voix ingénieux, cria de toute la vigueur de ses poumons, dans la direction de Berchtoldsgaden [Berchtesgaden], notre point de départ, ces paroles sacramentelles:
    « Heiliger Bartholomaüs komm ich zurück ? — Sage : Ja ! » ( Saint Barthélémy, reviendrai-je ? — Réponds : Oui ! )
    Saint Barthélémy est le patron du lac. Ici la superstition et la physique se prêtent un utile secours. Lorsque le temps parait favorable, l'air jouit d'une sonorité lointaine, l'écho répond : Oui ! Quand l'atmosphère est lourde, le cri du marinier frappe vainement les criques de la montagne , et le silence de l'horizon devient un présage de tempête. C'est précisément ce qui nous arriva ; saint Barthélémy, malgré notre vigoureuse interpellation, jugea fort à propos de se taire. Mais comme il entrait dans mes plans de  coucher le soir même à Saltzbourg, je ne tins aucun compte de la double autorité du patron et de l'écho ; d'ailleurs mes chevaux et mon domestique m'attendaient à Berchtoldsgaden. Je dis adieu aux pêcheurs de Kessel, et vers six heures, ma barque fendit le cristal du Königsee.
    Mon dédain fut sévèrement puni. Le lac a deux lieues dans sa plus grande longueur. Nous avions lestement franchi la moitié de cet intervalle et nous étions déjà en vue de Berchtoldsgaden, lorsque les nuées, s'abaissant par l'influence d'un orage, fouettèrent la surface de l'eau d'une violente raffale. En quelques minutes la nacelle chavira. Cet accident pouvait être sérieux ; la proximité de la rive, que mon pilote et moi nous gagnâmes à la nage, neutralisa heureusement le danger. J'en fus quitte pour un bain désagréable, quoique fort abrégé: l'eau du lac, même au mois de juin, étant d'une fraîcheur glaciale à cause de la fonte des neiges. Il fallut s'arrêter à Berchtoldsgaden; mon domestique y alluma dans un cabaret un feu énorme de branches de larix, et je me séchai cavalièrement, comme le don Juan de Molière, à la barbe des Tyroliens, fort étonnés qu'un gentleman se baignât à la glace avec une résignation si bourgeoise. Cet épisode retarda nécessairement mon départ, la nuit vint ; mon talent de nageur, mon insouciant naufrage et surtout mes florins éveillèrent plus que jamais la sympathie du batelier. Dans la soirée, ne sachant que faire je mis ses jambes et sa loquacité à l'épreuve ; nous parcourûmes ensemble les bords du lac ; il m'en expliquait les chroniques et les légendes avec une naïveté moitié anglaise , moitié bavaroise, qui me rappelait le highlander de Stirling et de Kinross. Un crépuscule vaporeux, une pluie fine de neige à demi fondue qui s'envolait des glaciers sur les bruyères, et le spectacle de la fameuse chapelle de glace, Eiscapelle, formée de neige durcie, au revers du Watzmann, ajoutaient à la sombre intonation de ses paroles. Ce fut dans un de ces moments dramatiques, et en indiquant de son bâton ferré l'abîme de mousses, de torrents et de rochers qui se creuse au pied de l'oratoire, que mon vieux midshipman du Pont de Londres me confia la plus mystérieuse des histoires à la mode sur le Königsee. Il paraîtrait que, dans une soirée du printemps de 1814, le majordome du schloss de Hirschberg, le terrible Hugo, serait venu secrètement s'agenouiller sur le granit, en face de la chapelle, et que la, après avoir invoqué à voix basse la protection de saint Barthélémy, il aurait laissé tomber dans la nappe bleuâtre de cette mer alpestre, avec de sourdes imprécations, l'ornement si fatal du portrait de la marquise, la clé à poignée d'or. Au surplus, cette tradition singulière se fût confondue dans la mémoire des bateliers avec les anecdotes surnaturelles dont foisonne la causerie de l'ermite de Kessel, si le château de Hirschberg n'était pas devenu, à partir de cette époque, un véritable épouvantail pour tout le Saltzbourg. On racontait que l'ombre de la marquise s'y promenait encore durant la nuit, un flambeau à la main, tantôt en poussant des cris douloureux, tantôt en chantant des airs de Rossini. Le possesseur du schloss, il conte Lothario, disait toujours mon batelier, étant d'une humeur libérale et courtoise, permet aux étrangers de visiter Hirschberg, mais la porte en est soigneusement défendue aux gens du pays ; on semble craindre que des regards trop familiers ou trop clairvoyants ne pénètrent dans l'intérieur.
