Dmitri Tcherniakov ou l'art de la scène - Le peuple en liesse |
Le Bayeriche Staatsoper présente pour la première fois de son histoire Guerre et Paix de Serguei Prokofiev, en coproduction avec le Liceu de Barcelone où il doit être prochainement représenté. La décision de monter cet opéra majeur remonte à plusieurs années, mais la production aurait pu ne pas voir le jour en raison de la guerre en Ukraine. En février 2022, ce fut surtout le metteur en scène Dmitri Tcherniakov qui marqua des hésitations. Finalement le directeur général Serge Dorny, le directeur musical Vladimir Jurovsky et le metteur en scène décidèrent de commun accord de poursuivre l'entreprise non sans modifier les choix musicaux : alors que le projet initial prévoyait de présenter la version intégrale de l'œuvre il fut décidé de produire la première version de l'opéra, avec des coupures importantes dans la seconde partie, les pages qui soulignaient le patriotisme ostentatoire exigé par les diktats des autorités soviétiques auxquels le compositeur s'était soumis ont été supprimées.
Dmitri Tcherniakov ou l'art de la scène -Le colère du peuple. L'enseigne à la gloire de Staline qui a du plomb dans l'aile, |
Avant le début de l'opéra la salle est plongée pour un long moment dans une obscurité complète. le rideau de scène finit par s'entrouvrir dévoilant progressivement le somptueux décor de la salle des colonnes de la maison moscovite des syndicats et surtout la scène encombrée des corps prostrés d'un peuple qui semble appauvri et démuni. Un homme se lève et lance un cri de douleur vibrant, un cri primal qui n'appartient pas à la composition de Prokofiev. Les premières mesures s'élèvent alors de l'orchestre, et le prince Andrei Bolkonsky, interprété par le baryton moldave Andrei Zhilikhovsky, entame la mélodie d'un homme désillusionné par la vie. La scène ne représente pas les jardins de la maison de campagne des Rostov mais place l'action dans le décor unique de la vaste salle des colonnes de la Maison moscovite des Syndicats : 14 colonnes corinthiennes peintes de faux marbre blanc derrière lesquelles court une galerie ; entre les colonnes deux rangées de lustres de cristal de style montgolfière. Si la salle respire le luxe des grands nobles, son parquet est rempli d'une masse grouillante de personnes que l'on pourrait dans un premier temps prendre pour des réfugiés qui ont fui une guerre prochaine, ou déjà en cours, ou encore un sanglant soulèvement révolutionnaire. Mais en cours de représentation ce champ interprétatif s'élargira, nourri des diverses lectures qui naîtront des suggestions d'une mise en scène qui propose des pistes de lecture sans en imposer.
S.Kufluyk, T.Tómasson, K.Conners Napoléon et l'échiquier des stratèges -Théâtre dans le théâtre |
Dmitri Tchernakiov a enfermé toute l'action de l'opéra dans ce fastueux huis clos dont le plancher pullule de personnages. Rarement a-t-on vu une foule aussi nombreuse sur scène. Le metteur en scène fait preuve d'un art chorégraphique et cinématographique consommé pour organiser la machinerie complexe des positionnements et des déplacements individuels et collectifs d'aussi grands groupes et d'accessoires aussi nombreux. Des scènes très visuelles comme la valse du bal du soir du nouvel an ou comme le grondement terrible de l'énorme foule en furie massée en avant-scène, dont la puissance est telle qu'on a l'impression qu'elle va envahir la salle et se déverser dans le public, témoignent d'un sens accompli de l'orchestration. L'humour n'est pas en reste. Ainsi de la manière de traiter la scène de la redoute de Chevardino pendant la bataille de Borodino : Tcherniakov a eu la brillante idée de la faire représenter par une troupe de comédiens burlesques qui viennent dresser leurs tréteaux dans la salle des colonnes pour y représenter une saynète qui met en scène un Napoléon et des généraux caricaturés, un des moments amusants de la soirée, avec l'extraordinaire composition de Napoléon par le baryton-basse islandais Tómas Tómasson qui fait de l'empereur une espèce de pantin articulé aux mouvements mécaniques hachés qui balaye de rage le jeu d'échecs symbolisant les mouvements de ses troupes qu'un aide-de-camp lui présente sur un plateau. Le commandement russe est lui aussi caricaturé par une représentation matamoresque du prince Koutousov, commandant en chef des armées que l'histoire a rendu célèbre pour sa politique des terres brûlées, un rôle confié à Dimitry Ulyanov, qui fait de brillants débuts à l'Opéra de Bavière.
Tout se déroule comme dans un film avec une alternance de plans d'ensemble et de gros plans qui individualisent les protagonistes à l'aide de mises en valeur par des lumières bien projetées (remarquables lumières de Gleb Filshtinsky). Les changements de scènes sont marqués par des diminutions de l'intensité lumineuse. En seconde partie les lustres sont ensachés dans des voiles transparents de crêpe mousseline noire, qui évoquent la Russie endeuillée par une guerre dont le cortège des atrocités est représenté sans fard, ainsi des condamnations et des exécutions sommaires de prétendus incendiaires. L'évolution psychologique des protagonistes est remarquable. Le metteur en scène souligne leurs transformations et leurs louvoiements progressifs dans cet espace confiné où l'adversité se fait de plus en plus prégnante. Chacun tente de sauver sa peau, certains profitent de la situation et paradent, beaucoup sont à la fois séduits par la vision unique imposée par la propagande. Même les âmes les plus nobles finissent par se transformer, ainsi du personnage du comte Pierre Besuchow, l'idéaliste franc-maçon qui prêche le pacifisme et croit en la bonté des êtres mais qui rend en fin de compte les armes face aux horreurs du temps.
