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samedi 11 février 2023

La visite de Maurice Verne à Catherine Schratt, l'amie de l'empereur François-Joseph (1)

 

Catherine Schratt et l'empereur en 1895
(photo hors article)

Visite à Mme Schratt, celle que l’impératrice Elisabeth désigna pour la remplacer dans la solitude glacée d’un trône

Par Maurice Verne, dans L’Intransigeant du 16 décembre 1934

 — Vous venez me voir comme le dernier acte d’un drame, disait volontiers à ses visiteurs l’impératrice Eugénie, creusée par les ans et devenue aussi frêle qu’un enfant dans son fauteuil à œillères. Elle entendait ainsi, sans illusions, se donner le rôle du spectre vivant d’une époque mise au linceul de l’Histoire. Mme Catherine Schratt est le dernier acte d’un empire. Du palais de Schœnbrunn où elle régnait, à peine visible, elle dominait le réseau des intrigues et des drames. 
Son destin lui donnera une place à part dans l’histoire. L’impératrice Elisabeth, qui fuyait la Cour, fuyant elle-même, mit les mains de la jeune femme dans les mains de François-Joseph et lui demanda de ne plus quitter l’empereur. Catherine Schratt jouait la comédie moderne au Burg-Théâtre. La comédienne pouvait entrevoir, son destin comme une féerie. Elle trouva, au palais de Schœnbrunn, dans une cour raidie sous la férule du prince de Montenuovo, la surhumaine austérité auprès d’un homme qui avait maîtrisé l’humain en lui et ne consentait à redevenir sensible que dans ses colloques avec Dieu.
Elle ne fut pas la maîtresse de François-Joseph, ni la favorite. Elle fut l'amie. Un rôle qui n’avait pas encore été joué près d’un trône. Par certains côtés, il se rapprocherait d’une partie des fonctions de Mme de Maintenon, évertuée à amuser un homme qui n’était plus amusable. Mme Catherine Schratt traversa la dernière partie du règne de François-Joseph ravagée, désolée, avec une raison calme. Pendant près de trente ans, elle frôla les rois qui venaient à Vienne, les empereurs, les grands politiques. Mais elle se tint à l’écart de la politique. Elle demeura, dans ce palais malheureux, presque maléfique, comme une héroïne qui aurait vu se rallumer périodiquement sur les murs l’inscription phosphorescente de Babylone Mane, thecel, phares... 
C’est elle que l'impératrice, éperdue de douleur, vient reprendre par la main pour aller annoncer à François-Joseph le suicide de Rodolphe, après le meurtre romantique de la petite Marie Vetcera. C’est elle qui se charge d’apprendre à l’empereur l'assassinat de l’impératrice, à Genève. 
C’est elle qui se tient près de l’empereur quand parvient la dépêche du double assassinat de Sarajevo qui va déchaîner la guerre. — Mon amie, lui dit d’une voix basse le vieillard, rien ne m’aura été épargné !... C’est à elle que va le premier geste d’empereur de Charles Ier quand il la vit, reléguée et presque honnie, au seuil des appartements après que François-Joseph eût rendu le dernier soupir. Le nouvel empereur se pencha vers çette femme sanglotante, la prit par le bras et l’amena au pied du petit lit de camp où reposait celui qui venait de mourir... 
C’est elle qui, demeurée à Vienne dans le tumulte de la révolution après la chute de Charles Ier, reçoit l'hommage respectueux du peuple. Aujourd'hui, seule dans sa maison de Schœnbrunn, à cent mètres du palais vide abandonné aux visiteurs en troupeau, elle contemple un abîme de cendres. Le dernier acte de l’Empire : une femme solitaire et dénuée, de 81 ans.., 

