Juan Carlos Falcón (Großherzogin) © Jean-Marc Turmes |
Josef E. Köpplinger, le directeur général du Theater-am-Gärtnerplatz de Munich, s'est spécialisé dans la mise en scènes d'opérettes, un domaine qui le passionne. Il présente cette saison Die Großherzogin von Gerolstein d'Offenbach en version allemande (sans surtitrage), un spectacle qu'il a monté en coproduction avec le Semperoper de Dresde, où l'opérette fut jouée en 2020.
L'opérette est ainsi faite qu'elle se prête bien à une actualisation des dialogues en fonction de la situation géo- et sociopolitique du moment. C'est une des lois du genre qui veut que les metteurs en scène introduisent des situations et des réparties qui illustrent de manière parodique et amusante les polémiques qui agitent le bel aujourd'hui. Et force est de constater que ce qui était vrai en 1867, lorsque Offenbach monta la Grande-duchesse de Gérolstein au Théâtre parisien des Variétés, l'est tout autant en l'an de disgrâce 2023. Le Tout-Paris du second empire, celui de Napoléon III et de l'impératrice, se pressait aux portillons de l'Exposition universelle et le soir se rendait au spectacle. L'empereur invita les grands du monde d'alors et toutes les têtes couronnées affluèrent à Paris. Nombreux furent ceux qui succombèrent aux charmes capiteux d'Hortense Schneider qui créa le rôle de la Grande-duchesse. Et la presse de l'époque s'amusa de voir certains souverains assister plusieurs soirs de suite à la représentation aguichés par les charmes de la talentueuse interprète. Paris fut de nombreux mois en fête. Mais cette fête ne rendait pas compte des tensions internationales. L'empire autrichien venait l'année précédente de subir l'humiliante défaite de Sadowa dans la guerre qui l'opposait à la Prusse, qui cherchait déjà alors à étendre son pouvoir à l'ensemble des états allemands. Les tensions entre la France et la Prusse étaient déjà fort perceptibles. Trois ans plus tard ce fut la guerre franco-allemande qui entraîna l'unification de l'Allemagne, la terrible défaite de la France et la fin du second empire. Dans ce contexte Offenbach se garda bien de s'attaquer aux grandes puissances dans son opérette. La censure ne l'aurait pas permis. Mais ses librettistes Meilhac et Halévy trouvèrent le moyen de mettre en scène une guerre d'opérette, avec pour champ de bataille un micro état fantoche, et d'ainsi échapper aux foudres des censeurs. En avril 1867, Ludovic Halévy écrivait dans son journal : "Cette fois nous nous moquons de la guerre, et la guerre est à nos portes." Sa remarque est hélas de nouveau très actuelle, la guerre fait rage aux portes de l'Europe.
Pour les représentations du Semperoper de Dresde et du Gärtnerplatztheater, Thomas Pigor a introduit des répliques faisant référence au mouvement de la droite populiste allemande Pegida*, un mouvement qui dénonce constamment l'islamisation de la société allemande et la presse mensongère (Lügenpresse). Les journalistes en prennent pour leur grade ! La mise en scène est par ailleurs teintée par la démarche de réflexion des études de genre.** Le prince Paul est ici un homosexuel aux vêtements évocateurs : costume rose sur un gilet au rouge audacieux, pantalon golf sur des bas à motif écossais rouge et bleu. Tout comme la grande-duchesse à laquelle son père veut le marier, il a une préférence marquée pour les beaux militaires. Pour les représentations bavaroises, cela devait immanquablement attirer une évocation du roi Louis II dans une réplique qui rappelle la passion du roi pour son grand maître des écuries. Alors qu'à Dresde le rôle-titre était interprété par Anne Schwanemils, à Munich il a été confié à un ténor, qui le chante dans sa tessiture. À la fin de l'opéra, le prince Paul se dit soulagé de se voir finalement accepté comme époux par la grande-duchesse, car ce mariage va calmer les inquiétudes de son Herr Papa. Sur le même thème, notons encore que le général Boum punit un soldat en lui faisant porter un tutu rose, dont il restera affublé jusqu'à la fin de la représentation.
Matteo Ivan Rašić (Fritz), Gunnar Frietsch (Baron Puck), Juan Carlos Falcón (Großherzogin), Sigrid Hauser (Erusine von Nepomukka) © Jean-Marc Turmes |
Le choix surprenant de l'attribution du rôle-titre à un ténor est pour Josef E. Köpplinger la réalisation d'un rêve ancien. Au début des années 1990, il avait déjà voulu confier ce rôle à un ténor alors qu'il montait la Grande-duchesse dans la petite ville de Baden près de Vienne. À cette époque, le directeur du théâtre n'avait pas accepté. Le metteur en scène avait alors fait appel à une chanteuse norvégienne qui avait une voix de basse. Il explique ce choix d'un ténor comme une tentative d'exposer " la réalité absurde de cette opérette, où il est question de fétichisme de l'uniforme, de militarisme, de favoritisme et de petit État. Il voit en la grande-duchesse un monstre androgyne et solitaire, un être détruit, un personnage qui n'a jamais connu l'amour." ***
Pendant l'ouverture, une vidéo projetée sur un écran d'avant-scène nous fait découvrir non sans humour l'état nain du Grand-Duché de Gérolstein, qui fait tout au plus 4 kilomètres carrés et comporte 270 habitants. Ce pseudo-état de l'Eiffel volcanique avait déjà été évoqué, pour la première fois semble-t-il, dans Les Mystères de Paris d'Eugène Sue (1842-1843), où le souverain du petit État est Rodolphe, mystérieux héros du récit séjournant incognito à Paris. Un tel état n'a évidemment pas les moyens de faire la guerre, mais la grande-duchesse qui le gouverne éprouve une attirance particulière pour la soldatesque. Aussi le décor est-il constitué de grands tableaux aux motifs guerriers : une immense toile représente une charge de cavalerie sabre au poing, les parois de fond de scène sont recouvertes de gigantesques fresques, trouées par des impacts d'artillerie qui reproduisent un tableau pompier à l'antique avec un corps d'armée conduit par un superbe guerrier quasi nu, sans doute le dieu Mars, doté d'une impressionnante musculature. Plus tard on verra aussi quatre toiles représentant des hommes en armure, avec toujours le même corps reproduit sur lequel on a placé des têtes différentes qui semblent déformées. Ainsi, avec ces guerriers de l'antiquité grecque ou romaine, ces chevaliers en armure médiévale et une cavalerie du début du 19ème siècle, le somptueux décor de Johannes Leiacker entremêle-t-il diverses époques. Le livret place l'action vers 1720, mais qu'importe ! Le général Boum est vêtu à la Bismarck et la grande-duchesse porte une tenue de combat rouge et or avec une cape doublée d'un tissu au bleu profond et d'imposantes bottes de cuir noir à hauts talons. La conseillère intrigante Erusine von Nepomucca porte une étonnante perruque en forme de brosse hérissée qui lui donne un aspect fort inquiétant. Les costumes sont dus au talent du costumier attitré du Gärtnerplatztheater, Alfred Mayerhofer.
