Rechercher dans ce blog

vendredi 30 juillet 2021

Symphonie en couleurs majeures d'Hermann Nitsch pour la nouvelle Walkyrie de Bayreuth

 

La nouvelle Walkyrie de Bayreuth est proposée en version concertante avec une distribution exceptionnelle. Les organisateurs du Festival ont invité Hermann Nitsch, un des plus grands artistes autrichiens contemporains, qui est aussi un des plus contestés, à accompagner la production sur le plan scénique. Les chanteurs, vêtus de longues tuniques noires, sont placés en avant-scène. Le plateau est recouvert d'une grande toile blanche rectangulaire autour de laquelle sont alignés des seaux de peinture. Le fond de scène se compose de deux immenses toiles rectangulaires en angle obtus. Ces toiles constituent le support sur lesquelles une dizaine d'actionnistes tout de blanc vêtus vont lancer ou faire dégouliner le contenu des seaux. Elles sont remplacées aux entractes, offrant un champ d'action vierge à l'acte suivant.
Hermann Nitsch, l'un des fondateurs de l'actionnisme viennois, réalise ainsi un vieux rêve. Il est wagnérien d'aussi longtemps qu'il s'en souvienne et s'est au cours de sa longue carrière inspiré du Gesamtkunstwerk du Maître de Bayreuth pour concevoir ses propres créations, s'inspirant du concept d'oeuvre d'art totale dont la première manifestation à l'opéra fut la création du cycle du Ring à Bayreuth en 1876. Nitsch, un créateur bouillonnant qui travaille depuis une cinquantaine d'années a lui aussi voulu créer des événements où interagissent toutes les formes d'art. Son Grand Oeuvre, le Théâtre orgiaque des Mystères ("Orgien-Mysterien-Theater") cherchait à provoquer chez les spectateurs des expériences sensuelles archétypales en déversant surtout de la couleur rouge sur des grandes surfaces, avec pour objectif une libération cathartique. Nitsch est un des grands acteurs de l'actionnisme viennois, un mouvement provocateur qui a notamment intégré dans ses happenings des substances organiques animales et humaines, comme le sang, les abats ou le lait. Le choc émotionnel intense ressenti par les spectateurs devait entraîner la libération de leurs angoisses et de leurs inhibitions.

À Bayreuth, on est loin de ces manifestations outrancières : s'il y a orgie, c'est une orgie de couleurs, car, par les projections et les coulées de couleurs, Hermann Nitsch s'ingénie à rendre sur ses immenses toiles les émotions exprimées par la musique et le chant au cours de l'opéra, ce qui s'inscrit dans la tradition du Sonnet des Voyelles d'Arthur Rimbaud, que le poète écrivit quatre ou cinq ans avant que le Ring ne soit joué pour la première fois dans le temple de la Colline verte.

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

Golfe d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Par son Alchimie des Couleurs Hermann Nitsch s'inscrit dans la tradition de l'Alchimie du Verbe rimbaldienne. La partition wagnérienne inspirent les déversements et les dégoulinements de couleurs, dont les associations ont été soigneusement préparées par l'artiste. Deux univers parallèles se rejoignent, les couleurs et les sons se répondent dans une ténébreuse et profonde unité. L'évocation des Correspondances (1857) de Baudelaire, un des premiers grands wagnériens français vient naturellement s'ajouter à celle du sonnet de Rimbaud.

Les actionnistes de Hermann Nitsch créent des Schüttbilder (des tableaux de déversements) par le lancer des seaux sur la toile recouvrant la scène et, simultanément, juchés sur des échafaudages cachés par dégoulinements plus ou moins abondants sur les toiles de fond, qui, à la fin de l'opéra, recevront de plus quelques lancers de seaux. Les Schüttbilder s'inscrivent dans la tradition du dripping, la peinture au goutte à goutte, dont Jackson Pollock fut un des grands représentants. Aux déversements et aux dégoulinements, Nitsch ajoute le brossage au moyen de grands balais de rue aux poils rouges et l'étalage des couleurs à la main par des actionnistes agenouillés.

Des éléments figuratifs, deux crucifixions et une élévation d'ostensoir, viendront s'ajouter à l'art abstrait de la composition des tableaux colorés. Quatre actionnistes entrent en scène, portant avec lenteur et précaution une femme crucifiée, habillée d'une longue robe blanche, sur laquelle sera déversée au départ de la poitrine des pots de couleur rouge sombre, une fois la croix redressée. Il y a sans doute plusieurs interprétations possibles de cette crucifixion, qui est un élément récurrent du théâtre orgiaque de Nitsch. Les thèmes de la mort et du sacrifice sont bien présents dans la Walkyrie, c'est la mort de Siegmund, sacrifié par Wotan sur les instances de Fricka, c'est aussi le sacrifice de Brünnhilde, bannie par son père du Walhalla en raison de sa trahison et endormie jusqu'au moment incertain de sa libération. Au dernier acte, la croix revient au centre de la scène avec un second corps crucifié entièrement recouvert d'un linceul et dont on ne voit plus le visage. La croix est cette fois couchée sur le sol et les actionnistes vont lancer des seaux de couleur rouge tout autour de la croix de manière à former un cercle rouge entourant la crucifiée, le cercle rouge figurant le cercle de feu que Wotan a commandé au dieu Loge pour protéger son enfant.

À la fin de l'opéra un homme aux yeux bandés et torse nu entre en scène brandissant un ostensoir au bout de ses bras tendus. Si le sens des crucifixions se comprend aisément, je m'explique moins celui de cette élévation du Saint Sacrement, qui aurait peut-être mieux trouvé sa place dans une représentation de Parsifal. Peut-être Nitsch a-t-il voulu établir un parallèle entre la mort sacrificielle du Christ ressuscité d'entre les morts et le sacrifice de Brünnhilde qui se réveillera d'entre les flammes.

Qu'on ne s'y troupe pas, la mise en scène de Nitsch n'est pas un big splash. La traduction de la composition musicale suit un déroulement étudié. Chacun des trois actes est associé à une action de peinture distincte. La tempête que brave Siegmund au premier acte se manifeste dans des tons bleu foncé, verts et violets. Son arrivée dans la maison de Hunding où il rencontre celle qu'il ne sait pas être sa sœur s'exprime par des couleurs plus claires pour aboutir à un vert intense. Le rouge l'emporte sur le vert au moment de l'acte incestueux. Au motif de Notung correspond un bleu métallisé. Aux fragilités de Wotan, à ses faiblesses du deuxième acte et à son désespoir répond un envahissement de la couleur noire. Le rouge dans toutes ses nuances forme un cercle de feu joyeux autour de la Walkyrie endormie, figurant la protection mais aussi l'espoir d'une libération future.

Wagner a toujours été un grand professeur pour Hermann Nitsch, qui affirme avoir créé ses happenings et ses performances dans la lignée du Gesamtkunstwerk wagnérien, en l'amplifiant encore, cherchant à faire vivre et à partager ses créations en exacerbant les cinq sens. Dans sa carrière, il a cultivé à l'extrême l'art de la provocation, créant des spectacles sacrificiels dégoulinant de sang, allant jusqu'à la mise à mort réelle d'un taureau en scène. Son installation en action pour la nouvelle production de la Walkyrie de Bayreuth est certes plus harmonieuse, même si elle ne manquera pas de provoquer de sulfureuses controverses.






Visuels : © Bayreuther Festspiele /Enrico Nawrath

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire