Villa Elisabeth à Herkulesbad |
Une lettre de Paul Desjardins* à S.M. l'Impératrice d'Autriche, publiée dans La Revue politique et littéraire du 17 septembre 1887
NOTES ET IMPRESSIONS
À S. M. l’Impératrice d'Autriche.
Quoique je sois très amoureux de Votre Majesté pour l’avoir rencontrée deux fois au Prater et une fois dans les allées de Schœnbrünn, je n’aurais pas l’impertinence de lui écrire sans une raison sérieuse. A vrai dire, ni les titres ni les couronnes ne m’imposent beaucoup, en fût-on comblée comme Votre Majesté ; depuis que j’ai vu un pauvre roi de Hanovre, vieux et aveugle, sur la place de l’Étoile, à Paris, demander son chemin à tâtons et solliciter le bras d’une bonne dame qui passait, je suis un peu dégrisé de la supériorité native des princes. Il y a ainsi plusieurs choses dont je suis revenu avant d’y être allé. Pour Votre Majesté, ce que j’adore en elle, c’est d’abord sa beauté, ses longues tresses de cheveux blonds, son regard profond et franc, sa sveltesse et sa grâce : vous êtes encore jeune, madame, puisque vous vous faites encore aimer. Sans doute vous avez un grand fils, peut-être un petit-fils (je n’ai pas ici l'Almanach de Gotha), mais, quand on vous voit passer à cheval, avec votre chapeau penché sur le front et votre longue robe d’amazone, on ne s’en douterait guère. Enfin vous êtes très charitable et d’une façon ingénieuse, imprévue, spirituelle, et vous adorez les beaux paysages et les grands poètes. J’aimerais bien être votre lecteur une semaine ou deux : il y a si peu de gens aimables en ce monde qu’il ne faut pas perdre une occasion de les fréquenter.
Mais Votre Majesté pense bien que ce n’est pas pour lui faire des compliments que je veux remplir cette grande feuille de papier ministre. A Vienne, les complimenteurs ne manquent pas; il n’y a pas besoin d’en importer de nouveaux. C’est d’affaires, d’affaires pécuniaires, foncières, domaniales et parfaitement ennuyeuses, que je voudrais vous dire un mot bien timide. Les journaux racontent que Votre Majesté vient de passer une saison à Herkulesbad, dans les Carpathes, et qu’elle ordonne d’y construire une résidence pour y revenir souvent. Que j’en suis aise! J’aime tant ce coin de terre ! Et il est doux de savoir les personnes qu’on aime dans un séjour qu’on aime. Herkulesbad est un décor qui vous va très bien. Je revois encore la belle route de voiture qui amène les voyageurs de Mehadia, le pont d’une seule arche très hardie, le torrent de la Tcherna obstrué d’arbres déracinés et de blocs tombés des montagnes, les promenades ombragées qui s’élèvent sur tous les versants d’alentour, les Ruheplatze où trois bancs sont groupés dans un bosquet, le kiosque de Coronini, celui de Csœrigs, beaucoup plus haut, d’où la vue saute le Danube et confond la neige des Balkans avec celle des Carpathes, l’esplanade où joue la musique en plein air et où les fantassins de Votre Majesté font l’exercice dans leurs vareuses couleur de savon de Marseille. Comme tout cela se réveille dans mon souvenir ! Je crois encore entendre à droite, à gauche, devant, derrière, partout, le bruissement des cascatelles qui tombaient sous les arbres.
Eh bien! il y a, à gauche, quand on arrive, derrière la maison d’un boulanger dont le four vous souffle une haleine chaude en passant, un torrent très solitaire, qu’on ne peut remonter qu’en sautant de pierre en pierre et en se mouillant les pieds, car il n’y a pas de chemin ; on saute, on se mouille et l’on arrive à un penchant de colline très encaissé et tout couvert de hêtres. C’est là qu’il faudrait bâtir le château de Votre Majesté, c’est là que j’aurais bâti ma cabane. On n’y a pas une vue très étendue, mais on n’y est vu de personne, avantage assez rare, surtout pour une reine. On est en pleine solitude, en pleine sauvagerie ; c’est un délice. Il y a bien aussi le rond-point des trois noyers, derrière le Casino, mais on y est sur le chemin des chercheurs de truffes et des ramasseuses de cristaux. Ce sont des personnes aimables, mais trop bruyantes pour vous et moi.