  Tel fut en substance le récit du patron. Me voilà donc le lendemain, après avoir quitté Berchtoldsgaden, cherchant avec mon domestique la statue de l'évêque Marcus Sittacus qui, de loin, signale la porte du schloss aux voyageurs, et heurtant, comme le marquis P..., il y a vingt ans , au ténébreux guichet. Dans l'intervalle, Agatha était morte, et son fils avait grandi; je ne fus pas étonné de reconnaître dans Hugo un montagnard déjà blanchi à la pêche du saumon et de la truite, à la guerre des chamois, roulant des yeux glauques et rusés sous des paupières grisonnantes, et doué d'un goitre énorme. Il m'ouvrit sans difficulté ; il se servit même avec politesse de quelques mots anglais pour me prouver la transparence de mon incognito. C'était à midi; mon domestique resta avec les chevaux, absolument comme le Zilietti du marquis P..., sur la route de Saltzbourg, et je m'aventurai dans le schloss, un peu ému de mon indiscrétion.
    Nous parcourûmes le château dans le plus grand silence, moi n'osant pas faire de questions, lui remplissant ses devoirs d'intendant avec beaucoup de réserve. L'escalier d'honneur, la galerie, l'issue masquée de la chambre secrète même, tout fut indiqué du geste et de la voix par Hugo ; mais sa démonstration était aussi brève que respectueuse. Je compris qu'il voulait se débarrasser promptement de ma présence , mais avec des égards. Cependant la révélation du batelier du Königsee était un indice dont il eût été ridicule de ne pas tirer parti, ne fût-ce que dans un but de curiosité. Sur la fin de ma visite, je cherchais vainement un prétexte pour entamer, de la meilleure grâce possible, un sujet de conversation aussi délicat, lorsqu'il me sembla reconnaître dans les manières de mon guide un embarras soudain. On aurait dit que, sur le point de me congédier, il lui restait à obtenir de moi quelque chose dont la demande lui coûtait beaucoup. Je crus qu'il attendait la pièce, et, tandis que ma main explorait ma bourse, je trouvai plaisant d'exploiter cette apparente cupidité du montagnard pour mettre sa discrétion à l'épreuve.
   — Les voyageurs demandent-ils souvent à visiter l'intérieur du schloss ? dis-je à Hugo en faisant briller un écu de Brabant.
    — Vous êtes le premier depuis vingt ans, répondit le Tyrolien sans seulement regarder ma monnaie, et si un événement arrivé hier ne me forçait à renouer avec l'extérieur les relations de voisinage, jusqu'à présent interrompues, vous seriez encore à la porte. Le comte Lothario veut ce qu'il veut.
    — Et cet événement, repris-je en affectant une extrême indifférence, peut-on le connaître ? S'agit-il toujours d'une clé ?
    La figure de Hugo se couvrit d'une pâleur affreuse.
    — Quelle clé ? s'écria-t-il.
    — Mais apparemment ce n'est pas celle que vous avez jetée dans le lac.
    — Qui m'a vu? Est-ce vous? dit le pâtre d'un air égaré en portant la main au manche de son couteau.
    Nous restâmes pour ainsi dire en arrêt l'un vis-à-vis de l'autre. Grâce à ma rouerie, j'étais maître du secret de cet homme, mais je n'en savais pas le premier mot. Il fallait maintenant profiter de l'avantage que me donnait mon sang froid ; quant au geste homicide du majordome : il m'épouvantait médiocrement, j'étais armé d'une canne ferrée qui avait eu déjà raison de plusieurs loups des Vosges.
    — Oui, lui dis-je d'une voix sévère, on vous a vu ! C'est vous qui êtes le coupable, vous, Hugo !
    — Moi!
   Les traits dévastés du montagnard exprimèrent une si profonde horreur, que l'énormité du crime inconnu me fut démontrée. Je continuai avec emphase :
    — Vingt ans ont passé sur le forfait : il est temps que les plaintes mystérieuses de la victime soient apaisées par vos remords, et que son ombre gémissante ne se réveille plus dans le château de ses pères...
    — Malheur! s'écria Hugo en se tordant les bras avec désespoir.
    Cependant, quelque douloureux que fût le cri arraché par mon habileté à sa conscience il n'y avait dans son regard ni humiliation, ni effroi. Des larmes enfin s'échappèrent de ses yeux pâles, et elles semblaient moins le témoignage du repentir que l'expression de la pitié. Les dernières ténèbres qui couvraient cette étrange histoire n'étaient pas faciles à dissiper, mais il suffisait maintenant d'un peu de violence morale et l'abattement de Hugo lui ôtait toute présence d'esprit. Je le saisis par la main, l'entraînai sur un vieux banc de pierre dont les tronçons pointaient comme les dalles brisées d'une tombe au-dessus des hautes herbes de la cour, et là, mes discours tantôt menaçants, tantôt caressants, lui surprirent, après de longs combats, un épouvantable aveu.
    — Ecoutez-moi! lui dis-je ; je suis Anglais , je traverse le Tyrol, et, dans quelques jours, à Munich, je verrai le comte Lothario. Derrière moi, aucune trace de mon passage dans le Saltzbourg; devant moi, nulle obligation de taire ma visite au schloss. Je peux donc vous servir ou vous perdre : choisissez !
    — Eh bien ! s'écria tout à coup le montagnard avec exaltation, c'est le ciel lui-même qui vous envoie ! Quand vous êtes entré dans le schloss, j'ai compris que vous me tendiez la corde et que vous me sauviez de l'abîme.... Et il ajouta en se penchant à mon oreille : Car madame la marquise est morte cette nuit.
    — Grands dieux !
   Ma consternation parut si naturelle à Hugo, qu'il embrassa mes genoux. Il est certain que sa confidence ne me rassurait pas, et un homme qui se fût possédé aurait découvert ma supercherie. Je n'en devins que plus impérieux.
    — Racontez-moi ce qui s'est passé, lui dis-je durement.
    Le majordome ne me répondit pas ; mais, se levant avec vivacité, il me fit signe de le suivre. Nous pénétrâmes dans la chapelle du schloss. Les tombeaux, dont la représentation en cuivre meuble la galerie, étaient disposés dans cette petite église comme autant de monuments en pierre, les uns remplis, les autres vides. Le plus beau de ces derniers, en marbre noir, était ouvert, et un cadavre couché y attendait qu'on le refermât. Je trouvai une de ces figures superbes qui sont remarquables même dans le sein de la mort, une femme blonde, maigre, ensevelie tout habillée, avec une robe de velours. Il y avait auprès du sépulcre un rameau de cyprès bénit dans un vase de terre, et, entre les mains blanches et décharnées de la morte, un crucifix en ivoire jaune. Quoique ce spectacle fût incompréhensible pour moi, sa tristesse et le froid glacial de la chapelle me serrèrent le cœur. Hugo étendit la main vers le cadavre.
    — Madame la marquise est morte ! reprit-il d'une voix presque éteinte. L'ermite de Kessel lui a donné les sacrements, et il revient ici demain pour que nous fermions ensemble le tombeau. Reste un devoir terrible, l'envoi du portrait! Le comte Lothario m'a prescrit de ne jamais lui apprendre la mort de sa belle-soeur ; seulement, dans le but d'une vengeance trop tardive à mon gré, il a consenti au dépôt du portrait fatal dans la collection de la résidence de Munich, dès que la marquise serait morte. Ce dépôt, l'unique satisfaction permise par le comte à ma haine, il n'y avait que moi qui pût le faire , car je n'eusse confié à personne qu'à moi un tableau dont le sujet expose le déshonneur de la famille de Hirschberg... Monsieur, s'écria le Tyrolien avec angoisse, ne le devinez-vous pas? C'est vous qui porterez le tableau à Munich !
   — Mais, lui dis-je en maîtrisant mon trouble, expliquez-vous donc plus clairement. Qui vous empêche de le porter vous-même?
  Une observation aussi simple foudroya Hugo. Il se livrait dans l'âme de cet homme, depuis le commencement de ma visite, une lutte inexplicable que ma feinte participation au mystère du schloss avait peu à peu rendue plus vive, qui s'était poursuivie au milieu de successives anxiétés, et dont le fardeau trop pesant s'allégea soudainement par un ricanement sinistre.
    — Ce qui m'empêche? dit-il dans le bruyant accès d'une gaieté dont le souvenir seul m'épouvante. Il y a un autre cadavre, là , sous nos pieds, qui romprait les dalles de la chapelle et me rejoindrait à Munich.
    — Meurtrier ! m'écriai-je avec indignation,
   — Meurtrier ? oh, non ! dit-il en se redressant avec une fierté dans le geste et le regard qui me frappa d'étonnement. Mais sortons !
   Ce fut au tour du pâtre de m'entraîner vers le banc de pierre. Des pensées tumultueuses bourrelaient mon esprit : d'horribles éclairs guidaient ma pénétration. Il me fallut concentrer avec de violents efforts le reste de mon sang-froid pour ne rien perdre des aveux qui se pressaient sur les lèvres du montagnard, ainsi qu'une confession haletante et orageuse. Ces révélations complètent le récit de Madame Vicenzella, mais avec une légère variante.
    Effectivement, Stéphanie n'avait pas succombé à la fièvre nerveuse que le départ de son mari avait allumée dans ses veines. Des lettres du marquis P.., tendres et fréquentes, vinrent assurer une convalescence que l'espoir d'un retour glorieux et prochain affermissait encore. On ne doutait point alors de l'étoile de Napoléon, et on s'attendait à voir les destins de l'Europe définitivement réglés à Moscou. Mais les désastres de la Bérésina éprouvèrent cruellement la marquise ; l'image de M. P... expirant dans la neige, sous la lance des cosaques, en proie à toutes les douleurs et à toutes les misères de la catastrophe de 1812, menaçait, en ramenant avec plus d'énergie les atteintes de la fièvre, d'altérer sa raison. Aussi, quand les débris du quatrième corps de la grande armée parvinrent à Marienwerder, le malheureux officier, impatient de revoir sa femme, lui écrivit une lettre, qui fut la dernière, par laquelle la date, le lieu et l'heure même de la réunion si ardemment souhaitée, conformes à leur secret accord, se trouvaient de nouveau et soigneusement fixés. A peine ce message était-il expédié que le marquis, qui avait trop compté sur ses forces, ne résistant plus à ses fatigues et à ses inquiétudes, tomba dans un marasme de corps si affreux que le délire s'empara bientôt de son esprit. Ce qui devenait pour lui en ces instants de crise une préoccupation déchirante, c'est l'idée fatale à tout homme aimant de mourir avant d'avoir pu donner le change sur sa mort à la personne aimée. Il semble aux cœurs généreux que cette dissimulation illusoire, mais magnanime, suffise à tempérer le premier essor des regrets. Le rendez-vous de la chambre féodale était sans aucun doute de ces enfantillages passionnés qui n'ont de prix que par les affections dont ils sont pour ainsi dire comme la broderie ; mais les circonstances de la retraite de Moscou, déjà répandues en Allemagne avec la rapidité des nouvelles sinistres, en rendaient l'attente un vrai supplice pour la marquise, et elle comptait les minutes qui en rapprochaient peu à peu le moment, avec l'anxiété d'une femme qui a mis sur l'exactitude d'une pendule, comme sur une carte, tout l'enjeu de sa vie.
    Vous comprenez, monsieur , à quelles tortures morales était livré son mari. Dans la triste prévision d'une fin qu'il croyait imminente, le marquis s'ouvrit à Zilietti son domestique, et lui ordonna de se rendre à Hirschberg par le plus court chemin et avec toute la vitesse humainement possible, pour préparer Stéphanie aux conséquences probables de son retard. L'infortuné détacha de son cou la clé à poignée d'or qu'il remit au messager à la fois comme gage de sa confiance et comme dernier legs d'amour qu'il le chargeait de porter à sa femme. Cette séparation pénible, au dire des compagnons d'armes du marquis , n'eut pas lieu sans beaucoup de larmes et d'angoisses. Le domestique s'agenouilla devant son maître, reçut sa bénédiction, le recommanda aux médecins français de Marienwerder , et partit enfin de la Prusse emportant la clé, qui n'était plus entre ses mains que le monument d'une tendresse conjugale déjà glacée par les approches de la mort.
    Les confidences de M. P..., dans le trouble inséparable de sa position, ne s'étaient point faites sans quelques détails sur le but de là chambre féodale et sur la destination de la clé d'or. Zilietti, à travers les délirantes paroles de son maître, en saisit assez pour se représenter et dans quelle situation d'esprit la marquise devait l'attendre et par quels indices matériels il découvrirait la porte masquée de l'appartement. L'histoire devient maintenant, faute de témoins, d'une épouvantable obscurité. On croit cependant que Zilietti pénétra dans le schloss à la chute du jour, à l'heure où les troupeaux, revenant des pâturages de la montagne, se pressent confusément à l'entrée du château pour regagner leurs étables. Les gens de la maison prenant alors leur repas du soir et le comte Lothario, exténué des veilles assidues qu'il avait prolongées près de sa belle-soeur, se couchant depuis sa convalescence avec les derniers rayons du soleil, il fut facile au domestique italien de franchir l'escalier d'honneur et de se cacher derrière les cénotaphes de cuivre de la galerie jusqu'au moment fixé pour le rendez-vous; car cet homme eut soin de faire coïncider la nuit de son crime avec la nuit convenue entre les deux époux. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dans une matinée des premiers jours de décembre 1812, comme la vieille Agatha, fatiguée par de lugubres insomnies et de sinistres pressentimens, avait dormi plus tard qu'à son ordinaire, elle fut réveillée en sursaut par le bruit des pas précipités d'une personne qui entrait dans sa chambre... C'était la marquise, pâle , demi-nue, échevelée, portant une lampe à la main. À l'agitation convulsive de ses mem bres on eût dit qu'elle venait de faire une effrayante découverte. Sa nourrice, muette de terreur, la regardait fixement et n'osait parler.
    — Je crains... je crains! s'écriait la marquise dans une anxiété inexprimable ; la honte m'empêche d'achever... Je rougis comme une infâme criminelle, et pourtant je ne suis pas coupable !... Si je rêve, ô ciel ! délivrez-moi du rêve qui me poursuit !
    Agatha ne doute plus que la fièvre ait repris sa maîtresse, elle s'efforce de la calmer, elle lui parle du retour prochain de son mari.
    — Il est mort pour moi ! répond la marquise avec désespoir; perdu ! à jamais  perdu! Je suis perdue aussi. Réveille toute la maison ; avertis mon frère !... Ne me crois pas folle, Agatha... Non ! je ne suis pas folle !
    À ces mots, qu'un mélange de délire et de sang-froid rend plus expressifs, Stéphanie embrasse tendrement sa nourrice, et disparaît. La vieille Agatha, restée seule, s'habille à la hâté ; elle court chez Lothario. Dans le vestibule, au pied du grand escalier, elle rencontre Zilietti dans l'attitude d'une personne qui écoute.
    — Vous.., à Hirschberg ? s'écria la nourrice stupéfaite.
    — J'y suis même d'hier soir, répond l'italien d'un air insolent ; comment va la marquise ?
   — Mais où est mon maître ? dit la fidèle servante, trop préoccupée pour faire attention à l'arrogante physionomie de Zilietti.
   — En Prusse, à Marienwerder, malade et peut-être déjà mort... Est-ce que la marquise a des soupçons?
   — Quels soupçons? reprend Agatha soudainement illuminée d'une lumière affreuse.
   — Je ne sais, réplique Zilietti d'un ton vague... elle dormait.
   — Elle dormait, Zilietti, comment le savez-vous ?
   — Elle ne m'a pas répondu , lorsque je suis entré dans la chambre secrète,
   — Vous y êtes entré, dites-vous? s'écria Agatha.
    Alors seulement la nourrice examina plus sévèrement Zilietti. C'était un Sicilien, d'une figure ardente, aux yeux sombres, aux lèvres pâles et épaisses. Elle avait quelquefois surpris ses regards impurs attachés sur la marquise , et toute sa personne inspirait le soupçon. Le domestique fut embarrassé de cet examen curieux.
    —Pourquoi me regardez-vous ainsi ? dit-il enfin à la nourrice ; il est impossible que madame ne m'ait point entendu.
    — Elle vous a entend , lâche audacieux !.... et vous êtes entré !
    — Vraiment oui, Agatha.
    Mais, en prononçant ces dernières paroles, malgré toute son effronterie, Zilietti prit la fuite, comme épouvanté lui-même de son aveu.
    La nourrice chercha Lothario. Le comte, amateur fort distingué, s'était levé de bonne heure pour travailler à un portrait de Stéphanie, dont il ménageait la surprise à son frère. Mais, depuis un moment, la marquise était entrée dans l'atelier ; sa voix et celle de Lothario confondaient leurs exclamations douloureuses. Agatha s'arrêta près de la porte; elle avait involontairement écouté plus qu'il n'en fallait pour connaître l'horrible mystère. Stéphanie était folle.
    Bientôt Lothario se précipita seul hors de l'atelier ; ses traits étaient bouleversés, son regard furieux. Apercevant la nourrice :
    — Où, est Zilietti ? s'écria-t-il.
    — Monsieur le comte, dit la vieille servante en tombant à genoux, ne souillez pas le château du sang de cet homme !
    — Où est Zilietti ? répéta le beau-frère d'une voix terrible.
    Puis, écartant violemment la nourrice, il descendit avec rapidité le grand escalier du schloss.
    — Zilietti sellait tranquillement son cheval.
    — Prépare-toi à mourir ! lui cria Lothario en armant une carabine de chasse.
    — Mourir ? dit insolemment le valet ; vous n'y pensez pas... Et mon maître qui m'attend !
    Le comte, frappé de cette réponse comme d'un éclair, lâcha sa carabine et fondit en larmes, tandis que Zilietti s'éloignait, au grand galop, de Hirschberg.
    À partir de cette déplorable matinée, Stéphanie se renferma dans sa chambre, qu'elle n'ouvrit qu'à la nourrice, et ne voulut plus voir Lothario. Ignorant quel était le sort du marquis, et craignant que, s'il échappait aux misères de la retraite, on n'eût pas le temps de prévenir son retour au schloss, le comte acheva le portrait commencé, mais en lui donnant une expression et des attributs capables de révéler silencieusement un jour à M. P... les circonstances qui avaient rompu, entre sa femme et lui, le nœud sacré de leur mariage. Le tableau fut placé dans la galerie, et Agatha reçut l'ordre de conduire le marquis, dès qu'il reparaîtrait à Hirschberg, en face de cette peinture significative. Conseillée par l'âge, la nourrice transmit prudemment les instructions du comte à son fils, et c'est en devenant le mandataire du secret de la famille, que Hugo, serviteur dévoué, conçut à l'égard de Zilietti une haine dont il me reste, monsieur, à vous raconter les dramatiques épisodes.
    On a su plus tard que le domestique du marquis, en le rejoignant à Marienwerder, lui avait faussement porté la nouvelle de la mort de Stéphanie. Le résultat de ce mensonge fut tel que Zilietti l'avait prévu dans l'intérêt de son crime. M. P...., égaré par la douleur, entreprit de voyager loin de sa patrie aussi longtemps que l'exil serait nécessaire pour donner le change à sa tendresse : mais cette recherche d'une distraction volontaire fut précisément ce qui l'empêcha partout de retrouver le calme. Plus il s'éloignait de sa famille et de la Bavière, plus la mémoire de Stéphanie, de Lothario et de Hirschberg, se représentait avec un charme triste à son âme blessée. Bientôt, ne résistant plus à cette mystérieuse sympathie qui, malgré les perfides efforts du Sicilien, le ramenait sans cesse vers les frontières du Tyrol, il les franchit dans le printemps de 1814. Madame Vicenzella nous a retracé, avec des couleurs pittoresques et un accent spirituel, les détails de cette visite étrange, où, l'infortuné marquis prit l'apparition de sa femme en démence pour la promenade surnaturelle d'un fantôme ; mais ce qu'elle n'a pu nous apprendre et ce qu'elle a toujours ignoré, c'est ce que devint Zilietti, quand son maître lui ordonna de retourner seul au schloss. Événements bizarres, péripéties romanesques et tragiques, dont la figure de Hugo, tandis que je l'écoutais , assombrissait encore le style par sa sauvage énergie ! Le jeune montagnard, comme nous l'avons vu dans le récit de Madame Vicenzella, se doutant de l'effet produit par le tableau sur le voyageur, et se souciant fort peu de se rencontrer seul avec le marquis après une semblable révélation, avait ouvert la porte