Josef E. Köpplinger et son coéquipier et chorégraphe Adam Cooper nous ont offert une mise en scène virevoltante orchestrée comme du papier à musique. Le jeu des déplacements des personnages, la gestuelle parfois caricaturée comme dans la commedia dell'arte, tout cela est millimétré et parfaitement réussi. Les tableaux se succèdent au propre comme au figuré, car souvent les encadrements de tableaux sont utilisés pour créer une arrivée en scène, comme celle de la grande-duchesse qui descend des cintres dans un tel cadre, comme une déesse ex machina. C'est une fascination de tous les instants qui a ravi le public. Cette Grande-duchesse de Gérolstein est un succès, et un grand succès. Meilhac et Halévy s'en sont donné à cœur joie dans la peinture de la cour de cet état lilliputien, La fantaisie et la gaieté sont poussés au paroxysme dès le premier acte, modèle de bouffonnerie, où l'esprit pétille et où la musique fait rage. La parodie de la guerre est des plus amusantes et la mise en scène la rend encore plus cocasse et actuelle en introduisant un groupe de touristes armés d'appareils photos venus visiter le grand-duché sous la houlette d'une guide, jouée par Ulrike Dostal. Comme il n'y a pas d'ennemis, le soldat Fritz, qui monte rapidement en grade grâce à l'appétit sexuel de la grande-duchesse et devient général à la place du général Boum à qui on a enlevé son bâton de commandement, fait procéder à l'arrestation des malheureux visiteurs.
Michael Balke au pupitre et l'orchestre du théâtre font des merveilles pour rendre la grâce, l’entrain, l'inventivité et ce diable au corps qui donne la vie à l'oeuvre d'Offenbach. On retrouve avec grand plaisir les mouvements de valse, de contredanse et de polka qui constituent l'esprit du genre offenbachien, sa marque de fabrique. Le ténor Juan Carlos Falcón donne les couplets de la Grande-duchesse avec naturel, sans rechercher l'effet. Son " J'aime les militaires " est donné avec beaucoup d'esprit et de goût. La lecture de la gazette de Hollande est un autre moment charmant. La scène du finale où la grande-duchesse remet à Fritz le sabre de son père, qui descend des cintres dans un cadre doré empoussiéré par les ans, est habilement mise en œuvre. Le quatuor des trois conjurés, dont le baron Puck de Gunnar Frietsch et le baron Grog d'Alexander Franzen, auxquels s'est joint la grande-duchesse, est un petit bijou de la mise en scène. Daniel Prohaska, un des meilleurs ténors d'opérette qui soit, est magnifique dans le rôle du prince Paul. Sigrid Hauser, en Erusine, la dame de compagnie intrigante, est magistrale dans un jeu de scène qui n'a d'égal que sa vigoureuse interprétation. Matteo Ivan Raši donne un Fritz très fougueux, au caractère spontané et impulsif, avec une voix bien projetée et claire. Julia Sturzlbaum donne une Wanda pétillante de fraîcheur juvénile. Alexander Grassauer impressionne en général Boum, dont il rend avec un art consommé une caricature de bravache. Enfin les superbes choeurs et la troupe des danseurs participent de l'excellence générale. Aussi excellents que soient les interprètes, ce qui fait la véritable réussite de la soirée, c'est l'esprit de corps qui anime la troupe du Theater-am-Gärtnerplatz.
Une des meilleures productions munichoises de la saison que l'on se plaira à voir ou à revoir.
Prochaines représentations le 28 janvier, les 4, 5, 9 et 19 février, et les 9,11 et 17 mars 2023.
Notes
* Les Européens patriotes contre l'islamisation de l'Occident (en allemand Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes, en abrégé PEGIDA) sont un mouvement allemand de droite populiste (rechtspopulistisch), qui défend le nationalisme allemand, est anti-islam, d'extrême droite et opposé à l'immigration.
** Les études de genre répertorient ce qui définit le masculin et le féminin dans différents lieux et à différentes époques, et s’interrogent sur la manière dont les normes se reproduisent au point de sembler « naturelles ».
*** Citation traduite d'une interview accordée à l'Abendzeitung.
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