Pour Patrick Delcour
Photos © Luc-Henri Roger
Le Pontormo
Deux extraits du texte de Georges Balin publié le 1er décembre 1983 dans Masques : revue des homosexualités.
Bartolomeo de Lucopo di Zanoli di Filippo, élève de Guirlandaio et Alessandra di Pasquale di Zanoli di Filippo, nous ne savons rien d’autre des parents de Pontormo. Ceci nous tient lieu de l’enfance du peintre. « Tout jeune, il était déjà mélancolique et solitaire. » Au long de sa biographie, Vasari nous rappellera cette constance du caractère de Pontormo. Inchangeable, il fallut bien écrire sur lui pour que se dessine l’histoire de la peinture. Le texte pourrait alors se limiter à cette seule phrase, exergue, corps du texte et conclusion. Très peu de documents témoignent de la vie intime du Pontormo (et son journal est le seul journal vraiment intime : il nous interdit d’anecdotes et se répète infiniment. A la fois révélateur et impénétrable dans l’aridité des mots : un journal du corps). Le portrait que Vasari trace de Pontormo oppose, sans cesse, et banalement, les deux versants de toute vie : l’homme face aux autres, l’homme solitaire. Ces deux versants se reflètent pour révéler plus une épure qu’un portrait inachevé — un mystère ou une présence alors. Le personnage de Pontormo semble mettre en ironie le texte du biographe. « Sobre, courtois », note Vasari dont le style s’exaspère à formuler les mêmes phrases et leurs variantes (ou comme si une vie à ce point muette convoquait la langue à ce qu’elle doit être : abîme et silence. Les mêmes mots seront employés pour parler des œuvres. Texte presque sans éclairage où se perd non le modèle mais celui qui l’écrit). Ces mots si simples, presque sans échos (et qui émeuvent comme face à une foule, on isole un visage pour se rassurer et parler) ont l’extrême pureté de l’apparence. La courtoisie met en retrait celui qui l’exerce. Pontormo ne décidait jamais de la valeur de l’œuvre d’autrui, peut-être sachant que conversations et idées exprimées dramatisent, nous allègent de l’émotion première. Notre parole se situe entre l’œil et la toile. Après tout, il refusait de se voiler la face.
« Si tu veux passer pour sage et réfléchi, obtiens cette réputation par tes actes et non par les critiques, car blâmer est la façon d’agir des ignorants et des malveillants, et si tu remarques une chose qui ne te plaît pas, contente-toi de ne pas la louer. Suis un peu l’exemple de notre Pontormo ; bien qu ’il soit peut-être le meilleur de son art aujourd’hui, il ne porte jamais un jugement défavorable sur une peinture, à moins qu’il ne finisse par être obligé de donner son avis. » [G.B. Gelli] La courtoisie impose sa géographie stricte : les rues, les ateliers, les maisons (lorsque l’on reçoit, lorsque l’on est reçu). Le peintre ne se trahissait pas. La courtoisie est le contraire d’un excès, donc d’une délivrance momentanée, d’une illusion et d’un espoir. Le ton de la voix reste égal. Sans aigu, ni basse et ainsi on retient un son et non des phrases. La courtoisie ne brille pas d’idées. Elle permet d’écouter ou de s’absenter. Elle tait. Elle est d’époque. On sait que Pontormo appréciait d’être entouré de lettrés. Personne ne précise s’ils étaient ses amis. Ou plutôt ils l’étaient sans cette intimité qui oblige de ne pas refuser sa porte. La maison de Pontormo se rêve du seuil. Ces amis sont sans visage. « ... il y avait Alessandro et nous rentrâmes ensemble ». Parfois, il y eut l’exception. Il semble qu’il eut une prédilection (ou était-ce une nécessité — courir de chez Bronzino à tel rendez- vous, traverser une rue et enfin s’immobiliser ou comme l’on dit « se récupérer » chez lui, s’observer, tenter de reculer la mort en faisant de sa vie une science et accomplir le geste du peintre, éternel va-et-vient vital entre le bruit et le silence, entre le divertissement et le chaos) pour les lieux clos. Il se fit construire une étrange maison via della Colonna. Construite sous ses ordres et selon ses plans, elle est sans surprise et sécurisante. L’on accédait à la chambre par une échelle qu’il retirait après son passage « afin que nul ne pût monter sans qu’il le sût ou le voulût." Une conception absolue du territoire privé, de l’isolement et de la confrontation avec lui-même. Sur les lieux de son travail, il s’emmura afin que nul ne puisse l’observer.
