Théophile Gautier, une des plus grands écrivains français du 19ème siècle, fut aussi feuilletoniste. Il fut à l'origine de la création du fameux ballet Giselle en 1841, dont il emprunta le motif à la lecture du livre De l'Allemagne de Henri Heine. Voici sa lettre à Henri Heine, qui relate la genèse de la création du ballet et évoque la première parisienne de Giselle.
Feuilleton de La Presse du 5 juillet 1841 — À Monsieur Henri Heine à Cauteretz
Mon cher Henri Heine, en feuilletant, il y a quelques semaines, votre beau livre de l'Allemagne, je tombai sur un endroit charmant, — il ne faut pour cela qu'ouvrir le volume au hasard, — c'est le passage où vous parlez des Elfes à la robe blanche dont l'ourlet est toujours humide, des Nixes qui font voir leur petit pied de satin au plafond de la chambre nuptiale, des Wilis au teint de neige, à la valse impitoyable et de toutes ces délicieuses apparitions que vous avez rencontrées dans le Hartz et sur le bord de l'Ilse, dans la brume veloutée du clair de lune allemand, et je m'écriai involontairement : Quel joli ballet on ferait avec cela ! Je pris même, dans un accès d'enthousiasme, une belle grande feuille de papier blanc, et j'écrivis en haut, d'une superbe écriture moulée : — Les Wilis, ballet ; — puis je me pris à rire et je jetai la feuille au rebut sans aller plus loin, me disant, avec mon expérience de feuilletoniste, qu'il était bien impossible de traduire au théâtre cette poésie vaporeuse et nocturne, cette fantasmagorie voluptueusement sinistre, tous ces effets de légende et de ballade si peu en rapport avec nos habitudes. Le soir, à l'Opéra, la tête encore pleine de votre idée, je rencontrai au détour d'une coulisse l'homme d'esprit qui à su transporter dans un ballet, en y ajoutant beaucoup du sien, toute la fantaisie et tout le caprice du Diable amoureux de Cazotte, ce grand poète qui a inventé Hoffmann au milieu du 18ème siècle, en pleine Encyclopédie; je lui racontai la tradition des Wilis. Trois jours après le ballet de Giselle était fait et reçu. Au bout de la semaine, Adolphe Adam avait improvisé la musique, les décorations étaient presque achevées, et les répétitions allaient grand train. Vous voyez, mon cher Henri, que nous ne sommes pas encore si incrédules et si prosaïques que nous en avons l'air. Vous avez dit dans un accès d'humour : Comment un spectre pourrait-il exister à Paris ? Entre minuit et une heure, qui est de toute éternité le temps assigné aux spectres, la vie la plus animée se répand encore dans les rues. C'est en ce moment que retentit à l'Opéra le bruyant final. Des bandes joyeuses s'écoulent des Variétés et du Gymnase ; tout rit et saute sur les boulevards, et tout le monde court aux soirées. Qu'un pauvre spectre errant se trouverait malheureux dans cette foule animée ! Eh bien ! je n'ai eu qu'à prendre vos pâles et charmants fantômes par le bout de leurs doigts d'ombres et à les présenter pour qu'ils fussent accueillis le plus poliment du monde. Le directeur et le public n'ont pas fait la moindre objection voltairienne. Les Wilis ont reçu tout d'abord le droit de cité dans la très peu fantastique rue Lepelletier. Les quelques lignes où vous parlez d'elles, placées en tête du livret, leur ont servi de passeport.
Puisque l'état de santé vous a empêché d'assister à la première représentation, je m'en vais tâcher, s'il est permis à un feuilletoniste français, de raconter une histoire fantastique à un poète allemand, de vous expliquer comment M. de Saint-Georges, tout en respectant l'esprit de votre légende, l'a rendue acceptable et possible à l'Opéra. Pour plus de liberté, l'action se passe dans une contrée vague en Silésie, en Thuringe ou même dans un de ces ports de mer de Bohême qu'affectionnait Shakespeare, il suffit que ce soit au-delà du Rhin, dans quelque coin mystérieux de l'Allemagne. N'en demandez pas plus à la géographie du ballet, qui ne saurait préciser un nom de ville ou de pays avec le geste, qui est sa seule parole.
