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Un conte de Paul Olivier publié dans le journal Le Matin du 4 mai 1908
Contes des mille et un matins. Une reine socialiste.
Dans le petit salon au plafond bas, où viennent mourir avec un chantonnement berceur, un frôlis de vagues sur la grève, les lointaines rumeurs de Paris, où règne, en toute saison, un demi-jour doré, aux lueurs attendries, tamisées par de grands rideaux de perse aux crépines fanées, la vieille reine, grisée de songerie, soudain, a laissé glisser de ses doigts la dentelle interrompue. De l'aiguille au crochet d'ivoire, elle taquine à petits gestes, sous la mantille à l'ancienne mode qui, comme un voile de veuve, encadre son visage, les mèches argentées et folâtres, semblables à des appétits de vigne, qui fleurissent ses tempes. Geste familier et charmant, par lequel elle semble, remuant avec précaution la cendre du passé, raviver doucement, tisonner ses souvenirs.
II y a cinquante ans. Elle en avait seize, alors. C'était la cour de Bavière, avec son cérémonial compassé, archaïque, dont se moquait en secret son espièglerie de petite princesse futée, et, déjà promise sans le savoir au libéralisme. Dix maîtres de piano, sept maîtres d'écriture la persécutaient de leur docte et servile empressement. Mais son préféré était le maître de morale, un petit abbé rose et blond, prestolet poupin, et qu'on eût dit en sucre, à qui elle faisait sauter des chaises à la venvole, sa soutane retroussée pendue d'une main devant lui. 1859. Elle a dix-huit ans. Comme tout ce joli temps de sa jeunesse est vite devenu le passé. Elle est fiancée. Fiancée avec un roi, qui règne tout là-bas, dans le sud, sur la Sicile et la Calabre. Il a le visage triste, la bouche soucieuse, les traits durs, Cependant, elle l'aime, bien que l'amour lui apparaisse au premier moment comme le deuil d'un tas de choses charmantes. Le roi l'emmène à Naples, sa capitale. Naples ! Ce nom magique dissipe toutes ses appréhensions. Des acclamations, des volées de cloches, des salves faisant trembler jusque dans mes assises le vieux château Saint-Elme. S. M. Marie-Sophie, duchesse de Parme, de Plaisance et de Castro, grande-duchesse de Bavière et de Toscane, reine des Deux Siciles et de Jérusalem, fait, aux côtés de François II, son entrée dans sa bonne ville de Naples. Miraculeux enchantement, dont elle retrouvera chaque matin. à son réveil, te prestigieux décor.
Des splendides terrasses de son palais de Capodimonte, c'est le magique spectacle dont aucun œil humain ne pourrait se lasser jamais : la magnificence de la baie, constellée de villas blanches, parmi les orangers, les citronniers en fleurs ; les roses promontoires, étendues en langueur au bord des vagues rieuses ; le Vésuve, avec sa bleue chevelure de fumée dans le jour et, au crépuscule; son béret de flammes ; les collines aux voluptueux contours, et dont le soir fait des choses vagues, attendrissantes et douces à l'azur du ciel éperdu de clartés surnaturelles, et de la mer, au sourire d'écume, propageant son radieux éblouissement même à travers la nuit ; l'allégresse éternelle des êtres et des choses la pénètrent chaque jour davantage de tendresse et de joie. Se peut-il qu'un jour ces enchantements aient une fin ?
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Ils durèrent dix-huit mois à peine. Un jour, une rumeur éclate, se propage, jette la folie parmi la foule. Garibaldi est en Sicile ! Les Chemises-Rouges ont débarqué à Marsala, aux cris de «vive l'Italie ». Garibaldi le héros diabolique qui a conclu, dit la légende, un pacte avec tes puissances du mal, et fut vacciné, dit-on, avec une hostie consacrée- Garibaldi, qui bénit les petits enfants le long des routes, et, après chaque bataille, secoue comme des grains de riz les balles restées aux plis de sa blouse écarlate, bouclier invulnérable contre lequel les projectiles impuissants s'émoussent.
L'homme rouge approche. Il envahit la Calabre. Bah ! les Chemises-Rouges ne sont que mille, et le roi a soixante mille soldats. Les soixante mille soldats s'enfuient comme une volée d'étourneaux, sont balayés, apeurés, s'évanouissent comme la poussière des chemins. L'oppresseur est en fuite. L'oppresseur, c'est le roi, hier tout-puissant, aujourd'hui plus misérable qu'un lazzarone ; c'est, elle, la petite reine de vingt ans, encore sous l'enchantement du beau printemps de Naples, et pour qui le sifflement des balles, dans le vent intrépide de liberté qui souffle, est grisant et joyeux comme le sifflement amoureux des merles, chantant l'avril.
