Abstenez vous de fèves !
Pythagore
Le 6 janvier 1894, le célèbre écrivain Anatole France tenait la rubrique du Courrier de Paris dans le journal hebdomadaire L'Univers illustré publié par Levy à Paris. Il y évoquait l'histoire de la fête des Rois.
La Fête des rois, de Jacob Jordaens, v. 1640-45
(Kunsthistorisches Museum, Vienne)
La fête des Rois. — Ancienne et authentique histoire d'une fève et d'un gâteau — Où l'on voit que Pythagore n'était point un sot. — De trois personnages aussi inconnus que célèbres. — Lequel honore le plus Dieu, d'un beau jeûne ou d'un bon repas ? — La fête de l'Epiphanie au moyen âge; — Les Rois au Louvre. —Les indignations du Dr Jean Deslions. — Déchéance des Rois.
Voici la fête des Rois, tant célébrée par nos aïeux ; voici que s'étalent aux boutiques des pâtissiers les gâteaux enfermant les poupées qui ont remplacé l'antique fève. Peut-être, trouverait-on quelque amusement à rechercher les divers usages auxquels, dans nos provinces, a donné lieu la fête que l'Église célèbre au commencement de janvier sous le nom d'Épiphanie et que l'usage populaire a nommée Fête des Rois.
Je crois que le gâteau, l'élection, la fève, les saluts au buveur et les cris, la part du hon Dieu, la part de l'absent, la part du pauvre, se retrouvent partout.
Cette fête populaire et sentant le terroir beaucoup d'érudits la rattachent à des traditions de la plus haute antiquité. Les Grecs, les Romains, avant de se mettre à table, donnaient un roi au festin par l'élection des dés, des osselets ou du suffrage des convives. On voit, dans une comédie de Plaute, les amis qui dînent ensemble élever une jeune femme à la dignité de reine de la table en lui posant sur la tête, une couronne de fleurs. La coutume de nommer un roi au repas de l'Epiphanie ne serait qu'un reste de l'ancien usage païen, ramené par les chrétiens à un seul jour de l'année.
D'autre part, dans certaines contrées de la Grèce, on se servait de fève pour procéder à l'élection des magistrats. La fève était le symbole de la puissance et de la domination ; et si je pouvais suivre les doctes personnes du dix-septième siècle, dont l'érudition s'est appesantie sur cette matière, je vous dirais qu'on voit paraître le sens allégorique de ce mot de fève dans la maxime que Pythagore répétait avec tant d'obstination à ses disciples : « Abstenez-vous de fèves », maxime qu'il donnait comme le fondement et le compendium de toute la sagesse, et qui, si l'on n'entend par là qu'il les voulait détourner de l'ambition et des agitations politiques, serait absolument dépourvue de sens. Voilà donc l'explication et du symbole de la fève et de la royauté éphémère dont elle est le signe.
Certains encore (et leur opinion est la plus répandue) veulent voir dans ce festin de l'Épiphanie un souvenir des saturnales, célébrées pareillement dans les premiers jours de janvier. Ces fêtes se passaient en festins bruyants, et, de maison en maison, les amis s'envoyaient des gâteaux et des fruits, coutume encore observée dans plusieurs de nos campagnes au jour des Rois. Mais l'idée de réserver une part à Dieu, c'est-à-dire aux pauvres, une part aux absents, est bien chrétienne, et ne saurait venir des saturnales.
Mais, sans plus disserter, on sait quel souvenir de l'Évangile l'Epiphanie rappelle solennellement :
« Jésus étant né à Bethléem, des mages d'Orient vinrent à Jérusalem,
« Et dirent : Où est le roi des Juifs qui est né ? car nous avons vu son étoile en Orient, et nous somme venus pour l'adorer...
« Et l'étoile qu'ils avaient vue en Orient allait devant eux, jusqu'à ce qu'étant arrivée à l'endroit où était le petit enfant, elle s'y arrêta.