Des coteaux chargés de vignes rousses, safranées, cuites et confites par le soleil d'automne ; de ces belles vignes où pendent les grappes couleur d'ambre qui donnent le vin du Rhin, occupent tout le fond du théâtre tout au haut d'une roche grise et pelée, si escarpée que les pampres n'ont pu l'escalader, est perché comme un nid d'aigle, avec ses murailles cerclées, ses tourelles en poivrière, ses girouettes féodales, un de ces châteaux si communs en Allemagne : c'est la demeure du jeune duc Albrecht de Silésie. Cette chaumière, à la gauche du spectateur, fraîche, propre, coquette, enfouie dans les feuillages, c'est la chaumière de Giselle. La cabane en face est habitée par Loys. Qu'est-ce que Giselle ? Giselle, c'est Carlotta Grisi, une charmante fille aux yeux bleus, au sourire fin et naïf, à la démarche alerte, une Italienne qui a l'air d'une Allemande à s'y tromper, comme l'Allemande Fanny avait l'air d'une Andalouse de Séville. Sa position est la plus simple du monde; elle adore Loys, elle adore la danse. Quant à Loys, représenté par Petitpa [le frère de Marius Petipa], il nous est suspect pour cent raisons. Tout à l'heure, un bel écuyer, tout galonné d'or, lui a dit quelques mots tout bas, la barette à la main, dans une attitude soumise et respectueuse ; un domestique de grande maison, comme paraît l'être cet écuyer, n'eût point manqué de trancher du grand seigneur. Donc Loys n'est point ce qu'il paraît être (style de ballet), mais plus tard on verra.
Giselle sort de la chaumière sur le bout de son joli petit pied mignon. Ses jambes sont déjà éveillées ; son cœur ne dort pas non plus, quoiqu'il soit bien matin. Elle a fait un rêve, un vilain rêve ; une belle et noble dame en robe d'or, un brillant anneau de fiançailles au doigt, lui est apparue pendant son sommeil comme devant épouser Loys, qui était lui-même un grand-seigneur, un duc, un prince. Les rêves sont parfois bien singuliers !llLoys la rassure de son mieux, et Giselle, encore un peu inquiète, adresse des questions aux marguerites. Les petites feuilles d'argent volent et s'éparpiuent. Il m'aime, il ne m'aime pas! ô mon Dieu! que je suis malheureuse, il ne m'aime pas ! Loys, qui sait bien qu'un garçon de vingt ans fait dire aux pâquerettes tout ce qu'il veut. renouvelle l'épreuve, qui cette fois est favorable et Giselle, charmée de l'augure de la fleur, se remet à voltiger ça et là, en dépit de sa mère, qui la gronde, et voudrait voir ce pied si agile faire bourdonner le rouet à l'angle de la fenêtre, et ces jolis doigts interrogateurs de marguerites occupés à cueillir la grappe déjà trop mûre ou à porter le panier d'osier des vendangeuses. Mais Giselle n'écoute guère les conseils de sa mère, qu'elle apaise par quelque gentille caresse. La mère insiste : Malheureuse enfant tu danseras toujours, tu te feras mourir, et après ta mort tu deviendras wili ! Et la bonne dame, dans une pantomime expressive, raconte la terrible histoire des danseuses nocturnes. Giselle n'en tient compte. Quelle est la jeune fille de quinze ans qui ajoute foi à une histoire dont la moralité est qu'il ne faut pas danser ? — Loys et la danse, voilà son bonheur. — Ce bonheur, comme tout bonheur possible, blesse dans l'ombre son cœur jaloux : le garde-chasse Hilarion est amoureux de Giselle, et son plus ardent désir est de nuire à Loys, son rival. Il a déjà été témoin de la scène où l'écuyer Wilfrid parlait respectueusement au paysan Loys. Il soupçonne quelque trame, défonce la fenêtre de la cabane et s'y introduit, espérant y trouver quelque preuve accablante. Mais voici que résonnent les fanfares : le prince de Courlande et sa fille Bathilde, montée sur une blanche haquenée, fatigués de la chasse, viennent chercher dans la chaumière de Giselle un peu de repos et de fraîcheur. Loys s'esquive prudemment. Giselle s'empresse avec une grâce timide et charmante d'apporter sur la table des gobelets d'étain bien luisants, du lait, quelques fruits, tout ce qu'elle a de meilleur et de plus appétissant dans son buffet rustique. Pendant que la belle Bathilde porte le gobelet à ses lèvres, Giselle s'approche à pas de chatte, et dans un ravissement d'admiration naïve, se hasarde à toucher l'étoffe riche et moelleuse dont est fait l'habit de cheval de la noble dame. Bathilde, enchantée de la gentillesse, lui passe sa chaîne d'or au cou, et la veut emmener avec elle. Giselle la remercie avec effusion, et lui répond qu'elle ne désire rien au monde que de danser et d'être aimée de Loys.