du manoir et s'était réfugié dans la chambre de sa mère, dont le sommeil dans ce moment lui tenait plus que jamais au cœur. Le cri douloureux poussé par Stéphanie à la vue de la clé fatale retentit à ses oreilles jusque dans cette retraite. Certain que le repos d'Agatha n'en était cependant pas troublé, il s'élança dans la galerie et s'aperçut avec une superstitieuse terreur que la porte masquée de la chambre féodale avait tourné sur ses gonds séculaires ; il entra pour la première fois de sa vie dans cette chambre ; il vit les bougies allumées, le piano, la musique ; il vit enfin la clé, brillant encore , avec un sinistre éclat, à la serrure muette depuis la scène de 1812. À ce spectacle, oubliant ce qui s'était passé à l'heure même dans l'appartement, Hugo se reporta par l'imagination à l'horrible catastrophe qu'une parité singulière dans les circonstances actuelles ne peignait que trop fidèlement à sa mémoire. Le voisinage du tableau accrut sa rage. Il jeta un coup d'œil rapide dans celte chambre, que sa main allait fermer comme un tombeau, pour s'assurer que Stéphanie en avait disparu ; puis, éteignant les bougies, il retira la clé de la serrure et perdit à dessein le trait de la porte masquée dans les sinuosités du lambris. Désormais le secret de la chambre féodale était compromis, et, à moins d'une clé nouvelle et de la marquise ou d'Agatha, il n'y avait plus que le marteau qui fût capable d'en pénétrer le mystère. Cette exécution terminée, Hugo se mit en quête de Stéphanie, qui s'était retirée dans les appartements supérieurs ; mais comme il sortait de la galerie , il se trouva nez à nez avec Zilietti ! »
    M. Passmore s'arrêta ; malgré la vivacité  moqueuse de son humour, il était fortement ému ; on voyait que la haine éprouvée par le majordome avait passé dans son récit, et s'était comme réfléchie dans la mémoire du touriste. Notre voiture entrait dans l'avenue de Nymphenbourg ; je laissai respirer un peu mon compagnon de voyage. Il était rêveur.
    — Mais, lui dis-je après un assez long silence,à quoi bon cette haine personnifiée dans Hugo, et dont les exhalaisons brûlantes ont étonné même votre sang-froid ?
    — Vous ne comprenez donc pas? répondit l'Anglais en souriant d'un air mélancolique;
    Hugo était frère de lait de la marquise. il l'aimait !
    — Achevez vite ! m'écriai-je.
    « Les deux hommes, en se rencontrant d'une manière si imprévue, reculèrent d'abord ; mais ce calme ne fut qu'une surprise, et le tonnerre de leur antipathie mutuelle éclata bientôt avec violence. Lâche comme un coupable et dévot comme un Sicilien, le domestique du marquis tourna les talons et s'enfuit dans la chapelle, où il se cramponna de ses mains désespérées à la pierre sépulcrale du père même de Stéphanie. Loin de l'apaiser, le choix de ce refuge excita plus encore la fureur de Hugo. Sans avoir daigné lui adresser une parole, il saisit Zilietti par sa longue chevelure et le poignarda avec son couteau de chasse. Les coups étaient si drus, que la pierre s'est rayée sous les atteintes de la lame, dont la pointe traversait le Sicilien de part en part, et venait piquer sur le tombeau. Puis, Hugo, enterra le cadavre dans la chapelle, confisqua le cheval, et tout fut dit.
     « Je me gardai bien, ajouta M. Passmore , de me permettre quelque observation sur ces représailles à l'italienne. Hugo, ayant terminé sa confidence, me remit solennellement le tableau, emballé déjà dans une caisse dont le couvercle portait l'adresse des intendants de la Vieille Résidence à Munich, et nous nous séparâmes comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé entre nous. 
   — Si vous rencontrez le comte Lothario, me dit-il en me quittant, vous lui annoncerez que son majordome, depuis vingt ans, tient Zilietti prisonnier dans une fosse ouverte au pied même du caveau de la famille de Hirschberg, et que, semblable à un chien fidèle, il mourra dans le schloss, sans perdre un instant de vue le squelette du traître, aux os duquel il a rivé sa chaîne.
