Un article de l'écrivaine et journaliste féministe Caroline Rémy, qui le signe de son pseudonyme de Jacqueline, publié dans le Gil Blas du 22 décembre 1891.
Histoires de Prussiens
Vous savez, Majesté, tout-puissant empereur d'Allemagne, successeur de Carloman à la barbe fleurie, de Barberousse à la dextre redoutable — comme disent les gamins de nos écoles, çà n'est pas malin ce que vous venez de faire là !
Une haine mauvaise vous tient de ce que Flaubert appelait « l'écriture », et même de ses succédanés. Gutenberg vous semble quasi un malfaiteur, et ce serait le plus beau jour du règne que celui où, sous le pommeau de votre sabre, saignerait, violet, la dernière de ces fleurs de pensée qui déshonorent vos plates-bandes de houx et de cactus.
Le livre, la brochure, le journal, s'ils ne sont pas domestiqués, consacrés uniquement à célébrer vos goûts et vos gloires, vous semblent d'outrageantes inutilités, de personnels ennemis. Et si vous aviez à choisir parmi tous les écrivains de ce siècle de Louis XIV, dont le souci, en votre cerveau despotique, tourne à l'obsession, je sais bien lequel désigneraient vos immédiates préférences — ce serait Boileau, parce qu'il fut le mieux ordonnancé comme versificateur, le moins hanté d'idéal, portant haut la férule et bas la fierté, pion sans rival, non-pareil courtisan ! Des rimes droites, l'échiné courbe, le cœur plat — que faudrait-il davantage, ô Sire, pour justifier votre prédilection?
Quand Dusseldorf, patrie de Henri Heine, voulut élever une statue au poète le plus humain, le plus personnel, le plus délicat de toute la Germanie, cet Henri Heine qui naquit là-bas, mourut ici, mais qui est de toutes les patries où l'on aime, où l'on raille, où l'on souffre, Guillaume II mit son veto.
Pas de statue à ce rimailleur venu et parti trop tôt pour chanter les pompes astrales au dernier Kaiser ! Pas de statue à cet ironique qui avait osé — l'impie ! — déclarer qu'on s'ennuyait ferme dans l'austère Vaterland ! Pas de statue, enfin, à ce sacrilège digne de tous les anathèmes et de tous les bûchers, qui s'était permis de plaisanter la pléthore de militarisme qui changeait les cités en casernes, et d'affirmer — ne croulez pas, ô cieux! ne frémis pas, ô terre ! — que la plus admirable création des Hohenzollern, le sancto-sacro-vénérable casque à pointe, était grotesque et vilain !
Düsseldorf dut rentrer son marbre, remiser son piédestal, décommander ses fanfares. On ne pouvait, décemment, décerner le triomphe à qui avait ainsi méconnu le génie de la race — traître jusqu'à voir clair, renégat jusqu'à bâiller aux choses embêtantes, apostat jusqu'à se gausser des choses ridicules !
Vienne s'offrit à glorifier celui dont l'Europe civilisée s'honore, et cette souveraine de légende, Elisabeth d'Autriche, prit, sous l'égide de son voile de gaze, la mémoire du poète défunt.
Outre-frontières, au-delà des limites de son empire, la rancune tenace du petit monarque poursuivit sa proie.
Alors, courroucée, faisant face à l'agresseur, avec la belle crânerie des vaillantes, et le défi que toujours, en des mains affinées, l'éventail porte au sabre, l'impératrice, pas à pas, recula. Et quand, derrière elle, il n'y eut plus que la livrer aux flots bleus, elle lui confia sa cause que, dévotement, les flots portèrent jusqu'à l'île-fée, l'île des roses, la Corfou odorante où, parmi l'encensement des corolles, se dresse l'image de Heine, baignée de soleil !
Encore une fois, la Femme avait vaincu le dragon — ce dragon fût-il cuirassier blanc ! — et le rire des lettrés alla cingler de ses lanières fines les mollets du divin Empereur !
[...]
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