Le prince de Courlande et Bathilde se retirent dans la chaumière pour goûter quelques instants de repos. Les chasseurs se dispersent dans les environs, une fanfare sonnée par le cor du prince les rappellera quand il sera temps. Les vendangeuses reviennent des vignes et organisent une fête dont Giselle est proclamée la reine et où elle prend part plus que personne. La joie est à son comble ; lorsque parait Hilarion portant un manteau ducal, une épée et un ordre de chevalerie trouvés dans la cabane de Loys, — plus de doute, Loys n'est qu'un imposteur, un séducteur qui voulu se jouer de la crédulité de Giselle : un duc ne peut épouser une simple paysanne, — même dans le monde chorégraphique, où l'on voit souvent les rois épouser les bergères, —un pareil hymen offre d'insurmontables difficultés. Loys ou plutôt le duc Albrecht de Silésie se défend du mieux qu'il peut et répond qu'après tout le malheur n'est pas si grand, et qu'au lieu d'un paysan, Giselle épousera un duc. Elle est assez jolie pour devenir duchesse et châtelaine ; mais vous n'êtes pas libre, vous êtes fiancé à une autre, répond le garde-chasse, et empoignant le cor oublié sur la table, il se met à souffler dedans comme un enragé. Les chasseurs accourent, Bathilde et le prince de Courlande sortent de la chaumière et s'étonnent de voir le duc Albrecht de Silésie sous un pareil déguisement. Giselle reconnaît dans Bathilde la belle dame de son rêve, elle ne peut plus douter de son malheur : son cœur se gonfle, sa tête s'égare, ses pieds s'agitent et sautillent ; elle répète le motif qu'elle a dansé avec son amant mais bientôt ses forces s'épuisent, elle chaucelle, s'incline, saisit l'épée fatale apportée par Hilarion et se laisserait tomber sur la pointe si Albrecht n'écartait le fer avec cette soudaineté de mouvement que donne le désespoir. Hélas ! c'est une précaution inutile le coup de poignard est porté, il a atteint le cœur et Giselle expire, consolée du moins par la profonde douleur de son amant et la douce pitié de Bathilde.
Voilà, mon cher Heine, l'histoire que M. de Saint-Georges a imaginée pour nous procurer la jolie
morte dont nous avions besoin. Moi qui ignore les combinaisons du théâtre et les exigences de la scène, j'avais pensé à mettre tout bonnement en action, pour le premier acte, la délicieuse orientale de Victor Hugo. — On aurait vu une belle salle de bal chez un prince quelconque : les lustres auraient été allumés, les fleurs placées dans les vases, les buffets chargés, mais les invités n'auraient pas été arrivés encore, les Wilis se seraient montrées un instant, attirées par le plaisir de danser dans une salle étincelante de cristaux et de dorures et l'espoir de recruter quelque nouvelle compagne. La reine des Wilis aurait touché le parquet de son rameau magique pour communiquer aux pieds des danseuses le désir insatiable de contredanses, de valses, de galops et de mazourkas. La venue des seigneurs et des dames les eût, fait envoler comme des ombres légères Giselle, après avoir dansé toute la nuit, excitée par le parquet enchante et l'envie d'empêcher son amant d'inviter d'autres femmes aurait été surprise par le froid du matin comme la jeune Espagnole, et la pâle reine des Wilis, invisible pour tout le monde, lui eût posé sa main de glace sur le cœur. Mais alors nous n'aurions pas eu la scène si touchante et si admirablement jouée qui termine le premier acte tel qu'il est, Giselle eût été moins intéressante, et le deuxième acte eût perdu de son effet de surprise.
Le second acte est la traduction aussi exacte que possible de la page que je me suis permis de déchirer dans votre livre, et j'espère lorsque vous nous reviendrez guéri de Cauteretz, que vous n'y trouverez pas trop de contresens.
Le théâtre représente une forêt sur le bord d'un étang de grands arbres pâtes, dont les pieds baignent dans l'herbe et dans les joncs ; le nénuphar épanouit ses larges feuilles à la surface de l'eau dormante que la lune argente çà et là d'une traînée de paillettes blanches. Les roseaux aux fourreaux de velours brun frissonnent et palpitent sous la respiration intermittente de la nuit. Les fleurs s'entrouvrent languissamment et répandent un parfum vertigineux comme ces larges fleurs de Java qui rend fou celui qui les respire : je ne sais quel air brûlant et voluptueux circule dans cette obscurité humide et touffue : au pied d'un saule couchée et perdue sous les fleurs repose la pauvre Giselle ; à la croix de marbre blanc qui indique sa tombe est suspendu, encore tout frais le diadème de pampres dont on l'avait couronnée à la fête des vendanges.
Des chasseurs viennent chercher une place favorable pour se mettre à 1'affût, Hilarion les effraie en leur disant que c'est un endroit dangereux et sinistre, hanté par les Wilis, ces cruelles danseuses nocturnes qui ne pardonnent pas plus que des femmes vivantes à un valseur fatigué ; minuit sonne dans l'éloignement : du milieu des longues herbes et des touffes de roseaux s'élancent des feux follets au vol inégal et scintillant qui font fuir les chasseurs épouvantés.
Les roseaux s'écartent et l'on voit paraître d'abord une petite étoile tremblante, puis une couronne de fleurs, puis deux beaux yeux bleus doucement étonnés dans un ovale d'albâtre, et enfin tout ce beau corps élancé chaste et gracieux, digne de la Diane antique et que l'on nomme Adèle Dumilâtre ; c'est la reine des Wilis. Avec cette grâce mélancolique qui la caractérise, elle folâtre à la lueur pâle des étoiles qui glisse sur les eaux comme une blanche vapeur, se balance aux branches flexibles, voltige sur la pointe des herbes comme la Camille de Virgile qui marchait sur les blés sans les courber, et s'armant de son rameau magique, évoque les autres Wilis, ses sujettes, qui sortent avec leurs voiles de clair de lune des touffes de jonc, des massifs de verdure, du calice des fleurs, pour se joindre à la danse. Elle leur annonce qu'il y a cette nuit réception d'une nouvelle Wili. En effet, 1'ombre de Giselle, droite et pâle dans son suaire transparent, jaillit soudainement de terre à l'appel de Myrtha (c'est le nom de la reine). Le suaire tombe et disparaît. Giselle, encore transe de l'humidité glaciale du noir séjour qu'elle quitte, fait quelques pas en chancelant et en jetant des regards d'effroi sur cette tombe où son nom est écrit. Les Wilis s'en emparent, la conduisent à la reine qui lui attache elle-même la couronne magique d'asphodèle et de verveine. Au toucher de la baguette, deux petites ailes inquiètes et frémissantes comme celles de Psyché se développent subitement sur les épaules de la jeune ombre qui du reste n'en avait pas besoin. — Aussitôt, comme si elle voulait réparer le temps perdu dans ce lit étroit fait de six planches et deux planchettes, comme dit le poète de Lenore, elle s'empare de l'espace, bondit et rebondit avec un enivrement de liberté et une joie de ne plus être. comprimée par cet épais drap de terre lourde, rendus d'une manière sublime par Mme Carlotta Grisi. Un bruit de pas se fait entendre, les Wilis se dispersent et se blottissent derrière les arbres. Ce sont de jeunes paysans qui reviennent de la fête du village voisin ; l'excellente proie ! Les Wilis sortent de leur cachette et veulent les entraîner dans leur ronde fatale ; heureusement les jeunes gens cèdent aux conseils d'un vieillard plus prudent qui connaît la légende des Wilis, et finissent par ne pas trouver fort naturel de rencontrer au fond d'un bois, sur le bord d'un étang, une foule de jeunes créatures très décolletées, en jupes de tulle, avec des étoiles au front et des ailes de phalène aux épaules. Les Wilis désappointées les poursuivent vivement ; cette chasse laisse le théâtre vide.