Vasari est laconique, imprécis quant à la vie amoureuse du Pontormo. « Surtout il aima toujours tendrement Bronzino, qui l’aima pareillement, en reconnaissance du bénéfice qu’il avait reçu. » La permanence d’un sentiment laisse à toutes les explications. Nous ne pouvons en imaginer l’histoire que par celles que nous avons lues ou vécues. Pontormo fut le maître de Bronzino. Leurs styles différèrent rapidement. Le respect de l’un équilibrait la vénération de l’autre. Pontormo éprouva sans doute de l’amour pour son dernier apprenti Battista. Celui-ci abandonnait souvent la maison du peintre et revenu, de remords ou de rage se repliait sur lui-même. Dans le journal du Pontormo, le sentiment d’amour est exprimé, la souffrance aussi. «... mon Battista sortit le soir et il savait que je me sentais mal (et il ne rentra pas), si bien que je dois m’en souvenir toute ma vie». L’abandon de l’aimé a le pouvoir de nous faire oublier que la mort oblige à abandonner le monde. Le temps passant et les idées s’enchaînant, l’abandon de l’aimé illustre tout abandon et la mort redevient la présence obsédante. « Car, Seigneur, les grandes villes sont perdues et décomposées ; C’est là que vivent, dans la misère et la détresse, en de profondes chambres, des hommes aux gestes anxieux . »
Décoration de la chapelle Capponi — Église Santa Félicita (Florence). La Déposition.
Petit nuage moqueur, en haut, à gauche puisqu’un ciel est très bleu ou couvert. Dans ce ciel verdoyant et noir, le petit nuage occupe la place d’un personnage sans vraiment la remplir, non pas ébauché mais enfantinement peint, accueilli, sans obligation (voilà ce qui n’est plus naturel), peut-être sans symbole et paisiblement teinté d’orage. Le ciel ne nous est ni lointain ni proche, masqué par l’ensemble des personnages, entrevu et secondaire, presqu’un décor, une couleur, et non ce lieu intouchable d’où naît le jour, d’où se décide la nuit et qui parfois se reflète. Derrière la croix, d’ordinaire, s’éploie le monde, la nature. L’on plonge ici-bas et là-bas, l’on se heurte aux rochers, l’on s’enfonce dans les taillis (et s’y joue la virtuosité du peintre en contre-poids de l’implacable des visages), un fleuve coule, des silhouettes fuient ou gravissent une colline, bergers, soldats, paysans, centaures. Il y a une évidence de la nature où le regard se ravit pour se détourner de la scène sans l’oublier. Le paysage est alors le repos s’opposant à la douleur maternelle, au centre. Il est la chance de reprendre souffle pour mieux entendre la parole, plus tard, à nouveau, scandant l’écoulement du temps, le suspendant en faisant que le regard s’éparpille, pour que l’on se dise que ce pin ressemble à un pin ou est transfiguré, tout en pénombre et en éclats d’argent. Pour Piero di Cosimo, la forêt bruit en un seul feuillage. Négligeant le paysage, Pontormo nous fait pénétrer dans le possible que ceci ou cela ne soit pas représenté. L’indifférence aussi à la reconnaissance d’un paradis sur terre, à l’utopie. Aucune scène de mythologie, aucune allégorie dans son œuvre. Une peinture sans écho, abandonnée à la voix et insensée. C’est le peintre de la déception. Il nous ôte la possibilité d’imaginer plus que ce que l’on voit. Notre regard est soudain sans échappée. La quête est absente de cette fresque. La permanence de la mort est si obsédante que tout discours semble superflu ou introuvable. Nulle nostalgie d’une origine fabuleuse imposant sa loi, émerveillant les images de la mort. Pontormo est d’un réalisme tel, qu’il impose la présence de la terreur. Les regards (et comment séparer le regard de l’œil d’os et de chair ? A la fois cavité et concentration de tout ce qui émeut — plein et vide confondus : la réalité du corps) déposent la toile dans l’abîme et l’angoisse. La déposition est soudain sans poids, aspirée par ce qui, invariablement, tisse l’existence humaine. Une œuvre sans appel. D’où l’occultation dont elle est victime. Jamais auparavant la lumière ne naissait de la toile. Elle coulait par artifice ou croyance, venue d’ailleurs et touchant enfin la surface choisie par le peintre afin qu’il y ait une échelle de valeur, afin de moraliser et d’interdire. La couleur, ici, a sa propre tension, sa propre clarté. Ce rose s’éclaire de lui-même, ou ce ert, ce bleu et si parfois il s’assombrit un peu, c’est qu’évidemment un voile se plisse. Les corps sont vêtus de couleurs ne jouant pas entre elles, ne se complétant pas les unes les autres. Les corps en sont décomposés.
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