Sur les râles de la ménagerie de Marie-Thérèse 

S. E. M.Friedrich Wiesner m’avait présenté à Mme Schratt. On connaît le rôle diplomatique de M. Friedrich Wiesner. Sur les dessous de la guerre, il a apporté des éclaircissements qui font loi. Le document Wiesner se trouve dans toutes les chancelleries. Nous reparlerons de son rôle. Mme Schratt, depuis vingt ans, condamne sa porte. Elle repousse la badauderie. Mais elle refuse aussi bien la visite de l’Altesse étrangère de passage à Vienne que celle de l’historien qui pourrait recevoir d'elle, la survivante, les secrets de -l’Empire,
 — On a écrit des livres sur moi, on m'a consacré des articles dans tous les pays, on m’a même représentée à la scène... Je n'ai vu personne de ceux qui me mettent en cause, je ne leur ai fait aucune déclaration écrite. J'ai dû souvent informer mon avocat, je voudrais tout arrêter, me dit, dès l'accueil, la survivante. Laissez-moi dans l’ombre, je veux mourir en paix... 
Et malicieuse : 
— Après moi, qu’on dise ce qu’on veut ! Qu’importent les légendes !... Un regard rapide, le regard prisonnier d’une femme jeune dans ce visage qui, en dépit du temps, demeure piquant, léger. 
Catherine Schratt, c’était l’esprit de Vienne. Elle porte coquettement des cheveux d’un brun roux. Il est je ne sais quoi de tout elle même qui repousse ses 81 ans. A ses côtés vivent son fils et son intelligente belle-fille d’origine russe. Le fils de Mme Schratt, baronne Kiss, le baron Kiss, qui est Hongrois, remplit une carrière diplomatique, pleine de sens et de tact, que la chute de l'empire arrêta. Il se retira volontairement, mais demeure un Européen informé dont on regrette l’action. Nous sommes dans un des derniers salons de cette Vienne impériale, polyglotte, cultivée et fine, qui avait conservé l’atmosphère de 1814. Et ce salon, l’individualité d’un empereur l’a absorbé. ; nous n’y recueillerons que des émotions sobrement notées, les regrets du passé s’y exhalent sans éclat, sans sensiblerie ni naïveté, maintenus dans l’ordre de la spéculation historique, de ses antinomies comme de ses inévitables recommencements.
— Retournez vous au palais, madame ? ai-je demandé, un peu cruellement à Mme Schratt.
— Jamais...
Elle ajouta moins sèchement :
— J'y fus il y a trois années, je suis entrée dans l’appartement privé de l’empereur, mais le cœur m’a manqué, je suis partie, je n’y retournerai plus jamais.
Elle entendait spécifier : « Je fermerai les yeux à la vie sans le revoir autrement que par mes souvenirs. » Elle voudrait s'arrêter à l’avant-guerre, repousser les misères, les malheurs, les laideurs du jour. 
— Je suis ruinée comme les autres, avoue-t-elle avec un geste de la main qui semble abattre un carte. 
Et elle murmure : 
— Rien ne va plus maintenant. 
La guerre. La famine s’était abattue à l’arrière des fronts sur l’Autriche, sur Vienne. Un jour, l’empereur donne ordre de mettre bas les parterres centenaires et de labourer , les pelouses du parc de Schœnbrunn. — Les fleurs sont inutiles désormais, dit François-Joseph. 
Et on planta des pommes de terre à Schœnbrunn. 
Le matin, François-Joseph parcourait de son pas lent, à petits coups de la canne sur laquelle il s’appuyait chaque jour davantage un peu plus courbé, ces champs de pommes de terre destinés aux pauvres de Vienne. La ménagerie dans le parc est une des plus vieilles d’Europe. Marie-Thérèse, copiant Louis XIV à Versailles, aimait venir déjeuner dans le pavillon des perroquets, près des fauves qui étaient arrivés d’Afrique, par l'Espagne. 
— Nous n'avons pas le droit de distraire un gramme de viande due au peuple, décréta encore François- Joseph. 
Les bêtes, nourries de succédanés trompeurs, hurlaient, gémissant jour et nuit. On les abattait une à une, avant qu’elles ne périssent de la faim. Mme Schratt fuyait ce coin du parc. 
Voilà le quotidien d’un empire qui sombre... L’empereur de 84 ans ne voyait plus que la mort abattre sans arrêt autour de lui. Après les siens qui l’entouraient d’ombres tragiques, son peuple qui se mourajt de privations. Mais sa parole avait été donnée à Berlin, il ne pouvait faire la  paix. 
— Die Waffentreue! La fidélité des armes !
Je ne sais rien de plus grand que cette fin de règne que Mme Schratt a vécue dans un palais où l’abondance maléfique atteint aux plus grandes infortunés antiques. On vivait à Schœnbrunn écrasé par les misères de l’histoire. Et chaque jour à son réveil, sur les murs du cabinet de la terrasse, François-Joseph voyait Marie-Antoinette enfant danser un fantomatique ballet... Il ne restait plus à cet homme pour lui apporter un peu de vie que la fille du maître poste de Baden, Catherine Schratt. avec son énergie populaire. 
Le 1er août 1914, l’empereur avait dit à Mme Schratt : 
— Si la monarchie doit absolument sombrer, que ce soit du moins avec honneur. Il n’avait plus d’illusion sur la durée de l’empire des Habsbourg qui jadis s’étendait jusqu'aux limites de l’Europe et sur quoi le soleil ne se couchait jamais. Chaque jour, Mme Schratt l’entendait évoquer la paix. Comment ne pas saluer avec admiration cette femme qui soutenait, selon le mot orgueilleusement désespéré d’un autre Habsbourg, ce que l'empereur rejetait de mortel vis-à-vis des rois, de ses ministres, de ses peuples, pour n'apparaître à leurs yeux que l’empereur qui ne meurt jamais... 
L’orgueil la fonction_maintint jusqu’au bout François-Joseph.
— Mais l’homme était timide, dit le baron Kiss, il le dissimulait par une majesté impénétrable. 
La part de Mme Schratt a été finalement plus lourde que celle d’une vraie impératrice. L’éloignement n’est pas nécessaire pour grandir sa figure dans ce palais de Schœnbrunn où les heures de guerre eurent quelque chose de hanté. Vers neuf heures, chaque soir, le vieillard, appuyé sur le bras de son fidèle Ketterl, le valet de chambre, gagnait le prie-Dieu, contre le petit lit de camp qui lui servait depuis soixante-huit ans, et à genoux, devant le crucifix, dans son ardente prière il redevenait, loin de tous, un homme écrasé de détresse. 
Mme Schratt rompit le silence où cédait son cœur pour m’apprendre la formule du malheur qui servait quotidiennement à l’impératrice Elisabeth, car pour son usage spéculatif l’impératrice Elisabeth ne pouvait soumettre l’examen des motifs de la vie que sous l’angle noir du destin... 

(À suivre)

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