Les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie
Ilia Répine (1891)
II. - CAUSES DU SÉPARATISME UKRAINIEN
Les causes essentielles du mouvement séparatiste ukrainien peuvent être ramenées à quatre : le souvenir d'une existence politique indépendante ravivé par les poètes et less historiens nationaux — le joug du tsarisme moscovite, qui, en voulant « russifier » de force les Ukrainiens ne réussit qu'à éveiller et à exaspérer leur conscience nationale — l'intrigue des Austro-Allemands qui s'efforcèrent d'exploiter à leur profit cet antagonisme — enfin la Révolution russe de 1917 qui, en proclamant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, en ruinant l'autorité du pouvoir central, en menaçant par des expériences socialistes inconsidérées les intérêts des paysans, renforça les aspirations séparatistes et transforma une agitation jusqu'alors assez superficielle et factice en un irrésistible mouvement populaire.
1. Traditions d'indépendance nationale
L'Ukraine ne s'est donnée à la Moscovie qu'au milieu du 17e siècle, en 1654. Elle est donc restée pendant de longs siècles complètement indépendante de Moscou. Les liens se rappellent avec orgueil que la métropole Kiev fut la première capitale de la Russie, qu'elle rivalisait de splendeur avec Byzance alors que Moscou n'était pas même une bourgade. Les villes de la Moscovie ne sont que des colonies fondées au 12e siècle en pays finnois par les cités mères de l'Ukraine : Vladimir sur la Kliazma est fille de Vladimir de Volynie, Iaroslav sur la Volga, de Iaroslav sur le San, Perciaslav-Zalèski. (d'outre-forêts) de Perciaslav du Dnipr. De là une tendance naturelle des Ukrainiens à considérer les Moskals comme des parvenus qui ont usurpé l'hégémonie aux dépens de la vieille Rous Kievienne.
L'invasion tartare du 13e siècle obligea les Ukrainiens à abandonner la vallée du Dnipr et à se replier à l'ouest vers les Carpathes ou ils fondèrent le royaume de Galicie-Lodomérie (Vladimirie) ainsi appelé du fait de ses deux capitales Halitch ou Galitch et Vladimir de Volynie. Le royaume galicien survécut jusqu'au milieu du 14e siècle. À partir de 1349, l'Ukraine est absorbée par le grand état polono-lithuanien. Mais l'esprit d'indépendance et de révolte se perpétue chez les libres Cosaques de la steppe (za porogi) organisés en république guerrière sous le commandement suprême d'un hetman. Retranchés dans une île du bas Dnipr, en aval des rapides (za porogi), les Zaporogues attiraient à eux tous les serfs en rupture de ban,tous les aventuriers en quête de butin. C'est en vain que la République de Pologne essaya de soumettre ces outlaws : ils réussissaient toujours par échapper aux prises de leurs puissants adversaires.
2. Le joug moscovite
Le moment vint cependant où l.'hetman des Cosaques, Bohdan Khmelnitski, cerné tout parts, dut se placer sous la protection de ses voisins. Il avait le choix entre le sultan de Turquie, le Khan de Crimée, le roi de Pologne et le tsar moscovite.Mais le sultan et le Khan de Crimée étaient musulmans ; les Polonais étaient catholiques ; seul le tsar orthodoxe appartenait à la même religion que les Cosaques. C'est lui qui l'emporta.
Le traité signé à Pereiaslav en 1654 n'autorisait nullement le tsar à annexer l'Ukraine à ses Etats : c'était un pacte librement consenti qui réservait, formellement les droits et les privilèges des Cosaques. " L'Ukraine doit être gouvernée par son propre peuple. Si l'hetman vient à mourir par la volonté de Dieu, que l'Ukraine elle-même élise un nouvel hetman parmi son propre peuple, en informant seulement le tsar de cette élection. Que Sa Majesté tsarienne n'en prenne pas ombrage : car c'est une ancienne coutume du pays. Que les impôts soient perçus par des fonctionnaires ukrainiens. Que l'hetman puisse recevoir les ambassadeurs qui de tout temps sont venus des pays étrangers en Ukraine».
Cette charte des libertés ukrainiennes, confirmée par lettres patentes du tsar Alexis Mikhaïlovitch, fut délibérément violée par ses successeurs. La révolte du légendaire hetman Ivan Mazépa fut écrasée par Pierre le Grand à la bataille de Poltava (1709). Dès lors l'Ukraine perdit tout vestige d'indépendance. La dignité d'hetman fut abolie en 1764. En 1775 la Sitch, quartier général des Zaporogues, fut rasée et les Cosaques ukrainiens durent émigrer dans le district de la Kouban qui appartenait alors à la Turquie. En 1783, Catherine Il introduisit le servage.
La persécution religieuse s'ajoute à la violation des droits politiques. En 1839, sous Nicolas Ier, l'Eglise uniate ou catholique de rite grec à laquelle adhéraient beaucoup d'Ukrainiens, est supprimée d'un trait de plume par le Synode de Polotsk. Les couvents sont fermés, les prêtres et les fidèles convertis de force à l'orthodoxie.
Dans sa fureur de russification, le gouvernement tsariste s'en prend même à 'a langue ukrainienne qu'il prétend extirper. Par un oukaze en date du 30 mai 1876, Alexandre II, le « tsar libérateur » interdisait l'impression de toutes publications ainsi que les conférences et les représentations dramatiques en dialecte petit-russien. Cette réglementation draconienne resta en vigueur pendant trente ans.
La révolution de 1905 rendit aux Ukrainiens quelques libertés. Ils furent autorisés à fonder des sociétés d'enseignement populaire (Prosvita), à former aux deux premières Doumas un club national (hromada), analogue au Kolo polonais. Mais le coup d'Etat de Stolypiac mit fin dès 1907 à ces velléités de libéralisme. L'Ukraine perdit sa représentation à la Douma, la presse retomba dans son ancienne servitude, les associations furent dissoutes.
3. L'intrigue austro-allemande.
Persécutés par le tsarisme, les « Mazépistes » (1) se réfugièrent en Galicie, sur territoire autrichien. Lviv devint, à défaut de Kiev le foyer du nationalisme ukrainien de même que Cracovie devenait au détriment de Varsovie la capitale du nationalisme polonais. Une Société scientifique placée sous l'invocation du poète national Chevtchenko se donna pour tâche de publier en langue ukrainienne toute une collection d'ouvrages d'enseignement et de propagande qui circulaient par delà la frontière du Zbroutch sous le manteau. La Galicie autrichienne fut dès lors considérée comme le Piémont de l'Ukraine, le refuge hors des atteintes du tsarisme d'où devait partir le signal du « resorgimento » national.
Lorsque la guerre mondiale éclata en 1914, le gouvernement autrichien n'eut garde de négliger un aussi précieux levier de propagande anti-russe. Il favorisa la création d'une Ligue pour la libération de l'Ukraine (Soïouz Vizvolenia Oukraïni) qui sous couleur de défendre les aspirations nationales devait provoquer une révolution dans les provinces du sud afin d'immobiliser une partie de l'armée russe. L'occupation de la Galicie par les troupes du tsar déjoua ces projets et la Ligue dut quitter précipitamment Lviv et émigrer à Vienne. De ce centre elle mena une ardente campagne contre la Russie, soit en subventionnant des revues et journaux en toutes langues : Vistnik Soiouza, Ukrainische Nachrichten, Ukramisches Korrespondenzblatt, Revue ukrainienne de Lausanne, etc., soit en recrutant dans les camps de prisonniers des agents de propagande, des espions ou des combattants, enrôlés dans -des légions de tirailleurs de la Sitch (Sitchovi Striltsi).
La louche besogne de cette officine viennoise fut singulièrement facilitée par la brutale politique de russification que le gouvernement de Petrograd, trop fidèle à ses vieux errements, crut devoir appliquer en Galicie pendant la période d'occupation. À la suite des armées russes, une nuée de tchinovniks, de gendarmes et de popes, s'abattit sur le pays « comme un vol de corbeaux ». Le célèbre historien Hrouchevsk i, professeur à l'Université de Lviv et président, de la Société Chevtchenko, fut déporté en Sibérie. Le musée national ukrainien fut saccagé. En même temps sévissait sous la direction du fameux convertisseur Euloge, archevêque de Jitomir, une violente persécution religieuse contre les Uniates. L'archevêque uniate de Lviv, le comte André Szepticki fut interné par ordre du Saint Synode dans un monastère de Souzdal qui sert de pénitencier aux popes indociles. Les misères de l'évacuation furent encore pires que celles de l'occupation. Au moment de la retraite des troupes russes, des milliers de paysans ruthènes furent évacués par ordre dans l'intérieur de la Russie. Beaucoup de ces malheureux, déracinés sous prétexte de nécessités stratégiques, moururent sur les routes de l'exil.
Ces inutiles violences n'expliquent que trop la haine que tant d'Ukrainiens avaient vouée à la Russie tsariste. La ligue pour la libération de l'Ukraine et le parti socialiste-révolutionnaire s'accordaient pour faire appel à l'Autriche dont la tutelle tracassière paraissait encore préférable au joug moscovite. Le Conseil national ukrainien écrivait en août 1914 : « La victoire de la Russie consommerait l'asservissement de l'Ukraine. La victoire de la monarchie austro-hongroise sera notre victoire ». Et le parti des socialistes-révolutionnaires ukrainiens appelait lui aussi de tous ses vœux la défaite de la Russie. « Peuple ukrainien, tu sais que tu ne peux vivre sous la domination russe. Tu ne peux conquérir ta liberté et ton indépendance que sur les ruines de la Russie actuelle. C'est pourquoi les soldats autrichiens et allemands ne sont pas tes ennemis, mais tes libérateurs. Nous devons faire cause com- mune avec l'Allemagne et l'Autriche en vertu de ce principe : Les ennemis de nos ennemis sont nos amis ».
4. La Révolution russe.
La haine des Ukrainiens était moins dirigée contre la Russie que contre le régime tsariste. Ce régime une fois tombé sous les coups de la Révolution de mars, on pouvait croire que rien ne s'opposerait plus à la réconciliation des deux grands peuples frères. Les arguments contre la Russie tsariste ne portaient plus contre la Russie révolutionnaire. L'orientation autrichienne n'avait plus de raison d'être. Les libéraux sincères pouvaient-ils hésiter entre une République russe respectueuse du droit des peuples et la monarchie policière des Habsbourg ? Les patriotes qui, par haine du tsarisme, prêchaient le rattachement de, l'Ukraine russe à la Galicie autrichienne n'allaient-ils pas être amenés à demander maintenant l'union de la Galicie irredenta à l'Ukraine libérée ? L'organe le plus influent des Ruthènes d'Autriche, le Dilo de Lviv, exprimait l'opinion presque unanime en écrivant à propos de ce revirement de la situation : « Si le nouveau gouvernement russe sait agir et se pose en champion de notre cause, les rôles de l'Autriche et de la Russie dans la question ukrainienne pourraient bien être intervertis ».
On sait qu'il en advint tout autrement et que le conflit entre la Russie et l'Ukraine, loin de se calmer, s'exaspéra. Le mouvement ukrainien qui n'était avant la Révolution qu'un félibrige assez inoffenssif, une agitation d'intellectuels chimériques et d'émigrés politiques aigris ou stipendiés, gagna les masses populaires. Les revendications politiques auxquelles le peuple des campagnes reste toujours assez indifférent acquirent une force irrésistible en s'appuyant sur la coalition des forces sociales. La conspiration des professeurs de Lviv prit les proportions d'une révolte de paysans.
Les causes de cette transformation sont multiples. Le gouvernement provisoire issu de la Révolution avait eu l'imprudence de proclamer le droit des peuples de Russie à disposer d'eux-mêmes. Toutes les nationalités allogènes le prirent au mot. Il fit spontanément des concessions très larges à la Finlande et à la Pologne. L'Ukraine réclama immédiatement le même traitement de laveur, sans vouloir admettre la moindre différence entre le statut polonais et le statut ukrainien. La faiblesse du pouvoir central, miné et discrédité par les Soviets, semblait autoriser tous les empiètements. Puisqu'il était notoirement incapable de maintenir l'ordre et d'enrayer l'anarchie, il ne restait plus aux provinces d'autre ressource que de s'organiser elles-mêmes, sans tenir compte du pseudo gouvernement de Pétrograd. L'instinct de conservation primait tous les scrupules juridiques. Ainsi tout progrès de l'anarchie révolutionnaire devait entraîner fatalement par voie de réaction un progrès du séparatisme.
Mais ces considérations ne suffisent pas à expliquer la participation des masses paysannes au mouvement ukrainien. L'idée fixe du paysan est la possession de te terre. La liberté ne vient dans ses préoccupations, comme dans la devise des socialistes révolutionnaires (Zemlia i Volia) qu'après la terre. C'est la menace que le gouvernement de Pétrograd faisait peser sur lui en proposant le partage uniforme des terres qui le dressa contre les Moscovites. Le paysan ukrainien est très attaché à la propriété individuelle. Il ne connaît guère la propriété communautaire du mir qui a été introduite en Moscovie à la suite du servage. D'autre part, les riches terres noires du tchernoziom sont infiniment plus fertiles que les tourbières moscovites. En partageant sur un pied d'égalité avec les moujiks besogneux, les Khliboroby ukrainiens savent fort bien qu'ils avaient plus à perdre qu'à gagner. Ils sont partisans du partage des grandes propriétés, des latifundia de l'aristocratie russe ou polonaise : mais à condition que ce partage se fasse exclusivement entre eux. Les chefs du mouvement ukrainien n'eurent pas de peine à les persuader que le seul moyen de garantir leurs droits était de proclamer l'autonomie ou l'indépendance de l'Ukraine. A partir de ce moment, les paysans ukrainiens furent acquis au nationalisme.
(1) C'est le nom sous lequel on désignait les nationalistes ukrainiens.
(À suivre)
Source du texte : Bulletin périodique de la presse russe du 23 septembre 1918, France , Ministère de la guerre / Ministère des affaires étrangères (via BnF - Gallica)
Voir les deux articles précédents sur le sujet :
et https://luc-henri-roger.blogspot.com/2022/03/il-y-cent-ans-lukraine-de-1918-au_23.html
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