Les deux dernières productions munichoises du superintendant Nikolaus Bachler marquent l'apothéose de sa brillantissime carrière munichoise :Tristan und Isolde dirigé par le maestro Petrenko et Idomeneo, re di Creta magistralement enlevé par l'expert mozartien Constantin Carydis rentreront dans les annales du Bayerische Staatsoper.
La première d'Idomeneo a eu lieu hier au Prinzregententheater. La mise en scène a été confiée à Antú Romero Nunes, dont avait déjà pu apprécier le travail à Munich avec Guillaume Tell en 2014 et Les Vêpres siciliennes en 2018. La dernière production de ère Bachler est entraînée par la baguette de Constantinos Carydis, un expert avéré de Mozart qui a créé une nouvelle version pointue, précise et pertinente, de l'opéra. Un plateau exceptionnel a comblé un public enthousiaste : Matthew Polenzani reprend le rôle titre du roi crétois. Emily D'Angelo (Idamante), Hanna-Elisabeth Müller (Elettra) ainsi que Olga Kulchynska (Ilia) et Martin Mitterrutzner (Arbace) font leurs débuts dans leurs rôles.
Les décors de la sculptrice Phyllida Barlow (née en 1944), une des artistes contemporaines les plus renommées, ont largement contribué à la magie de la soirée. L'idée d'engager l'artiste britannique pour le set design de l'Idomeneo de Munich trouve son point d'ancrage à la Biennale de Venise de 2017. Nicholaus Bachler y avait visité le pavillon anglais et y avait été impressionné par les installations monumentales de Dame Phyllida Barlow. En les voyant, le superintendant munichois avait aussitôt pensé à Idomeneo. On le sait, Nikolaus Bachler a souvent pris soin d'engager des artistes visuels de renom pour les décors de ses productions, on se rappellera des installations de Georg Baselitz, Hermann Nitsch, Ilya et Emilia Kabakov et Marina Abramović. Et ce choix est à nouveau une réussite : les sculptures monumentales de Dame Barlow, faites de matériaux bruts du quotidien, évoquent à la fois la destruction et l'utopie d'un nouveau départ, un monde en transformation, ce qui est tout à fait approprié pour les décors d'Idomeneo, la première production d'opéra jamais réalisée dans l'extraordinaire parcours de l'artiste.
Phyllida Barlow a grandi sur la côte nord britannique et a été inspirée par des objets qui reflètent la lutte des habitants de la côte avec la mer : des brise-lames, destinés à repousser la violence des vagues, et des belvédères, qui offrent en quelque sorte un aperçu de l'avenir, mais aussi des blocs rocheux, dans lesquels la permanence de millions d'années se conjugue avec le danger de la catastrophe. Ses créations sont volumineuses, à la limite du gigantesque. Elle installe sur scène des énormes troncs d'arbre taillés en échelles inspirés des postes de guet qui existent encore aujourd'hui dans certains endroits de Grande-Bretagne et qui servaient à surveiller les bateaux en détresse, les contrebandiers et les pirates. Leur forme spécifique représente pour l'artiste " la capacité de regarder au loin, mais aussi la possibilité de voir quelque chose qui vient du futur." Cette idée de temporalité est répétée dans l'image du rocher qui, pour Barlow, symbolise la longévité et représente le temps ancien qui s'élève du passé vers le présent. Et de fait l'enorme rocher réalisé par la créatrice anglaise se mettra à flotter dans les airs pur venir se reposer sur un ensemble de pilotis. (Les spectateurs qui ont eu la chance de décrocher un billet pour une des représentations munichoises en cette fin du mois de juillet seront bien inspirés en allant découvrir les œuvres de l'artiste à l'exposition de la Haus der Kunst que l'on peut encore visiter jusqu'au 25 juillet.) C'est à un spectacle extraordinaire qu'elle nous convie : tout le volume de la vaste est occupé par de vastes structures mobiles, déplacées au gré des scènes latéralement ou en hauteur avec des systèmes de filins et de poulies, à l'instar de certains des chanteurs dont les déplacements dans les cintres sont assurés et sécurisés ex machina. Une remarquable réussite sur le plan visuel, et plus profondément, sur le plan archétypal et symbolique.
