Munich and Company: Le RAMMELKAST, un jeu bruxellois invraisemblable et sans règle de Vincent STREBELLE

Le Rammelkast (numéro 17 de 100 exemplaires) de Vincent Strebelle

La signature de l'artiste et le numéro

Mon Rammelkast. J'ai l'impression qu'il m'a accompagné toute ma vie, mais ce n'est pas la vérité toute vraie, c'est ma vérité, celle qui s'est coagulée dans mes souvenirs. Je pense me rappeler l'avoir acheté dans les années 1980 au marché aux puces de la place du Jeu de Balle au coeur du vieux Bruxelles. J'avais tout de suite été pris de l'envie de caresser cette noix de coco sciée à la base, avait aimé le côté Marcel Duchamp de la signature de Vincent Strebelle, même si ce n'est pas exactement un objet trouvé, un ready made.

Je crois me souvenir avoir entendu évoquer le nom de Vincent Strebelle dans les temps immémoriaux où j'allais me faire coiffer au Salon d'Art de Jean Marchetti, un coiffeur philosophe et artiste qui organisait de mémorables expositions d'artistes contemporains dans son salon de coiffure et qui avait lancé une maison d'éditions, À la Pierre d'Alun. C'est Jean qui m'avait alors aidé à accepter ma calvitie galopante en me disant, si mon souvenir ne me trompe, que les cheveux ce n'est pas ce qu'on a sur la crâne, mais ce qu'on a dans la tête. Mais est-ce Vincent ou son oncle Olivier Strebelle que Jean avait exposés, ou les deux ? Quelle heureuse réminiscence et quel rare privilège d'avoir eu la chance d'être admis comme client chez le coiffeur galeriste éditeur de la rue Hôtel des Monnaies à Saint Gilles. Une séance de coupe de cheveux chez Jean Marchetti me faisait plus de bien que 10 séances de psychothérapie. Et c'est ainsi qu'un dimanche matin aux puces, lorsque mon attention a été attirée par une noix de coco porteuse d'une bille de métal, j'ai demandé au vendeur la permission de la prendre en main. La permission accordée, j'ai aperçu la signature de Vincent Strebelle et n'ai pas hésité une seconde à payer le prix demandé...

Mais je m'éloigne de mon sujet, je voulais aujourd'hui vous présenter mon Rammelkast, sur lequel j'ai vaporisé ce matin de la cire pour meubles avant d'essayer de le faire reluire au moyen d'une brosse à chaussures. Ce faisant, je me suis rendu compte que je n'avais jamais lu la présentation et le mode d'emploi rédigé en avril 1984 par l'écrivain et journaliste Pierre Loze. Cette datation du mode d'emploi constitue un terminus a quo pour mon jouet de décontraction, qui a dû être confectionné au plus tard en avril 1984 et qui l'an prochain fêtera ses 40 ans.

J'ai lu quelque part que le Rammelkast est une noix de coco polie dans une bétonnière pour créer un invraisemblable jouet de «décontraction». Je ne sais comment Vincent Strebelle qualifierait aujourd'hui son Rammelkast. À mes yeux sa trouvaille, sa création, sa transformation d'une noix de coco en un jeu est une sculpture. La lecture du texte délirant et admirable de Pierre Loze nous fournit quelques clés qui vous distrairont peut-être .

Mode d'emploi avec dédicace : Le Rammelkast 17/100

pour Barbara et Pol de la part de Vincent et Dominique

Rammelkast

Jeu sans règle (modèle déposé)

Pierre Loze Avril 84

Etymologie : à Bruxelles quand un gamin fait trop de roemmel, c'est-à-dire trop de boucan, il ne tarde pas à ramasser une rammeling, à savoir une raclée. Le roemmel et la rammeling ont en commun la résonnance (du néerlandais rammelen : résonner). Le Rammelkast résonne lui aussi, comme le roemmel autour de soi et comme la rammeling dans la tête, et porte bien son nom; littéralement rammel-kast : armoire, boîte ou coffre [kast] à bruit, à boucan, à résonnance.

Origine : Très ancienne, d'après les informations que l'on peut actuellement recueillir à ce sujet, le Rammelkast serait apparenté à la cloche dont il représente un prototype avant que naisse l'idée de relier le battant à la cloche elle-même. Sa survivance à côté de la cloche serait à interpréter comme une résistance à la rationalité triomphante et comme la persistance d'un sens du jeu et de l'absurde très poussé même chez les peuples les plus sérieux.

Composition et présentation: Le Rammelkast est constitué d'une noix de coco sciée à la base (au quart de sa hauteur environ), et ensuite complètement évidée. Ayant subi un polissage soigneux de la part de son fabricant, elle présente extérieurement un aspect lisse et une brillance que l'usage prolongé ne fera qu'accentuer. L'autre élément fondamental du Rammelkast n'est autre qu'une bille de roulement à billes qui, à l'arrêt, prend place dans une encoche pratiquée dans la noix. L'ensemble peut alors être déposé sur un meuble ou surune cheminée et présente l'aspect d'un bibelot agréable, qu'on se plaît à caresser. Chaque exemplaire du Rammelkast porte le nom de son fabricant: Vincent Strebelle et un numéro ce série de un à cent.

Propriétés : Le Rammelkast possède de hautes vertus calmantes sur le joueur solitaire qui en caresse volontiers la surface luisante et douce avant même d'en faire usage et trouve déjà dans ce contact un sentiment apaisant. Pour peu qu'il s'y adonne, il en sent très vite les puissants effets. Le mouvement que le Rammelkast exige du bras, la forme de concentration qu'il nécessite de la part du corps tout entier absorbe intensément le joueur et le plonge dans une sorte de transe bienheureuse qui délivre l'esprit et vide le cerveau de toute préoccupation importante. Le Rammelkast produit obsédant et répétitif, enivrant comme les chants africains, qui remplit l'atmosphère, il captive son ou ses utilisateurs. En société, ses propriétés hilarantes sont évidentes et il transforme l'état d'esprit des convives en un temps très court et pour ces raisons est fort apprécié de la plupart de ses utilisateurs. Même chez les sujets les plus gravement atteints de sinistrose, le Rammelkast apaise les angoisses, anéantit les soucis quotidiens, relativise les passions et décourage les appétits colériques. En société, il neutralise les désaccords idéologiques et les tensions, il désamorce les discussions oiseuses et même les disputes et tourne en dérision les phraseurs par la vertu de sa rumeur.

Indications : L'introduction du Rammelkast dans une soirée où les convives croient vous divertir en vous donnant leurs prévisions politiques pessimistes, leurs opinions les plus profondes ou la liste complète de ce qu'ils détestent, est hautement recommandée. En cas d'énervement grave dû à un interlocuteur stupide ou à une circonstance contrariante, l'usage du Rammelkast a également un effet bienfaisant sur le joueur solitaire.

Posologie : Le Rammelkast peut être pratiqué à toutes heures de la journée selon les désirs du moment. En société, suivant la gravité de la situation, convives particulièrement collets montés ou ennuyeux, présenter le Rammelkast avant ou après le repas. Se munir de plusieurs jeux afin que les joueurs, s'ils sont très nombreux, ne se disputent pas leur tour de rôle pour essayer le jeu. Ne pas attendre la fin de la soirée au risque de voir les joueurs trop éméchés ne plus comprendre le but du jeu, qui n'en n'a pas. Dans les administrations publiques, les écoles ou l'armée, présenter le jeu en priorité au chef de service, au pion ou au sergent afin qu'il ne puisse plus, s'étant lui-même emballé pour le Rammelkast, le confisquer aux autres. Présenter le jeu en prenant garde de choisir un bon moment.

Mode d'emploi : Partir du sol ou du replat d'un meuble. Poser la bille et la couvrir avec la noix et tourner. Tourner, tourner jusqu'à sentir la bille monter dans la noix. Il est indispensable de trouver le doigté : un petit mouvement du bras qui doit être accompagné d'un rythme du corps tout entier. La bille étant montée dans la noix, soulever progressivement l'objet et en marchant plus ou moins rapidement, selon les goûts, rejoindre soit le replat d'un meuble ou le sol sans laisser filer la bille. Au cas où la bille roule par terre, il est déconseillé de la prendre avec les mains et c'est à partir du sol même, là où elle s'est arrêtée qu'il vaut mieux recommencer l'opération.

Précautions d'emploi : Il est recommandé de ne pas jouer au Rammelkast à proximité des carreaux ou des amis trop désireux de poursuivre une conversation sérieuse. L'un et l'autre risque de voir leur résistance, soit physique, soit psychique brisée net. L'usage prolongé du Rammelkast en société peut créer chez les convives une agitation voisine du délire mais dont les effets sont cependant moins nocifs le lendemain que ceux du mauvais whisky ou du vin. Ne pas utiliser plus de dix jours d'affilée sans consulter un médecin.

Effets secondaires : Dans les meilleures sociétés le Rammelkast peut entraîner chez les joueurs des attitudes cocasses, des rivalités, des cris, de petites colères "Maintenant c'est mon tour" sans gravité. La recherche de la bille disparue sous un meuble ou les essais au sol peuvent en outre, dans certains cas, éveiller des appétits d'un autre ordre. En effet, la position du joueur ou surtout de la joueuse installée à quatre pattes et absorbée dans la réussite de son entreprise, oublieuse des règles de bienséance bourgeoises, est de nature à engendrer d'autres formes de jeux moins innocents.

Tolérance : Le Rammelkast est le plus souvent remarquablement toléré par toutes les classes d'âge et tous les milieux à quelques exceptions près. Si les enfants I'apprécient presque tous et l'adoptent assez rapidement, il n'en va cependant pas de même chez certains adultes, peu nombreux il est vrai, qui manifestent parfois une très vive réaction de rejet. De même, le Rammelkast est-il toléré de façon assez variable dans certaines institutions. Si les administrations publiques peuvent l'accueillir à toutes heures de la journée, il est d'autres institutions - Armée, Ecole, Eglise, Académie des Sciences, Parlement où son introduction ne peut être envisagée qu'à certains moments judicieusement choisis.

Contre-indications : Ne pas présenter le Rammelkast à quelqu'un qui prépare un examen, ne pas faire usage du jeu en conduisant une bicyclette ou une voiture, même automatique. L'introduction du Rammelkast dans les bureaux ou les entreprises les plus performantes peut nuire à la productivité ; elle est vivement déconseillée dans les milieux où ces objectifs sont prioritaires ce jeu pouvant, dans certains cas et chez certains sujets, créer de sérieuses altérations du sens des responsabilités et de la hiérarchie.

Entretien : Toucher, caresser au moins quotidiennement le Rammelkast comme un animal domestique afin de garder le contact avec lui mais aussi le poli de la surface de l'objet. Un Rammelkast peu utilisé ne se dégrade guère mais le joueur qui le délaisse se néglige. Il perd progressivement sa souplesse et cette forme d'intelligence, de lucidité, de clairvoyance que procure l'utilisation régulière du Rammelkast.

L'utilisation du Rammelkast comme récipient à vin ou à alcool dur n'est en aucune façon dommageable à 1'objet. C'est au contraire une très judicieuse façon d'entretenir l'intérieur de la noix, dont il suffit pour ce faire de boucher le trou supérieur avec un doigt. Ne jamais laver l'objet à l'eau et au savon.

Crédit des photos Luc-Henri Roger