« Et, quand ils virent l'étoile s'arrêter, ils eurent une grande joie.
« Et, étant entrés dans la maison, ils trouvèrent le petit enfant, avec Marie sa mère ; en se prosternant ils l'adorèrent ; et, ayant ouvert leurs trésors, ils lui offrirent de l'or, de l'encens et de la myrrhe. »
Saint Mathieu ne nous dit ni ce qu'étaient ces mages ni de quelle contrée de l'Orient ils étaient venus. On le sut plus tard. C'était des rois, dit saint Léon, pape, et l'un d'eux était Éthiopien et noir. On connut leurs noms : Melchior, Gaspard et Balthasar. Ces rois étaient venus de l'Arabie Heureuse, le pays traditionnel des aromates et des parfums, dit Tertullien. Ils venaient de la Perse, plus lointaine, encore et plus mystérieuse, où germent les pierreries dans les ; montagnes. Seule Mme Judith Gautier sait la vérité de ces choses, parce qu'elle est la très belle et la très sage prophétesse.*
Dans tout l'Orient, aux premiers siècles, 1a fête de l'Epiphanie se célébrait le 6 janvier en même temps que celle de la Nativité, à laquelle elle est étroitement rattachée. Ce n'est guère qu'au 5ème siècle que Noël fut reporté en décembre et devint une fête distincte. En Occident, cette confusion semble n'avoir point existé. L'Epiphanie n'en était pas moins solennelle ; dans les anciens sacramentaires, le jour qui la précède est qualifié de vigile, et un jeûne sévère y devait être observé. Mais, vers le 11e siècle, on s'avisa que ces macérations s'alliaient mal avec l'allégresse apportée par la naissance du Sauveur. On commença à allumer sur les places des feux de joie, ainsi qu'à la veille de la Saint-Jean ; au repas qui, à la fin du jour, rompait le jeûne, on se mit à boire du vin, à manger des aliments apprêtés avec recherche. La collation devint un festin. Les saints du temps en gémirent ; des conciles interdirent les réunions. Mais les bonnes gens, s'étant mis à honorer l'enfant Jésus par la nourriture, n'y voulurent point renoncer tout à fait ; les parents, les amis, continuèrent à s'assembler ; pour satisfaire l'Église, ils imaginèrent seulement de faire bénir leur gâteau et d'en réserver la première part à Dieu. Ce fut longtemps un point fort litigieux de savoir s'il convenait de solenniser l'Epiphanie par des réjouissances ou bien par la macération et le jeûne. L'église finit par céder. Même elle se mêla aux joies qu'elle avait proscrites d'abord, Au 13e siècle, quelques jours avant l'Epiphanie, dans chaque ville, les chanoines du chapitre élisaient l'un d'entre eux auquel ils donnaient le nom de roi, parce qu'il devait tenir la place du Roi des rois et les assembler tous à sa table, en attendant que Jésus-Christ les réunît en son saint paradis. Au saint jour de la fête, le chanoine choisi, revêtu de sa dalmatique, tenant à la main une palme pour sceptre, prenait place dans la cathédrale sous un dais de drap d'or. Cependant, trois chanoines sortaient de la sacristie, le front ceint de couronnes. L'un était vêtu de blanc, l'autre de rouge et le troisième de noir, avec le visage noirci. Ils figuraient les rois mages et, descendant vers la partie de l'église qui représente le pied de la croix, ils chantaient l'Évangile de Saint Mathieu. Un diacre, qui portait au bout d'une perche cinq chandelles allumées pour rappeler l'étoile miraculeuse qui conduisit les mages à Bethléem, montait dans la grande nef et entrait dans le chœur. Ils le suivaient en chantant, et, quand ils étaient à cet endroit de l'Évangile : et procidentes adoraverunt eum, ils s'arrêtaient devant le chanoine Roi et lui faisaient de profondes génuflexions. Trois enfants les suivaient, présentant un peu de sel et des épices que le chanoine devait recevoir avec bonté, à l'imitation de l'enfant Roi qui avait agréé la myrrhe, l'or et l'encens des rois de la terre. L'office divin était célébré, et, le soir, les chanoines allaient souper chez le roi de l'Epiphanie.