Ensuite, un grand trou noir, vide et morne. Vingt ans, vingt longues années. la vie mélancolique et désenchantée, l'errance déconcertante et navrante des princesses d'exil, jusqu'au jour où, résignée, veuve, il y a de cela quinze ans, la reine venait se fixer à Paris et s'installer humble, effacée, dans le modeste pied-à-terre du boulevard Maillot.*
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Mène-t-elle dans cette retraite la morne existence des souveraines déchues, passant des heures amères à se remémorer, avec des larmes sèches, leurs splendeurs abolies, cornant tous leurs souhaits à invoquer la mort comme une délivrance ? Non. Par une touchante et virile obstination, cette reine, victime des jeux cruels et des revirements atroces de la politique, s'est prise de ferveur pour cette abominable chose qui fut la cause de tous ses désastres. Résolument, héroïquement presque, comme les stoïciens naguère regardaient en face la douleur, afin de la braver, la vieille reine a passé en revue, interrogé à fond toutes les théories qui prétendent faire le bonheur de l'homme, et qui, jadis, ont fait sa ruine. Elle en discute âprement, passionnément, comme un jeune homme, avec les rares familiers admis dans son intimité. Et ceux-ci pourraient dire combien ils sont étonnés, parfois même scandalisés, des opinions outrancières professées avec une parfaite franchise par cette fille des Bourbons. Le plus exalté et le plus rouge des garibaldiens, qui, naguère, l'ont chassée de son royaume, n'apparaîtrait auprès d'elle que comme un petit bourgeois à idées larges. opportuniste ou modéré. Car la reine de Naples est jauressiste. comme Jaurès, quand il était jauressiste, et les plus purs démagogues d'Ivry ou des Grandes-Carrières pourraient, sans déroger, secouer d'une rude étreinte collectiviste cette gracieuse main de reine.
Chaque jour, après un rapide déjeuner, un jeune socialiste italien, récrée sa sieste réfléchissante de quelques pages substantielles de Karl Marx ou de Lassalle, et, avec l'appassionnement fiévreux, la joie émerillonnée d'une jeune fille qui fait de l'aquarelle, écrase du carmin et de la cendre verte, la vieille reine, aidée de son jeune lecteur, rebâtit avec enthousiasme la société future, où il n'y aura pas un épi plus haut que l'autre dans la vaste moisson humaine, où sur toutes les têtes, uniformément inclinées et passées au moule comme des têtes d'épingles, régnera l'Etat-patron, dispensateur des salaires, grand manufacturier de la félicité et du bien-être publics.
La vieille reine est confite en socialisme comme d'autres en religion... Faut-il voir dans son application dévotieuse un genre de mortification spécial, une sorte de discipline imposée par un confesseur acerbe qui obligerait ses pénitentes, pour gagner leur absolution, à la lecture de tant de pages de Jaurès ? Ou est-ce là simplement caprice de gourmand à qui il prend, de temps en temps, fantaisie de manger du pain noir ? La vieille reine seule pourrait le dire. Mais sa conviction est sincère. Et ses mains, tandis que le lecteur poursuit ses fougueuses lectures, brodent au petit point les coussins élégants, ou filent les dentelles dont le produit ira tout entier aux pauvres et aux déshérités, Car, si la reine « fait » du socialisme, elle entend faire au moins du socialisme pratique.
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Elle a ouvert une boutique qu'elle dirige elle-même, une petite boutique d'ouvrages de dames et de broderies pour enfants, sise à l'extrémité de la rue Saint-Roch, à deux pas des Tuileries.
Elle y vient tous les jours donner ses instructions, s'enquérir de la vente. Elle préside elle-même, avec des mains à la fois pieuses et coquettes, à l'étalage en belle place des soies couleur de soufre, de pâle azur, de rose douloureux et tendre, que l'or et l'argent des broderies traversent comme de rayons frémissants, chefs-d'oeuvre de grâce et de patience, que ses mains, aux gestes lents et graves pleins de couleurs anciennes, s'efforcent de rendre coquets, riants, gracieux à l'œil. Car il faut attirer le chaland, et la charité, qui est une science exacte, veut des soins diligents. Et si l'on se demande quelle main de grâce et de caprice, quels doigts experts de fée bien parisienne ont étalé en ordre, et même en désordre, de-ci, de-là, en désordre joli, pimpant, affriolant, ces coussins, ces sachets, ces colifichets, ces parures, c'est que la main d'une reine a froissé ces dentelles et les a faites plus jolies, plus précieuses, de même que le parfum d'une rose délicate reste un peu de temps encore aux doigts qui l'ont touchée.
Paul Olivier.
* Elle s'installa près de Paris, à Neuilly, au 126 du Boulevard Maillot, aujourd’hui Boulevard Maurice Barrès
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