Car Phyllida Barlow a voulu interpréter Idomeneo de manière psychologique et symbolique. Tout le langage des éléments scénographiques contribue largement à nous permettre d'approcher les caractéristiques propres à la pièce. Son art touche au plus profond de l'être et s'exprime de manière archétypale, cela prend davantage aux tripes plus que cela ne parle à l'intellect.
L'approche de Dame Barlow se marie bien avec celle du metteur en scène Antú Romero Nunes, pour qui l'opéra traite avant tout d'un conflit de générations : un pouvoir ancien, celui d'Idoménée, se voit remplacé par la jeunesse, un conflit guerrier se termine et une coexistence harmonieuse se met en place. Barlow et Romero Nunes ont déplacé l'action de la Grèce antique dans une sphère intemporelle dans laquelle se superposent les plans religieux et émotionnel : le monde des dieux, dont les messages nous paraissent aujourd'hui tellement incompréhensibles qu'on n'y prête plus croyance, et celui, finalement plus puissant, des émotions amoureuses ; la lutte pour l'amour finit par vaincre les dictats de la divinité. Mais ce déplacement de l'action n'exclut en rien les références aux anciennes mythologies, ainsi du remarquable traitement du personnage d'Électre (Elettra) dont on sent bien qu'il est aux prises avec des forces ataviques qui le dépassent : Électre est à la fois la victime de son atavisme, de la malédiction des Atrides et la représentante du monde ancien, celui où prédominaient les conflits et la violence.
Les ballets très colorés de Dustin Klein ont reçu une place de choix dans la mise en scène. Les danseurs illustrent à merveille le pathétique des situations. Le chorégraphe a aussi imaginé de concert avec le metteur en scène les mouvements très réussis du choeur et des figurants notamment lorsqu'on voit le peuple se mouvant comme une vague ondoyante lorsqu'il tente de résister en groupe aux éléments déchaînés par Neptune. Le ballet final rappelle aussi que l'opéra de Mozart était à l'origine une commande de l'Électeur de Bavière pour les festivités du carnaval. Les costumes de Victoria Behr, dont toute une série de salopettes dans une belle gamme de tons acidulés, s'harmonisent parfaitement avec les couleurs des sculptures de Dame Barlow. On perçoit bien que toute la production résulte d'un travail d'équipe très concerté, les créativités individuelles ont visiblement été mises au service d'un objectif commun dont le résultat est magique. Les divers langages de la scénographie, de la chorégraphie, des costumes, des éclairages (ceux de Michale Bauer), du chant et de la musique convergent pour se confondre en une mystérieuse et profonde unité. C'est magique !
La direction musicale de Constantinos Carydis est à l'aune du succès remporté en 2017 au Théâtre national avec ses Noces de Figaro de 2017, avec ici de belles alternances entre les moments plus intimes des groupes musicaux sur scène et le grand orchestre de la fosse. Une direction pertinente, toute en finesse et en précision, extrêmement attentive au travail des chanteurs. La réputation de perfection de l'Orchestre d'Etat de Bavière n'est plus à faire, mais notre reconnaissance doit s'exprimer, dans cet article comme par les applaudissements nourris de la salle. Cette même reconnaissance va au remarquable travail des choristes entraînés par Stellario Fagone, célébré par une même ovation.