Dans l'hôtel des princes et des barons, la fête n'était pas célébrée avec moins d'apparat et de magnificence. Des pages soigneusement parés ayant apporté le gâteau, on l'offrait à Dieu en récitant des paroles pieuses, et on y jetait quelques gouttes d'eau bénite. Les parts des convives étant toutes taillées, sans oublier la part de Dieu et celle de la Vierge, un enfant couvert de rubans, se plaçant devant la table, distribuait les parts, en commençant par Monseigneur Dieu et Madame la Vierge. Le chapelain bénissait la table et les convives, et prononçant les mots sacramentels : Phoebe domina, Seigneur de la fève, qu'on dit encore aujourd'hui dans certaines campagnes en ce même repas. Puis la part de Dieu et celle de la Vierge étaient envoyées aux pauvres, avec des mets abondants; la part de l'absent était enfermée dans l'armoire, et tout le long de l'année, de la bonne ou de la mauvaise conservation de la part, on inférait la destinée de celui auquel elle appartenait. Le roi et la reine une fois désignés, on les conduisait à un siège élevé ; si quelqu'un oubliait ou négligeait de crier, suivant l'usagé : « Le Roi boit ! », l'oublieux était immédiatement barbouillé de suie. Puis la fève, à l'issue du repas, était précieusement conservée, comme un préservatif contre les maux de toutes sortes, car le matin, cette fève avait été présentée à l'offrande et bénite durant l'office.
Et ce fut en imitation du clergé et des seigneurs que chaque famille voulut, au repas où elle se réunissait, nommer son roi auquel on adjoignait des officiers et à qui tous les habitants de la maison devaient obéir.
La fête n'était pas moins populaire parmi les étudiants de l'Université que chez les marchands ; après le service divin, ils se livraient à force divertissements avec des farceurs, des bouffons et des comédiens qui chantaient des chansons tout à fait profanes.
Dans ce festin des Rois, la bienfaisance facile des riches coulait un peu. Les riches sont aumôniers par peur de l'enfer. On lit, dans la Vie de Louis III, duc de Bourbon :
« Vint le jour des Rois où le duc de Bourbon fit grande fête et lye-chère, et fit un roi d'un enfant en l'âge de huit ans, le plus pauvre qu'on trouva en toute la ville et le faisoit vêtir en habit royal, en lui baillant tous ses officiers pour le gouverner, et faisant bonne chère à celuy Roy, pour révérence de Dieu ; et le lendemain dînoit cestuy Roy à la table d'honneur ; après venoit un maistre d'hôtel qui foisait la queste pour le pauvre Roy, auquel le duc Loys de Bourbon donnoit communément 40 livres pour le tenir à l'école ; et tous les Chevaliers de la Cour chacun un franc, et les écuyers chacun un demi-franc, si montoit la somme aucune fois près de 100 francs, que l'on bailloit au père et à la mère pour les enfants qui étaient rois à leur tour, à enseigner à l'école sans autre œuvre, dont maints d'iceux en vivoient à grand honneur, et cette belle coutume tint le vaillant duc Loys de Bourbon, tant comme il vesquit.»
Chez le roi véritable, on ne manquait pas non plus de célébrer cette royauté brève. En 1521, la fève ayant désigné le comte de Saint Pol, le roi François Ier lui fit déclarer la guerre, ainsi que le voulait le cérémonial. La maison du comte est assiégée : de part et d'autre, on se jette des pommes, des œufs, des boules de neige. Un des assiégés: excité par le jeu, jeta un tison enflammé, qui atteignit le roi à la tête. Il tomba sans connaissance. Revenu à lui, François Ier défendit qu'on punît l'imprudent. C'était le comte de Montgommery, dont le fils tua Henri II dans un tournoi.