Un jeune homme s'avance éperdu, fou de douleur, les yeux baignés de larmes ; c'est Loys, ou Albrecht (si vous l'aimez mieux) qui, trompant la surveillance de ses gardiens, vient visiter la tombe de sa bien-aimée. Giselle ne résiste pas à la douce évocation de cette douleur si vraie et si .profonde ; elle entrouvre les branches, et penche, vers son amant agenouillé, son charmant visage illuminé d'amour. Pour attirer son attention, elle détache des fleurs qu'elle porte d'abord à ses lèvres, et lui jette ses baisers sur des rosés. La légère apparition suivie d'Albrecht se met à voltiger coquettement. Comme Galathée, elle s'enfuit vers les roseaux et les saules sed cupit ante videri. — Le vol transversal, la branche qui s'incline, la disparition subite lorsque Albrecht veut l'enfermer dans ses bras, sont des effets originaux et neufs et qui font une illusion complète. Mais voici que les Wilis reviennent. Giselle fait cacher Albrecht ; elle sait trop le sort qui l'attend s'il était rencontré par les terribles danseuses nocturnes. — Elles ont trouvé une autre proie. Hilarion s'est égaré dans la forêt ; un sentier perfide l'a ramené à l'endroit qu'il fuyait tout à l'heure. Les Wilis s'emparent de lui, se le passent de main en main ; à la valseuse fatiguée succède une autre valseuse, et toujours la danse infernale se rapproche du lac. Hilarion haletant, épuisé, tombe aux pieds de la reine en demandant grâce. Point de grâce l'impitoyable fantôme le frappe avec la branche de romarin, et soudain ses pieds endoloris s'agitent convulsivement. Il se relève et fait de nouveaux efforts pour s'échapper ; un mur dansant lui ferme partout le passage, on l'étourdit, on le pousse, et en quittant la main froide de la dernière danseuse il trébuche et tombe dans l'étang. Bonsoir, Hilarion, cela vous apprendra à vous mêler des amours des autres que les poissons du lac vous mangent les yeux !
Qu'est-ce qu'Hilarion ? Qu'un danseur pour tant de danseuses ? moins que rien. Une wili, avec ce flaire merveilleux de la femme qui cherche un valseur, découvre Albrecht dans sa cachette. À la bonne heure, en voilà un qui est jeune et beau et léger. Allons, Giselle, faites vos preuves, qu'il danse jusqu'à mourir. Giselle a beau supplier, la reine ne l'écoute pas, et la menace de livrer Albrecht à des Wilis moins scrupuleuses. Giselle entraîne son amant vers la tombe qu'elle vient de quitter ; lui fait signe d'embrasser la croix et de ne pas la quitter quoi qu'il arrive. Myrtha essaie d'une ruse infernale et féminine. Elle oblige Giselle, forcée de lui obéir en sa qualité de sujette, à exécuter les poses les plus entraînantes et les plus gracieuses. Giselle danse d'abord timidement et avec beaucoup de retenue ; puis son instinct de femme et de wili l'emporte, elle s'élance légèrement et danse avec une grâce si voluptueuse, une fascination si puissante, que l'imprudent Albrecht quitte la croix protectrice et s'avance les mains tendues, l'œil brillant de désir et d'amour. Le fatal délire s'empare de lui, il pirouette, il saute, il suit Giselle dans ses bonds les plus hasardeux ; dans la frénésie à laquelle il s'abandonne perce le secret désir de mourir avec sa maîtresse, et suivre au tombeau l'ombre adorée ; mais quatre heures sonnent, une ligne pâle se dessine au bord de l'horizon. C'est le jour, c'est le soleil, c'est la délivrance et le salut. Fuyez visions des nuits, fantômes blafards évanouissez-vous. Une