Kulchynska, Schelomiansky, Yangel et Zhilikhovsky |
Dmitri Tcherniakov ne s'est pas limité à évoquer la Russie de 1812 du roman de Tolstoï ou ou encore l'Union soviétique stalinienne comme le fait la musique patriotique de Prokofiev et le texte du livret de la deuxième partie. Les costumes d'Elena Zaytseva nous sont contemporains, signe évident d'une volonté d'extension temporelle de l'action. Ensuite le metteur en scène multiplie les allusions aux événements qui ont eu lieu à diverses époques dans la salle des colonnes : les fêtes du nouvel an sont rappelées par la pauvre banderole souhaitant la bonne année en caractères cyrilliques (С Новым годом!), la chute du stalinisme est représentée par une enseigne d'hommage au "grand" Staline, pendue de guingois et où manquent des lettres, le jeu d'échecs de Napoléon fait allusion aux tournois internationaux qui se déroulaient dans la salle des colonnes, un catafalque encombré de palmes et de lauriers où vient reposer le corps de Koutousov et qui est entouré de drapeaux soviétiques frangés d'or et armoriés du portrait de Lénine rappelle que ce lieu fut aussi celui de l'exposition des corps des dirigeants communistes, un grand buste de Lénine entre deux colonnes corinthiennes se voit à un moment coiffé d'un bicorne napoléonien, un manière de ridiculiser en un seul buste deux formes de dictatures. Les diverses époques se surperposent en strates historiques et finissent par se rejoindre, autant de manières pour Dmitri Tcherniakov de prendre d'évidentes distances avec le patriotisme outrancier de la deuxième partie de l'opéra.
Vladimir Jurowski connaît bien cet opéra qu'il a déjà dirigé à bastille. Le chef est juché sur un podium pour diriger l'orchestre, sans doute pour lui permettre de donner directement les départs de voix aux très nombreux solistes et aux choeurs. Peut-être une nécessité due à la multitude présente en scène et aux caméras déjà présentes pour permettre la captation et la retransmission en livestream. Cela donne l'occasion au parterre de pouvoir l'observer à mi-corps et d'apprécier sa gestuelle, ses ondulations si élégantes et l'intensité passionnée et concentrée de sa direction. Il révèle les beautés elles aussi quasi cinématographiques de la partition, qui donne si bien à entendre ce que l'on voit sur scène, est attentif aux chanteurs qu'il peut solliciter jusqu'en fond de scène grâce à sa position surélevée, anime les choeurs magnifiques superbement préparés par David Cavelius. C'est tout simplement grandiose.
Andrei Zhilikhovsky et Arsen Soghomonyan |
La distribution est extrêmement soignée avec un trio de rêve pour les personnages principaux. Olga Kunschynska touche au sublime dans son interprétation de Natacha Rostowa, elle exprime avec un soprano lumineux, puissant et parfaitement projeté toute la fraîcheur, la légèreté naïve et le caractère volatile de cette jeune fille qui tombe amoureuse d'un prince au-dessus de sa condition, un homme qui lui promet une union qui tarde trop à se concrétiser, pour ensuite perdre la tête avec Anatole Kuragin (Bekhzod Dravonov), un misérable don juan qui use de son charme pervers pour la séduire et la déshonorer en lui promettant un mariage rapide alors qu'il est déjà lui-même marié. Doté d'une voix aux sonorités puissantes le baryton Andrei Zhilikhovsky incarne avec une grande finesse le personnage complexe du prince Andrei Bolkonsky, fils d'un père rigide et grossier attaché aux privilèges hautains de sa caste. Le prince Andrei déçu et pessimiste entrevoit un monde meilleur grâce à sa rencontre avec Natacha dont il se voit séparé par la guerre. Mourant il se montre sublime dans le pardon qu'il accorde à la femme qu'il a aimée sans pouvoir vivre cet amour. Zhilikhovsky rend avec chaleur l'humanité profonde de ce personnage attachant. L'arménien Arsen Soghomonyan incarne Pierre Bezouchov, ce héros visionnaire, fragile, en recherche de lui-même, pacifiste tourmenté, franc-maçon libéral avide de réformes, le personnage qui touche le plus la sensibilité du public. Le ténor dramatique au volume impressionnant de Soghomonyan semble passer l'orchestre sans problème dans ce rôle exigeant qui demande une endurance hors du commun, avec une présence scénique qui crève l'écran. Remarquable également l'Akhrossimova de la talentueuse mezzo lituanienne Violeta Urmana qui campe à merveille la tendresse ironique et volontaire de cette dame pleine d'entregent.
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