    « La férocité inouïe de cette recommandation était inutile. J'ai pour règle invariable dans la société de ne jamais placer mon doigt, comme écrit votre Molière, entre l'arbre et l'écorce. Aussi ai-je toujours évité avec soin Lothario. Trop heureux que ma curiosité n'eût pas de suite plus fâcheuse, j'ai rempli avec toute la discrétion possible la commission de Hugo ; je me suis même interdit, pour ne pas éveiller les soupçons, de visiter la collection généalogique, et conséquemment de voir le portrait. Enfin, depuis que je réside à Munich , mon unique préoccupation est de me rendre agréable à Madame Vicenzella. Chaque pas gagné sur le terrain de ses bonnes grâces est autant de perdu dans le champ plus dangereux de sa méfiance. »
    — Mais, repris-je naïvement, quel rôle joue donc Madame Vicenzella dans toute cette histoire ?
   — En vérité , mon cher monsieur, vous ne comprenez rien ! s'écria M. Passmore; la comtesse aimait son beau-frère....
   — Ah ! pardon.
   — Et on prétend que Zilietti, en se rendant de Prusse à Hirschberg en 1812, eut une entrevue avec elle dans son vieil hôtel de Munich. Le crime de la nuit de décembre aurait été ourdi dans cette rencontre. Mais je ne garantis, pas l'anecdote ; c'est un propos du majordome Je crois que nous ferons bien maintenant d'admirer Nymphenbourg.
    A ces mots, M. Passmore s'élança de la voiture; il ne fut plus question de la chronique lamentable du schloss. Cependant je ne me lassais pas d'y rêver. Dans l'après-midi, en revenant de Nymphenbourg, j'entraînai l'Anglais au musée de la Résidence ; mais quel fut mon désappointement ! Le tableau avait disparu.
   —Tout vous étonne, me dit M. Passmore en riant. Après votre étourderie d'hier soir, le portrait ne pouvait pas plus rester dans la Résidence que Madame Vicenzella à Munich. La comtesse serait devenue la fable du grand monde, et la vue du tableau aurait tué Lothario... Je n'en suis pas moins enchanté d'avoir fait votre connaissance.
    Le lendemain, toujours prudent, ce singulier touriste avait lui-même quitté Munich. La monstruosité de ces amours de deux valets pour leur maîtresse, amours si diversement prouvés et où la passion la plus brutale éclatait à côté du dévouement le plus pur, la folie de la marquise et de Lothario, l'atroce vengeance de la belle-soeur, la mort tragique de M. P... et de sa femme, tout me défendait d'avoir la même circonspection. Moi aussi je quittai Munich, mais ce fut pour visiter le Saltzbourg et y chercher, sur la route du Königsee, le schloss mystérieux. La statuette de l'évêque Marcus Sittacus guida facilement mes pas vers la porte gothique ; mais Hugo ne répondit pas au tintement de sa cloche, vainement agitée par mes mains. Les murmures du vent des Alpes tyroliennes ébranlaient seuls l'épine vinette qui en obstruait la voûte. Voici ce qu'on m'apprit à Hallein :
    Quelques jours après la visite d'un étranger, sans doute de M. Passmore, le bruit se répandit dans le cercle que le fantôme de la marquise ne troublait plus le silence du manoir, et que le majordome, ayant confié le schloss de Hirschberg à la protection du bailli de Hallein, s'était enfoncé dans les montagnes pour n'y plus revenir. Il fut aperçu rôdant autour du Königsee, aux environs de la chapelle de glace, et le vieux batelier de la Tamise, en ramenant un soir dans sa barque des pêcheurs anglais de l'ermitage de Kessel, prétendit avoir entendu comme le retentissement d'un corps lourd dont la chute aurait ouvert avec violence le miroir bleu du lac, tandis que l'écho, plus déchirant que jamais, répétait le nom de saint Barthélémy. Hugo avait rejoint la clé.

Source du texte : in André Delrieu, La vie d'artiste, Paris, H. Souverain, 1843

(1) Stendhal évoque une comtesse Vicenzella dans le De l'amour (Fragments, 111) :

" Immédiatement après ce bonheur vient celui d’une femme jeune, jolie, facile, qui ne se fait point de reproches. À Messine on disait du mal de la contessina Vicenzella : « Que voulez-vous, disait-elle, je suis jeune, libre, riche, et peut-être pas laide. J’en souhaite autant à toutes les femmes de Messine. » Cette femme charmante, et qui ne voulut jamais avoir pour moi que de l’amitié, est celle qui m’a fait connaître les douces poésies de l’abbé Melli, en dialecte sicilien ; poésies délicieuses, quoique gâtées encore par la mythologie. Delfante. "

(2) Heinrich Maria Hess (1798-1863)

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