joie céleste brille dans les yeux de Giselle, son amant ne mourra pas, l'heure est passée. La belle Myrtha rentre dans la coupe de son nénuphar. Les Wilis s'éteignent, se fondent et disparaissent. Giselle elle-même est attirée vers sa tombe par une ascendant invincible. Albrecht éperdu la saisit dans ses bras, l'emporte en la couvrant de baisers et l'asseoit sur un tertre fleuri, mais la terre ne veut pas lâcher sa proie, l'herbe s'entrouvre, les plantes s'inclinent en pleurant leurs larmes de rosée, les fleurs se penchent... Le cor résonne, Witfride inquiet cherche son maître. Il précède de quelques pas le prince de Courlande et Balthilde... Cependant les fleurs envahissent Giselle, on ne voit plus que sa petite main diaphane... La main elle-même disparaît, tout est fini ! — Albrecht et Giselle ne se reverront plus dans ce monde. — Il s'agenouille auprès du tertre, cueille quelques-unes des fleurs, les serre dans sa poitrine, et s'éloigne la tête appuyée sur l'épaule de la belle Bathilde, qui lui pardonne et le console.
Voilà à peu près, mon cher poète, comment M. de St-Georges et moi nous avons arrangé votre charmante légende, avec l'aide de M.Coralli, qui a trouvé des pas, des groupes et des attitudes d'une élégance et d'une nouveauté exquises. Nous vous avons choisi pour interprètes les trois grâces de l'Opéra : Mlles Carlotta Grisi, Adèle Dumilâtre et Forster. La Carlotta a dansé avec une perfection, une légèreté, une hardiesse, une volupté chaste et délicate qui la mettent au premier rang entre Elssler et Taglioni; pour la pantomime, elle a dépassé toutes les espérances ; pas un geste de convention, pas un mouvement faux : c'est la nature et la naïveté même ; il est vrai de dire qu'elle a pour mari et pour maître Perrot l'aérien. Petitpa a été grâcieux, passionné et touchant il y a longtemps qu'un .danseur n'a fait autant de plaisir et n'a été si bien accueilli. La musique de M. Adam est supérieure à la musique ordinaire des ballets ; elle abonde en motifs, en effets d'orchestre ; elle contient même, attention touchante pour les amateurs de musique difficile, une fugue très bien conduite. Le second acte résout heureusement ce problème musical du fantastique gracieux et plein de mélodie. Quant aux décorations, elles sont de Cicéri, qui n'a pas encore son égal pour le paysage. Le lever du soleil, qui fait le dénouement, est d'une vérité prestigieuse. La Carlotta a été rappelée au bruit des applaudissements de la salle entière.
Ainsi, vos Wilis allemandes ont parfaitement réussi à l'Opéra français. Les journaux ont déjà dû vous l'apprendre. Je vous en aurais informé plus tôt si j'avais su votre adresse mais ne la connaissant pas, je prends la liberté de vous écrire dans la Presse, qui vous parviendra sans doute, cette lettre en manière de feuilleton.
Théophile Gautier
Nouvelle chorégraphie de Giselle (2022)
Depuis sa création, de nombreux chorégraphes ont repensé le ballet Giselle. La dernière chorégraphie en date est celle de Karl Alfred Schreiner qui vient de connaître sa première au Theater-am-Gärtnerplatz de Munich. Un compte-rendu en français est peut se lire en ligne en cliquant ici.
Crédit de la seconde photo : Cette image provient de la bibliothèque numérique de la New York Public Library, sous l’identifiant 76b0f2f0-18c2-0131-8217- 58d385a7bbd0: digitalgallery.nypl.org → digitalcollections.nypl.org
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire