Drames d’empereurs, drames de l’Europe Centrale
Dans la maison de celle qui fut grande comme une impératrice sans couronne
Par Maurice Verne, dans L’Intransigeant du 17 décembre 1934
La formule du malheur de l’impératrice Elisabeth...
Mme Schratt me dit :
— L’impératrice avait coutume de déclarer qu’il ne faut envisager les choses que sous leur pire point de vue, les surprises du destin risquant d’être moins douloureuses. Maxime logique de la cousine du roi Louis de Bavière qu’on trouva noyé dans le lac de Starnberg. Car le malheur ne quitta pas plus les Wittelsbach que les Habsbourg. Mme Schratt pourrait nous expliquer celle qu’on a classé rapidement, une fois pour toutes, parmi les grandes désenchantées de l’humanité. Mais est-il besoin de l’expliquer ? Quand elle parle de l’impératrice, la voix de Mme Schratt se trouble et tremble. L’expliquer ?... L’état passif d’une errante, sans cessa chassée d’un lieu vers un autre lieu, jamais satisfaite, qui ne se livre plus qu’à la solitude des paysages, aux chevauchées dans les bois, aux marches insensées à travers champs, que suivait mal sa dame d’honneur, n’est-ce pas en définitive l'aveu d'un principe sentimental, le fait d’un vide de cœur, et d’âme sans fond ?
Que soupire l’impératrice à Mme Schratt quand on lui apprend que son fils adoré, Rodolphe, s’est tué par amour ?
— Les mariages politiques ont leur nécessité, mais pourquoi en fait-on des unions conjugales ?
Après l’enterrement, mélodramatique de la petite Vetcera, tuée par l’archiduc, alors que la cour maudit la réprouvée, coupable d’avoir aimé, comme plus tard sera coupable la duchesse de Hohenberg, quelle est la femme qui, le visage voilée, va dire une prière sur la tombe de Heilligen Kreuz ? l'impératrice.,. Quand elle arrive une autre femme est agenouillée, . la mère de Marie Vetcera... Les deux mères se contemplèrent, sans un geste, sans un mot, et l’impératrice se retira en silence.
Une telle démarche, des aveux qui s'échappent d’un cœur trop lourd en disent long, et nous soupçonnons ce que Mme Schratt tait et qu’elle emportera dans la tombe.
Est-ce au hasard qu’elle a entendu me livrer cette secrète formule superstitieuse d’une femme qui se savait marquée, elle la plus tendre, pour les pires violences du destin ?
— La formule de l’impératrice, répondis-je, il serait possible de l’interpréter dans un sens favorable, madame. On dirait alors : « C’est par l'optimisme qu’on peut aimanter heureusement les événements, attirer le fluide bienfaisant. »
Mme Schratt me regarde de son œil vif, circonspect. Sa tête dodelina selon un tic fréquent.
— Le fluide bienfaisant ? Ah !
La phrase demeura suspendue dans un petit ricanement sceptique, et, sautant par-dessus les années, la survivante de Schœnbrunn dépeignit en quelques mots la peine des peuples d’Europe, depuis la guerre. — Le fluide bienfaisant ! Voyez ce qui se passe... Dans un siècle ce sera peut-être vrai ce que vous dites...
Le petit rire remonta, grêle, sans, espoir.
— Pas maintenant, pas maintenant... C’est l’impératrice qui avait raison.
L’oasi, d’un empereur
La maison de Mme Schratt, passée à l'ocre, comme le château de Schœnbrunn, où l’imagination des Viennois plaçait le centre sentimental de l’empire, est emplie de choses d'art — les beaux bois anciens, les marbres, les bronzes, les toiles de maîtres, les précieuses porcelaines.
Dans la cour un puits ancien rapporté de Florence s’enroulait d’un noueux et charnu rosier de trente ans que François-Joseph aimait.
Il vient de mourir à son tour. Une aile contient la salle à manger d’été, remise à neuf par l’empereur. L’ancienne comédienne y fit amener sa belle collection de porcelaines anciennes. Mais les assiettes, alignées au cordeau, lui semblèrent vite insipides. Elle imagina de recouvrir le plafond d’une voûte de bois où les assiettes s'incrustèrent en larges rocailles. C'est un fantaisiste miroitement ailé de fleurs et de paysages chimériques, Dans de larges panneaux, moulées dans le plâtre, les autres assiettes présentent un aspect décoratif inattendu ; ce décor forme une grotte de fées.
Le jardin grimpe, au delà d’une grille Renaissance, un petit mamelon, les verdures s’enchevêtrent, d’une sauvagerie ordonnée, enveloppent au premier palier le kiosque du goûter où l'empereur venait prendre le café, puis au second palier de la grimpette la cabane légère sur la piscine d’eau vive pour le bain, et les fourrés mènent enfin au jeu de boules, dans un troisième pavillon empli de reflets verts dansants, où l’on soupait en compagnie brillante. Les fêtes de cette petite cour improvisée, sur quoi Alfred de Montenuovo ne pouvait rien au nom de l’étiquette, étaient de courts répits dans le drame. Maintenant c’est le jardin des souvenirs où la survivante, courbée par les ans, ne va plus que comme dans un cimetière, à la rencontre de ce que je pourrais appeler l’âme des émotions mortes.
Savez-vous ce qu'est un empereur ?
Une petite porte dans le mur jaune du château, et qui ouvrait sur le quartier Hietzing, servait à l'empereur. Il sortait incognito du parc, traversait la rue, tournait la Gloriettestrasse et entrait dans la maison de Mme Schratt. On a dit qu’il se dissimulait. C’est faux. Il venait en voisin, en ami.
La dure ordonnance, exigée par l’étiquette, pour lui et pour la cour, qui faisait le désert doré autour du trône a rendu la figure de François-Joseph indéchiffrable, plus lointaine de nous, qui furent ses contemporains, que celle Philippe II dans sa cellule blanchie à la chaux de l'Escurial.
Sa politesse exacte demeurait distante, elle paralysait jusqu’aux membres de sa famille.
Savez-vous ce qu’est un empereur dont les aïeux, depuis près de mille ans, ont eu les yeux des peuples fixés sur eux ?
Une sorte de bohémianisme de petit bourgeois attachait François-Joseph à de modestes habitudes, lui rendant chers les plus pauvres objets. J’ai eu entre les mains le vieux rasoir qui lui servait et qui est enfermé dans un étui de cuir fatigué. Il portait pour les premières heures de travail, le matin, de 4 heures à 8 heures, un vêtement usagé. Nulle puissance au monde ne lui aurait fait changer le vieux vêtement. Mme Schratt le rendit malheureux en lui offrant, pour son lunch de l’aube, un sceau d’argent. L’empereur, depuis un demi-siècle, trouvait sur le plateau que lui apportait cérémonieusement son maître d’hôtel, galonné comme un ambassadeur, une vieille boite de fer blanc cabossée où tenaient les biscottes. Il dut quitter la vieille boîte de fer blanc.
J’ai passé en revue les objets conservés par la famille. Ils parlent un langage touchant. Voici les fidibus de. bois léger qui allumaient ses longs et minces cigares qu’il affectionnait et trouvait dans l’oasis de Gloriettegasse. Ses longues moustaches lui imposaient un fume-cigare. Voici les plumes d’oie de son écritoire, taillées par lui, avec minutie.
Une petite vie se reconstitue timide, presque sournoise et inquiète, qui répandait sur la pompe morne de Schœnbrunn de toutes petites joies douces.
Ces objets conservaient pour l’empereur, comme pour un enfant, des merveilles tutélaires. De quels rêves captifs celui qui, depuis l'âge-de dix-huit ans, n'avait plus le droit d’être un simple mortel, le délivraient-ils ? Impénétrable, François-Joseph ? Ah ! non.
L’âme de la vieille pendule
Dans son fauteuil, contre la boiserie du salon qui fait monter des rocailles en bois doré, où se posent des perruches de faïence, Mme Schratt se souvient.
— J'avais, au cours de mes visites chez les antiquaires, trouvé une charmante petite pendule de bronze vert, c’était à l'époque des vacances, l’empereur était à Ischl. Quand il me rendit visite, à son retour, la pendule se mit à sonner l’heure. L’empereur s'arrêta de parler, attendit que les derniers coups eussent retenti... Mme Schratt ne comprenait rien au silence subit de François-Joseph, et voici que le vieillard, d’une voix contenue, se livra :
— Je n’ai jamais entendu sonner cette pendule chez vous, mon amie ?... Est-ce une acquisition nouvelle? Or cette sonnerie, je la connais bien, je ne l'ai jamais oubliée, c'était celle d'une pendule qui se trouvait sur la table de chevet de ma mère et chaque soir, en allant l’embrasser, avant d’être couché par la gouvernante, je l’entendais sonner.
Mme Schratt, dès le lendemain, fit une enquête chez l’antiquaire. Elle apprit, en effet, que la pendule avait été vendue par la descendante d’une femme de chambre de l'archiduchesse Sophie, mère de François-Joseph ; cette dernière la lui avait léguée à sa mort. On était en 1908, l’empereur était âgé de soixante-dix-huit ans, il y avait donc plus de soixante ans qu'il n’avait entendu chanter la vieille pendule. De celle-ci il ne pouvait dans sa mémoire identifier la forme, mais son âme musicale avait frappé son cœur à jamais.
Mme Schratt a fait don de la pendule à mon ami, le Dr Théodore Schmidt, ancien diplomate et le grand animateur du sport en Autriche.
Ces histoires, qui mêlent de la tendresse au grand appareil de la cour de Vienne sont d'une qualité de charme qui crée toujours un monde aérien autour du cœur inassouvi des Habsbourg,
(A suivre.)
MAURICE VERNE.
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