Hanna-Elisabeth Müller (Elettra) |
Le ténor Matthew Polenzani apporte son expertise confirmée du rôle et séduit par le lyrisme et la clarté de son interprétation, avec une présence en scène solide, comme un élément de calme au milieu de la tempête. Son grand air du deuxième acte, "Fuor del mar", a emporté tous les suffrages. La mezzo Emily D'Angelo (premier prix Operalia 2918) et la soprano Hanna-Elisabeth Müller ont toutes deux créé l'événement. La jeune italo-canadienne, qui fait depuis plusieurs années figure d'étoile montante, s'est définitivemet installée au firmament avec son Idamante, le second rôle travesti qu'elle interprète cette saison au Bayerische Staatsoper, après son Cherubino des Noces. Tout concourt à sa réussite : un tempérament bien trempé, une présence scénique irradiante, un entraînement physique qui lui permet de ne pas hésiter à affronter des scènes d'escalade et de voltige, un timbre d'un beau métal, des couleurs somptueuses, une parfaite maîtrise des vocalises. Hanna-Elisabeth Müller a fait le pari réussi d'affronter le rôle d'Elettra, le personnage sans doute le plus difficile à interpréter de cet opéra en raison d'un profil d'une extraordinaire complexité. Sans doute un contre-rôle pour cette grande chanteuse dont les cds de lieder, accompagnés au piano par Juliane Ruf, s'intitulent Reine de coeur et Traumgekrönt. Une reine de coeur rêve sans doute d'autres rôles que de celui d'un des personnages les plus détestés de l'histoire de l'opéra. Mais c'était un défi ambitieux que la soprano avait accepté de relever. Au temps mythique de l'opéra, Elettra vient de s'enfuir après avoir vécu le drame insupportable de l'Orestie où elle a planifié le meurtre de sa propre mère qu'exécuta son frère Oreste. Une fuite d'un drame qui aboutit dans un autre drame, où elle tombe amoureuse d'un homme épris d'une rivale. Tout cela fait souvent qu'on la dépeint comme un personnage rempli de haine et de fureur. Hanna-Elisabeth Müller s'est cependant attachée à dépasser une peinture unidimensionnelle d'Elettra et à en donner une composition plus nuancée, en soulignant la perte de repères, la désorientation du personnage, rejeton d'une famille maudite isolé en pays étranger. Elle ne la perçoit pas comme monstrueuse, mais comme une personne profondément blessée pour laquelle Mozart a composé une partie d'une extraordinaire beauté. Hanna-Elisabeth a donné toute sa mesure dès le premier acte, dans le "Tutte nel cor vi sento", et cette performance ira en crescendo jusque dans la scène de la folie du troisième acte, à la fin de laquelle mise en scène demande à la chanteuse de se couvrir de boue ou d'excréments avant d'être emmenée morte sur un brancard. Une grande Elettra interprété avec des fulgurances vocales et une furore d'anthologie par la grande Hanna-Elisabeth Müller ! Enfin, dans les premiers rôles, la soprano ukrainienne Olga Kulchynska donne une Ilia de toute beauté, exprimée avec une sensibilité et une douceur extrêmes. Le timbre est ravissant et le phrasé impeccable. Munich se souvient encore des aigus somptueux de sa Susanna. Olga Kulchynska fait ici une prise de rôle réussie, dûment acclamée. Les rôles secondaires sont également fort bien distribués : Callum Thorpe donne un oracle d'une grande puissance, le grand-prêtre de Poséidon est fort bien interprété par le jeune Caspar Singh, qui vient de terminer sa formations à l'Opernstudio et d'intégrer la troupe munichoise et l'Arbace de Martin Mitterrutzer, un ténor tirolien à la voix resplendissante qui avait été programmé pour chanter Tamino à Munich, un projet avorté en raison de la pandémie, mais dont on espère qu'il n'est que partie remise.
Idomeneo affiche complet pour le mois de juillet, mais le BSO nous fait le somptueux cadeau d'un retransmission via la StaatsoperTV ce 24 juillet, suivie d'un mois de vidéo à la demande. Cliquer ici pour accéder au site de la StaatsoperTV.
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