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mardi 1 juin 2021

Christoph Marthaler monte le Lear d'Aribert Reimann à l'opéra de Munich avec un Christian Gerhaher souverain !

 Aribert Reimann, né en 1936 à Berlin,  a commencé sa carrière dans les années soixante en tant que pianiste et accompagnateur. Il a accompagné de nombreux chanteurs, dont Dietrich Fischer-Diskau et Brigitte Fassbaender. Il s'est également taillé une réputation comme compositeur d'opéras basés sur de grands textes littéraires : ainsi de son Lear (1978) ou de son Das Schloss ( Le Château, 1992).


La salle du musée. Les photos sont de Wilfried Hösl.

Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate

Reimann a composé son Lear sur un livret de Claus H. Henneberg, d'après Le roi Lear de Shakespeare,  une oeuvre spécialement conçue pour la voix de Dietrich Fischer-Dieskau qui avait connu sa première au Théâtre national de Munich, où elle connaît aujourd'hui sa deuxième mise en scène. L'excellent livret a ceci de remarquable qu'il apporte de la clarté dans la compréhension de l'action de la pièce de Shakespeare, extrêmement touffue au demeurant.

Le metteur en scène suisse  Christoph Marthaler, couronné en 2018 du prestigieux prix international Ibsen et bien connu du public français pour des oeuvres montées en Avignon ou à Paris,  fait avec Lear ses débuts au au Bayerische Staatsoper. Il a travaillé de concert avec la décoratrice Anna Viebrock, avec laquelle il entretient une collaboration complice qui remonte au début des années 1990 (plus de 50 créations communes). Anna Viebrock, qui est aussi metteure en scène, est connue pour développer ses conceptions scéniques à partir de modèles réels : sa marque de fabrique, ce sont des espaces clos dans lesquels la vie,— ou ici la mort,—  a laissé des traces ; ce sont toujours des intérieurs, généralement fermés de manière claustrophobe. Pour Lear, Viebrock et Marthaler se sont inspirés du Musée d'histoire naturelle de Bâle, un lieu clos qui met l'accent sur les aspects de la conservation et de l'attachement aux choses, et où pullulent les animaux morts naturalisés et  les insectes épinglés. Avant même que ne commence l'opéra, un gardien du musée fait visiter la salle à un groupe de visiteurs, que l'on reverra en fin de spectacle, une fois le carnage effectué. 

L'action du Roi Lear de Shakespeare se déroule sur l'ensemble du territoire anglais : le roi, qui s'est dépossédé de sa couronne et de ses territoires en faveur de deux de ses filles, se déplace avec sa suite de 100 chevaliers en visite dans les châteaux de ses filles, ce qui répond aux termes de l'accord de partage que les dites filles contesteront tout aussitôt. On songe à de grands espaces. Mais, dans leur mise en scène, Viebrock et Marthaler  ont  choisi une perspective diamétralement opposée : ils ont confiné l'action dans le seul espace d'une salle d'exposition muséale, basant leur approche sur la description que donne Reimann de sa composition : " L'isolement de l'homme dans une solitude totale, exposé à la brutalité et au caractère discutable de toute vie ". Le Lear de Marthaler, dont on remarquera qu'il a perdu sa spécification royale,  s'occupe de ses collections d'insectes auprès desquelles il s'affaire à l'entame et de l'opéra : des insectes surdimensionnés (de manière à ce que les spectateurs puissent les identifier) que le roi considère avec attention et épingle sur les panneaux d'exposition de grandes vitrines. 

Les vitrines de Marthaler et Vierbock ne présentent pas que des insectes et autres arthropodes. L'opéra commence et se termine aussi sur des vitrines exposant des humains, les protagonistes,  qui semblent eux aussi naturalisés ou faits de cire comme dans un musée Grévin. Il est vrai que la pièce de Shakespeare est une de ses oeuvres les plus mortifères et qu'elle amoncelle les cadavres. Tous les acteurs, à l'exception du fou du roi, finissent par mourir torturés, assassinés, empoisonnés ou désespérés. La métaphore des collections d'insectes, qui semblent seulement nés pour finir épinglés et classifiés, fait sens. Les personnages du Roi Lear comme ceux de l'opéra sont mus plus qu'ils ne se meuvent : Marthaler a imaginé une salle muséale en préparation d'exposition ; des chariots de transport véhiculent des armures renfermant les chevaliers de la suite du roi, puis des armures vides et ensuite des casiers de bouteilles (celles qui ont servi aux beuveries de ladite suite), et finalement de grandes caisses renfermant certains des protagonistes. Il y a là comme une systématique dans l'organisation du spectacle de la disparition et de la mort.

La lecture de Marthaler met en place les structures de l'isolement et de l'enfermement. La plupart des personnages créent eux-mêmes les conditions de leur isolement : aveuglement de Lear et de Gloster incapables de percevoir les motivations réelles de leur progéniture respective, ambition démesurée et meurtrière de Goneril et de Regan, ces filles de Lear qui feignent de s'unir dans leur conquête du pouvoir absolu, folie de Lear enfin.  Cornelia et Edgar font figure d'exception, mais leur humanité ne les empêchera pas d'échapper à la grande hécatombe finale. L'action se déroule dans le huis clos du musée et la mise en scène répète cet enfermement dans toute une série de sous-structures : en fond de scène, un ascenseur ne permet aucune sortie, il ne mène qu'à une galerie fermée qui surplombe la scène ; les vitrines renferment des insectes épinglés ; les armures cloisonnent les corps des chevaliers ; au mur, une ceinture de contention servira à immobiliser les corps de personnages faits prisonniers avant d'être torturés et aveuglés ; enfin les personnages sont mis en boîtes. La métaphore est filée comme un jeu de poupées russes. L'isolement conduira à une sorte de pétrification finale des protagonistes, figés comme des statues de sel dans des attitudes incongrues.

L'intensité de la musique d'Aribert Reimann est toute au service du drame de Shakespeare dont elle exprime avec une force tonitruante les effets dévastateurs, et c'est à ce titre un des meilleurs opéras qui aient été composés au départ des textes du " doux (!) cygne de l'Avon ". Le martèlement sonore aux textures intimidantes attaque le système nerveux des auditeurs et les submerge sans échappatoire possible en amplifiant l'horrifique vision qui se déploie sur scène. Lear est une pièce d'une violence paroxystique, la musique qui fait essentiellement appel à la percussion est aussi choquante que l'action. On ne sort pas indemne d'une telle représentation avec  cette musique qui vous enferme à la manière d'une camisole de force, sans distraction possible. Cette déferlante de sons ne laisse place qu'à de rares parties lyriques centrées surtout sur le rôle de Cordelia et peut-être aussi sur celui du roi Lear lorsqu'il exprime ses tourments et sa fragilité. La composition expressionniste de l'oeuvre s'inscrit dans la tradition d'Alban Berg ou de Zimmermann. Les partitions des personnages suivent des lignes qui leur sont propres et les caractérisent parfaitement : ainsi  du chant des deux filles de Lear qui exprime de manière grotesque leurs ambitions hypertrophiées, leurs sensibilités inexistantes et les sournoiseries de leurs manipulations.

Christian Gerhaher (Lear)

Cet opéra ne peut être interprété que par les plus grands orchestres et par les interprètes les plus accomplis. Le Bayerische Staatsorchester magistralement dirigé par  Jukka-Pekka Saraste a brillamment relevé le défi. Le chef finnois, qui a réussi l'exploit de démêler les arcanes de cette musique entêtante et à la rendre envoûtante,  a reçu avec l'orchestre le juste hommage d'un public sidéré. Tout le plateau est à la hauteur des exigences de la production. Christian Gerhaher fait une prise de rôle remarquable, parvenant à rendre avec intensité, profondeur et nuance, délicatesse même, la complexité d'un personnage dont il détaille le basculement dans la folie. Sa diction et son articulation sont de bout en bout impeccables, texte et chant sont parfaitement compréhensibles au point que l'on peut se passer de lire le surtitrage. Son interprétation de Lear ne manquera pas de rappeler aux habitués de Munich son Wozzeck de 2019. Aujourd'hui comme alors, on admire le jeu à la fois raffiné et authentique de l'acteur, chaque syllabe reçoit une intonation étudiée et la clarté de sa voix de baryton au vibrato parfaitement contrôlé est un pur régal. Sa manière d'exprimer l'évolution de la folie de son personnage laisse pantois.  Les rôles des trois filles de Lear, aux caractères si différents les uns des autres, sont fort bien distribués : Hanna-Elisabeth Müller apporte une douceur réservée à la fidèle Cordelia, la seule partie dans laquelle on décèle quelque harmonie musicale, Angela Denoke rend avec talent la froide perfidie calculatrice et manipulatrice de Goneril. Ausrine Stundyte donne une interprétation aussi puissante qu'admirable d'une Regan remplie de sauvagerie haineuse et meurtrière, un rôle que la soprano lituanienne pousse au paroxysme. Le contre-ténor Andrew Watts campe un étonnant Edgar en en déployant diverses facettes, passant avec une virtuosité stupéfiante du ténor à des hauteurs de soprano lorsqu'il revient en scène sous les traits du pauvre Tom. Watts, qui avait déjà interprété le rôle à Garnier avec le bonheur que l'on sait, est avec Ausrine Stundyte une des révélations de la soirée. Relevons enfin l'excellente interprétation du rôle du fou de Graham Valentine, un acteur qui travaille fréquemment avec Christoph Marthaler. Le fou se reconnaît notamment à son costume, il est habillé d'un veston et d'un caleçon, une particularité vestimentaire qu'un retrouve chez Lear au moment de sa plus grande folie.

Lasciate ogni speranza, voi ch'uscite...

... et de fait, c'est un spectacle dont on ne peut sortir intact.

Video on demand accessible à partir de ce soir 19 heures via le site du Bayerische Staatsoper.

Prochaines représentations : les 3 et 7 juin. Réservations : cliquer ici.

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