Depuis lors; on ne lit plus à la cour, au jour de l'Epiphanie, qu'une reine. Le roi la menait à la messe et présentait à l'offrande trois boules de cire, couvertes, l'une d'une feuille d'or, 1'autre d'une feuille d'argent, la troisième piquée de grains d'encens, pour rappeler les présents des mages. Le roi étant revenu à sa place, la reine de la fève se levait, faisait révérence au roi et à la reine véritable, allait à l'offrande ; puis, après l'office, le roi la ramenait au Louvre au son des instruments.
En 1578, le lundi 6 janvier, dit l'Estoile, en son Journal, la demoiselle de Pons de Bretagne, royne de la fève, fut, par le Roy désespérément brave, frisé et gauderonné**, menée du château du Louvre à la messe, en la Chapelle de Bourbon ; et estoit le Roy suivi de ses jeunes mignons, autant et plus braves que lui,
Au 17ème siècle, celui qui avait tiré la fève était servi par le roi lui-même, raconte Hurel, dans le Traité des festins, ouvrage aujourd'hui fort rare, croyez-moi.
Quelque universel que fût l'usage de ces divertissements, certains ecclésiastiques estimaient encore que ces fèves, ces gâteaux, ces festins n'étaient que profanation et restes de paganisme. Au 17ème siècle, on vit un docteur de Sorbonne, Jean Deslions***, tonner en chaire contre « cette fête infernale qu'il faut réduire en poudre». Non content d'avoir publié des livres intitulés : Traitez singuliers et nouveaux contre le paganisme du Roy-Boit, Discours ecclésiastiques contre le paganisme du Roy-Boit, ce zélé docteur prêcha en un seul jour trois sermons contre les abus abominables de la fève et du gâteau. Un curé, disait-il, après avoir tiré le gâteau, bu et crié comme l'on fait, s'en alla chanter Vêpres ; au lieu d'entonner le Magnificat, il se mit à crier : le Roi boit ! et tous les fidèles, moins absorbés que lui par les amusements de la fête, se mirent à hurler en choeur : le Roi boit !
Mais une telle éloquence fut inhabile à détruire la popularité de la fête. La curiosité des savants s'y attacha même, les érudits publièrent des traités intitulés : le Cure-dents du Roi de la Fève, le Festin du Roi-boit, le Gâteau de la Fève, dans lesquels ils recherchaient l'origine de ces coutumes et contaient en détail leur histoire et leurs modifications... J'ai fait comme eux : je me suis laissé entraîner au charme suranné de ces mœurs qui s'effacent. Tout au plus puis-je me flatter d'avoir été moins long. Ces rites familiers, qui ont émerveillé mon enfance, sont de moins en moins célébrés. On ne crie plus guère : le Roi boit ! Ce que n'a pu le zèle noir du docteur de Sorbonne***, le temps l'accomplit peu à peu. Les vieux usages tombent, les antiques traditions se perdent, les Rois s'en vont. Élémir Bourges**** et Jules Lemaître***** nous l'avaient bien dit.
ANATOLE FRANCE
NDLR
* Anatole France fait sans doute allusion au conte L'étoile aux cheveux d'or de Judith Gautier.
** bordé de godrons (ornement renflé au bord d'une vaisselle). Le terme s'applique aussi pour décrire une fraise.
*** Jean Deslions (ou Deslyons ; Pontoise, 1615 - 26 mars 1700) était un théologien français, doyen et théologien à Senlis et docteur de la Maison et Société de la Sorbonne.
**** dans le Crépuscule des dieux, roman wagnérien, décrivant l'exil et la décadence d'une famille princière.
***** dans son roman Les Rois.
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