Tous les après-midi il partait désormais promener sa jambe malade en traînant la patte, comme d'autres valétudinaires qui peinent à sortir leurs chiens. Les médecins lui avaient conseillé de prendre de l'exercice sans forcer, ce qui l'obligeait à modérer son tempérament combatif. Il avait toujours su que la vie était une lutte amère et la maladie lui avait enseigné en complément que c'était un combat perdu d'avance.
Il sortit donc avec pour modeste objectif d'aller faire le tour du parc voisin qu'un riche industriel berlinois, qui avait bâtit sa fortune dans les papeteries et qui était aussi amoureux des Alpes, avait fait aménager sur les huit hectares du Burgberg, la colline du château. Le château, quel château ? Il y avait bien la grande villa Jugendstil qui dominait le parc et qu'un talentueux archiecte avait construite pour le papetier. Elle était aujourd'hui un des fleurons de la petit ville.
Mais il divaguait, que lui importait l'histoire locale ? Il aurait mieux fait de concentrer son attention sur sa jambe, sur cette cuisse et cette rotule torturées de constantes paresthésies qui ne s'apaisaient jamais et lui faisaient subir le martyre la nuit plus encore que le jour. Ce n'étaient que picotements, secousses électriques, lourdeurs, bétonage et sensations de brûlures qui traversaient la cuisse et la rotule droites, tristes résultats d'une opération de rabotage d'une vertèbre lombaire au cours de laquelle un nerf avait été touché. La faculté lui avait prédit des mois de douleurs et souvent il se sentait trop épuisé, renonçait, avait envie de se laisser aller, de sombrer dans un abîme sans fond et de s'en aller pour toujours .
Le parc n'était qu'à quelques mètres de sa maison, mais tout en couvrant cette petite distance son cerveau déprimé avait eu le temps de parcourir sa destinée en déroulant le palimpseste d'une vie toujours réécrite et d'en souhaiter la fin.
Il passa sous le portail d'entrée à la manière d'un nouveau converti qui vient d'obtenir le droit de franchir la frontière du narthex au seuil d'un lieu sanctifié. Il fut immédiatement saisi par l'atmosphère si particulière de ce parc qu'il chérissait en toutes saisons. Son regard se porta comme toujours sur le groupe des arbres plantés sur une petite élévation circulaire qui avait été aménagée au milieu d'une vaste prairie et à laquelle on accédait par une allée sablonneuse dont les abords, plantés de fleurs au printemps et en été, avaient déjà été nettoyés par les jardiniers municipaux en ce milieu d'automne lumineux. Une table ronde en pierre grise occupait le centre du cercle formé par les arbres et trois bancs placés entre les arbres invitaient au repos aux beaux jours.
Ce fut comme une invitation et il emprunta l'allée, pensant simplement contourner le cercle pour continuer sa promenade plus avant. Mais l'invite se fit plus pressante et il gravit les quelques degrés pour s'approcher des géants centenaires. Il observa leurs écorces à laquelle il n'avait jusqu'ici jamais prêté attention. Elles étaient recouvertes de lichens et de mousses : les lichens foliacés d'un blanc grisâtre semblaient plutôt exposés au nord tandis que les mousses vertes d'une espèce pourvue de longs filaments couvraient davantage la paroi sud des colosses. Il se mit à les caresser, posant la main droite sur les lichens et la main gauche sur les mousses, et ses mains lui dirent la différence de cette parure bicolore. Il les passa un bon moment sur ces matières accueillantes qui atténuaient la rudesse des écorces, en un mouvement pendulaire qui se transforma bientôt en l'élévation d'une caresse montante. Il fut ensuite saisi de l'envie de se coller au premier arbre à gauche des gradins et se souvint que le roi Louis II, qui avait régné sur ces contrées, avait été taxé de folie pour avoir aimé enlacer certains arbres qu'il chérissait particulièrement. Quelle insanité que cette accusation ! Quoi de plus sain que d'aller à la rencontre de la nature et d'être pris du besoin de la rencontrer physiquement, de tout son être, de tenter de se réconcilier avec le monde et l'univers en fusionnant avec elle ! Il jeta cependant des regards furtifs tout à l'entour, craignant d'être observé, puis, estimant sa crainte ridicule, il colla tout son corps à l'arbre et se mit à lui donner de tendres baisers.
Alors il se mit à percevoir le calme et la lenteur de la vie végétale, et aussi sa sagesse et sa puissance. Le temps sembla s'arrêter et un silence de bonace se fit en lui, comme si le déluge continuel des pensées s'était soudain tari. Ce fut une unisson, comme une sainte communion. Il sentit la force tranquille de l'arbre qui le pénétrait et prenait possession de tout son être. Il remarqua que les douleurs de sa jambe s'amenuisaient progressivement. Alors il se souvint de l'ancienne promesse d'un rituel sacré : il fallait en progressant dans le sens des aiguilles d'horloge embrasser lentement chacun des arbres formant un cercle, formuler un souhait du fond du coeur puis faire taire toute pensée, sentir le lent mouvement de la sève, unir avec gratitude son âme à l'âme des arbres, revenir chaque jour accomplir la lente procession jusqu'à l'accomplissement du souhait. Il prit ensuite appui sur la table de pierre pour pencher la tête en arrière et observer les troncs élancés vers le ciel dont les branches intérieures au cercle avaient été élaguées. Les cimes formaient un rond, comme une porte ouverte sur l'univers infini et cette vision combla son coeur de joie.
Il quitta le cercle apaisé et décida de contourner la prairie que de fortes pluies récentes avait inondée, formant une espèce de lac où s'ébattaient quelques colverts et dans lequel le cercle magique des arbres venait miroiter. Il leur adressa quelques paroles amicales, puis continuant son chemin, son attention fut retenue par un bout de clope écrasé. Par égard aux blessures de son dos, il se baissa avec lenteur en fléchissant les genoux pour ramasser une feuille morte dont il se servit pour s'emparer du mégot imbécile qu'il jeterait dans la prochaine poubelle.
Cet abject symbole d'une humanité insouciante et criminelle réveilla la mémoire d'une chanson dont il se mit à fredonner le refrain car il n'en savait que le premier vers : Kupite koyft zhem koyft zhem papirosn... Papirosn ! La célèbre chanson yiddish au titre tabagique qu'Herman Yablokoff avait composée en Lithuanie ou en Pologne dans les années 20, juste après la guerre, précisément à l'époque où le papetier Max Krause achevait l'aménagement de son parc et que Riemerschmid posait les fondations de sa belle villa qu'il ferait peindre en jaune Marie-Thérèse. Il y vit une coincidence, mais elle se transforma aussitôt en synchronicité et les larmes se mirent à nouveau à couler sur son visage pour se transformer en une crise incoercible mais libératoire, dont il sentit qu'elle lui faisait plus de bien que de mal. Il se remit à bégayer le premier vers et à tenter de le répéter à travers des hoquets de sanglots, apercevant au travers de ses humides la silhouette décharnée et haillonneuse d'un petit enfant juif tentant désepérément de vendre quelques cigarettes aux passants indifférents ou peut-être, pour un petit nombre d'entre eux, forçant le pas de pour cacher leur honte. La douleur du spectre de l'enfant rejoignait sa propre souffrance et son impuissance à la soulager. Cela lui faisait du bien de se laisser transporter par les émotions.
Le tour de la prairie achevé, il rentra lentement chez lui empli de reconnaissance et se promettant de revenir accomplir le rituel jusqu'au moment de la guérison, et sans doute au-delà.
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