L’ennui,il faut bien le dire, c’est la musique. On en subit toute la journée. Votre Majesté, je le crains, sera aussi rassasiée de sérénades que l’est notre pauvre Président de la république dans sa retraite de Mont-sous-Vaudrey. Heureusement la musique qu’on fait dédommage de celle qu’on entend; puis on lit les poètes, on lit cet incomparable Heine que je suis si ravi de vous voir préférer à tous les autres.
Oui, c’est encore « un point que je veux vous marquer », comme disent les bonnes gens de chez nous. Heine est pour nous un dieu comme pour Votre Majesté. Il nous représente la poésie toute pure, dans ce qu’elle a de libre, de fantasque, d’ironique à la fois et de passionné; il est le seul des écrivains de notre temps qui ait exprimé tout notre temps. Il a fait des chefs-d’œuvre antiques pleins de l’inquiétude moderne, il a fait... que n’a-t-il pas fait?... Il vous a fait rire et pleurer d’abord... Aussi quelle charmante idée avez-vous eue d’aller à Hambourg voir Mme Charlotte Embden, pour la remercier de son frère. Nous en aurions volontiers fait autant. Et cette promesse que vous lui avez donnée solennellement, à cette digne dame qui eut l’honneur de porter dans sa jeunesse un grand nom, celte promesse d’aller déposer une couronne au Père-Lachaise [Erreur de Desjardins, Heine est enterré au cimetière de Montmartre, ndlr.], sur la tombe du poète, n’est-elle pas pleine d’une poésie sentimentale qui nous enchante ? C’est autre chose encore que pour Alain Chartier. Une impératrice qui ferait deux cents lieues pour mettre une couronne d’immortelles sur le tombeau d’un faiseur de vers ! c’est un joli sujet de ballade.
Il est vrai que Votre Majesté a eu peur de venir en France ; elle s’est dit que les rois ne sont pas toujours reçus à bras ouverts chez nous, quoique nous soyons plus accoutumés à en voir que les autres peuples. Alors vous avez délégué l’archiduchesse, votre sœur [en fait l'archiduchesse Stéphanie, la belle-fille de l'impératrice], à cette religieuse offrande... Et, aujourd’hui, c’est fait. Il y a, là-haut, des fleurs déposées par une princesse, envoyées par une impératrice. Que Votre Majesté soit satisfaite! Nous sommes satisfaits aussi, et, comme l’exemple des grands est toujours suivi, nous vous promettons de déposer une petite couronne à côté de la vôtre. Heine est un peu de notre pays aussi : certes, c'était un bon Allemand, quoiqu’il n’aimât pas les Prussiens ; mais ce n’était pas un mauvais Français, car il avait bien de la grâce et bien de l’esprit.
* Paul Desjardins (Paris, 1859 — Pontigny , 1940) . Ecrivain et journaliste français.
Issu de l'Ecole normale supérieure, où il eut comme condisciple Jaurès et Bergson, après des débuts comme enseignant,il fit ses premiers pas journalistiques et littéraires en 1884 à la "Revue bleue", puis il écrivit dans "Le Journal des débats", "Le Temps"et "Le Figaro".
Sa rencontre avec le philosophe Jules Lagneau le poussa à agir au nom d'un idéalisme humaniste. Il publia son premier ouvrage de moraliste, "Le Devoir présent" (1892) et fonda, la même année, l'Union pour l'action morale, qui devint en 1905 l'Union pour la vérité.
Ayant acquis l'abbaye cistercienne de Pontigny, dans l'Yonne, il y organisa et anima pendant 30 ans les "Décades de Pontigny", auxquelles prirent part André Gide, Charles Du Bos, Roger Martin du Gard, Jacques Rivière, André Maurois et bien d'autres. On y discutait de sujets remarquablement établis et préparés: le sentiment de justice, la vie ouvrière, la poésie, la fiction et l'autobiographie, le droit des peuples, la mystique et la raison, le mal, la philosophie.
Proust appelait Desjardins "le frère prêcheur", Maurras un "prince des nuées", André Billy "l'éveilleur de conscience" et Maurice Martin du Gard "le Grand Prieur".
Durant tout l'entre-deux-guerres, l'influence de cette éminence grise, intolérant défenseur de la tolérance des esprits et de la liberté des peuples, fut celle d'un véritable directeur de conscience.
Source de la biographie : Wikipedia
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