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samedi 10 juin 2023

Un portrait musical de Louis II de Bavière par Camille Bellaigue

Camille Bellaigue (1858-1930) fut un critique musical et musicographe parisien. Son portrait musical de Louis II fut publié dans la section Silhouettes de musiciens de ses Études musicales (Paris, Ch. Delagrave, 1903).

LOUIS II DE BAVIÈRE  

    Musicien, on peut douter s’il le fut. Wagner, il est vrai, l’appela non seulement son disciple, mais son « co-créateur » (Mitschœpfer). Il a dit, ou fait dire de lui par Liszt, en jargon allemand : « Sa réceptivité est égale à ma productivité. » Ailleurs encore il écrivait: «Il sait tout de moi ; il me comprend aussi bien que moi- même. » Mais, pour être moins barbare dans la forme, cette seconde formule n’est peut-être pas plus vraie au fond. Moins suspect, un biographe (1) rapporte que le maître de musique du jeune  prince, allant lui donner sa dernière leçon, s’écria : « Voilà le meilleur moment de ma vie ! » 
    Une lettre à Wagner, écrite après la première représentation de Tristan et Yseult, ne renferme rien que de banal : au point de vue de la musique, bien entendu ; car autrement tout y est excentrique et même insensé. 
    En tout cas il semble bien que Louis II n’ait pas connu d’autre musique que celle de Wagner. Et celle-là même, il ne la connut qu’imparfaitement et comme à demi. Il n’en subit que la puissance qui trouble et non celle qui fortifie, le maléfice et non la vertu. Elle n’affecta chez lui qu’une sensibilité déjà maladive et qu'elle exalta plus encore. Elle ne fut pas la cause, mais l’aliment de sa folie. Il l’aima follement, je veux dire en fou, parce qu’il l’aima sans la comprendre, et que toute musique est esprit et pour l’esprit autant qu’amour et pour l’amour. 
   Oui, dans la musique même de Wagner l’esprit a sa part, sa très grande part : c’est le leitmotiv , ou le développement de l’idée et ses métamorphoses ; c’est la combinaison des thèmes et l’enchaînement des accords ; c’est l’ordre, la logique et la loi ; c’est tout ce que Wagner tient du vieux Bach, le musicien de la raison pure ; tout ce qu'au milieu de la tempête wagnérienne il faut saisir et tenir ferme, sous peine d’être submergé. 
    Musicien incomplet, le roi de Bavière fut un artiste inférieur, cabotin par certains endroits et, par d’autres, philistin ou bourgeois. Autant que 1'art lui-même, il en chérit la contrefaçon. Il eut la passion du carton-pierre et du simili- bronze, du pastiche et du postiche, du bric-à-brac et de la pacotille. A défaut de toiles ou de marbres de prix, il se faisait, avec des poupées wagnériennes et des chromolithographies, un musée Grévin et des galeries d’Épinal. Également épris de siècles divers et de styles hétérogènes, il groupait autour de lui les portraits de Wagner et de Marie-Antoinette, de mademoiselle de la Vallière et de Brunnhilde. Son théâtre autant que sa demeure était éclectique, et non moins que les aventures de Siegfried ou de Parsifal, celles des mousquetaires de Dumas ou des colonels de Scribe avaient le don de le charmer. 
    Louis II fut la dernière victime du romantisme allemand. « Tout le monde sait, disait jadis Henri Heine, que la lune se fabrique à Hambourg. » Depuis, elle s’est fabriquée en Bavière, pour éclairer ces châteaux de féerie : Hohenschwangau, Hohenschwanstein [sic, pour Neuschwanstein], qui portent des noms d’oiseaux, d’un seul oiseau: le cygne wagnérien. 
   Pauvre prince ! II voulut faire à l'art une place exorbitante, impossible, dans la vie et même dans la politique. « Cela ne peut aller de la sorte, écrivait-il à Wagner. Il faut prendre une autre route, si nous voulons arriver au salut. » Et le salut, pour ce roi ! c’était de séparer le Conservatoire du ministère de l’intérieur et d’en mettre les frais à la charge de la liste civile. 
    Ainsi, comme eût dit à peu près un philosophe de son pays, il sacrifia au « monde comme représentation le monde comme volonté » ou comme être. Quand il appelait de Munich à Starnberg un ténor, pour chanter en cuirasse d’argent, sur un lac véritable, au vrai clair de lune, le récit de Lohengrin, Louis II pouvait se croire artiste. Il n’était qu’enfant quand il se faisait annoncer chez Wagner, avec un ami, sous le nom du chevalier Walther de Stolzing avec son écuyer. Mais lorsqu’il jouait tout seul au Siegmund ou au Tannhæuser, dans une hutte pareille à celle de Hunding ou devant un Venusberg de carton, il était cabotin. Il l'était parce qu’il mêlait ou confondait alors la fiction esthétique avec la réalité, et que l'essence même du cabotinage est justement dans ce mélange ou cette confusion. 
    Enfin ce dilettante solitaire a faussé, vicié le grand principe et comme la nature sainte de l'art, qui est sympathie et charité. L’art wagnérien, social ou sociologique de tant de manières, cet art qui par tant de côtés est collection et groupe, lui donnait pourtant d’autres leçons. Ils lui offraient de plus nobles exemples, ces héros rédempteurs et ces héroïnes libératrices. Il ne les a pas imités. Il a voulu faire égoïste comme lui-même le génie auquel il sacrifiait seul, dans le théâtre vide et sombre qu’il n’emplissait que de son illusion et de son orgueil. 
    Ce génie pourtant, il l’a compris à sa manière et il 1'a sauvé. Cet idéalisme transcendant, que sa folie exagéra encore, et qu’elle prétendit confisquer, il en eut du moins une intuition vague, mais profonde et hâtive. En sa pauvre âme obscure et troublée, un peu de jour et comme un rayon prophétique a brillé, dont les plus sages et les plus sains ne furent éclairés qu’après lui.  
    Louis II a sauvé Wagner, à l’heure où Wagner allait succomber. Il fut l’ami tout-puissant et comme divin, que l’artiste avait si longtemps attendu et qu’il ne pouvait plus attendre. «Il me fallait ce prince. Sans lui c'était fini, bien fini. » Wagner se fût contenté d’un grand seigneur : il trouva un roi ou plutôt c’est le roi qui le trouva, car le premier acte royal de Louis II fut de le faire chercher. 
    Wagner n’a pas été ingrat. A son tour il a sauvé du pauvre prince ce qui pouvait être sauvé. Comme dit très bien le livre que nous venons de lire : « Avoir aimé et secouru le grand musicien sera un jour le meilleur titre du roi de Bavière au nom de Louis l'Allemand. Qu’importe s’il l’a payé par une démence plus rapide ou plus complète. Il était voué à la folie : le wagnérisme en fut du moins la forme la plus relevée. Grâce à lui seul on ne le considère pas comme un malheureux maniaque. Grâce à lui les poètes chantent et célèbrent en le roi de Bavière le prince du Rêve et de la Beauté. » (1)

(1) Jacques Bainville, Louis II de Bavière, Paris, Perrin, 1900.

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