Louis-Frédéric Choisy (1877-1937) fut professeur de langues et de littérature anglaise à l'Université de Genève. On lui doit des études sur Oscar Wilde, Tennyson et Sainte-Beuve, des romans et, dans la maturité, un livre intitulé Richard Wagner : l'homme, le poète, le novateur (Paris, Fischbacher, 1932), dont l'ambition était de présenter une étude psychologique sur les différents aspects de l'homme et ses rapports aux autres et à la société:
LE CARACTÈRE
Aucune photographie, au témoignage des contemporains, ne rend le charme qui émanait de la personnalité de Wagner ; il exerçait une magie sur ceux qui l’approchaient ; ses traits accusaient à la fois une volonté inflexible et une sensibilité délicate. Le peintre et le photographe demeuraient impuissants devant cette physionomie trop capricieuse qu’éclairaient ou assombrissaient tour à tour l’enthousiasme, la tristesse, l’indignation, l’espièglerie, la tendresse, la colère. Ce petit homme au front puissant, aux membres menus avait dans les gestes une vivacité et une souplesse exceptionnelles. Les yeux d’un bleu clair frappaient par leur regard perçant ; la bouche mince et ferme s’animait d'une expression de bonté ; le menton proéminent, le nez aquilin trahissaient une énergie formidable. Jeune homme, il plaisait par sa distinction et son élégance ; une certaine tendresse atténuait sa vivacité, quelque chose de distant se mêlait à son naturel et à son amabilité ; une sorte de lumière irradiait de lui. Homme âgé, il portait les traces des luttes livrées contre la société ; aux heures de lassitude des plis âpres sillonnaient le visage, le nez et le menton s’affirmaient avec une audace presque brutale, les yeux se voilaient de fatigue.
La mobilité est chez lui, avec la pitié, un trait dominant. Ses nerfs sont en vibration perpétuelle ; il ignore la tranquillité d’une vie moyenne ; il ne connaît que le bien-être exalté ou l’accablement profond ; mais le bien-être est rare, tandis que la douleur, l’angoisse, la dépression sont les états habituels. Il se plaint de vivre toujours dans les extrêmes : l’activité fiévreuse ou le repos absolu.
Son humeur change avec rapidité et violence. L’humour, le sarcasme, l’épanchement, la joie, l’abattement, la naïveté, la tendresse, la sagacité se succèdent dans ses discours et dans ses pensées. Quand l’avenir lui paraît rose, il se montre doux, affable, joyeux ; quand une contrariété l’assombrit, il devient rude, désagréable, violent.
Tout à coup, à une heure d’épuisement, la paix se fait en lui. Une belle impression d’art le remet ; à Venise, abattu, il décide de renoncer à tout succès, mais la vue de l'Assomption du Titien lui redonne des forces et aussitôt il entreprend la composition des Maîtres Chanteurs. La rapidité avec laquelle il se relève est pour lui-même une énigme.
À la Spezzia la décision du retour rétablit en quelques instants sa santé ébranlée. Par ailleurs une contrariété le rend réceptif à tout malaise physique. Chaque jour un projet nouveau surgit dans son cerveau.
Des séries noires paralysent le travail, puis subitement l’entrain reparaît. Son corps et son âme jusqu’au bout conservent l’élasticité de la jeunesse. Il se guérit de ses maladies avec une rapidité déconcertante qui éveille les taquineries de ses amis.
« Je suis tout sentiment, déclare-t-il dans une lettre à Liszt, à tel point que toute vie se cache en moi dans le cœur (1). »
Il se sent à la fois excité et fatigué. L’épuisement qui succède à la fièvre constitue son seul repos. Le docteur Vaillant, de Mornex, lui dit : « Vous êtes l’homme le plus excité que je connaisse (2). »
Lorsqu’il doit affronter l’exécution d’une œuvre, son angoisse invente des obstacles rendant impossible la représentation. Au mariage de sa belle-fille Blandine il cache son émotion sous un flot de plaisanteries.
Son agitation chronique et ses soucis produisent, avant la cinquantaine, des faiblesses du cœur. Les petits détails de la vie pratique l’agitent ; quelqu’un doit veiller pour lui aux commissions, au balayage de sa chambre, à l’entretien de l’argenterie, au port de ses bagages. Improvisant au piano, il chante, crie, frappe l’instrument des mains, des poings et du coude, malmenant la pédale et brisant les touches. Au pupitre de chef d’orchestre, il tremble de tout son corps et frappe du pied. Dirigeant Lohengrin, il se dépense avec une frénésie qui exige aux entractes un changement de vêtements. Il apparaît à ses musiciens comme un volcan jetant du feu.
Ces excès surprennent les étrangers. Une dame qui le connaît mal ne voit en lui qu’un étourdi et un radoteur. Ses allures, en effet, sont excentriques. Dans la rue il gesticule et se parle à lui-même ; au théâtre, il oublie la présence d’autres auditeurs et proclame à voix haute son admiration pour l’œuvre entendue ; à l’hôtel, il marche dans sa chambre et trouble le repos de ses voisins. Dans la discussion, il s’échauffe et choque ses interlocuteurs par la véhémence de ses paroles.
Il déplore les effets de sa fougue et se réjouit lorsqu’il parvient à la modérer. Il reconnaît, dans son autobiographie, que cette virulence est souvent pour ses amis une cause de chagrin.
Auprès de Cosima, il s’excuse de son excitabilité. A Uhlig, il se plaint de la tension fiévreuse de tous ses membres, il souffre comme si une lame aiguë lui tranchait les nerfs du cerveau. Parfois la seule nécessité d’écrire une lettre lui est un martyre.
Cette sensibilité le rend irritable. Le moindre frottement, la plus légère piqûre lui deviennent une douleur intolérable. Toute sa vie Wagner fut un colérique. Toute sa vie aussi des obstacles multiples, les luttes pour le triomphe de son art, l’ineptie des philistins entretinrent cette faiblesse. Un homme d’une complexion aussi délicate souffre à chaque minute de son existence. Une observation maladroite le met en fureur ; il quitte alors la chambre après une explosion ; en Italie, l’importunité des curieux qui dévisagent l’homme illustre l’exaspère ; en Allemagne, le ton grossier des employés publics le met hors de lui. Lors des représentations de Parsifal, exténué par le surmenage et la maladie, il apostrophe rudement une imprudente qui le suit pas à pas dans les salons de Wahnfried.
Si son humeur est troublée par une contrariété, il accueille les importuns avec une réserve glaciale. Le Viennois Hanslick souffrit pour Wagner d’un amour malheureux qui se transforma en haine. Etudiant timide et déférent, admirateur du Vaisseau Fantôme, il lia connaissance avec le maître. Quand parut Le Judaïsme dans la musique, Hanslick, qui n’avoua jamais ses origines juives, commença dans les journaux des attaques assez aigres contre son idole d’autrefois. En 1861, devenu l’arbitre de la musique à Vienne et souhaitant sa rentrée en grâce, il s’introduisit auprès de Wagner. Le maître, à cette minute précise, venait d’entendre pour la première fois les notes de ce Lohengrin dont treize années d’exil l’avaient séparé ; très ému, il ressentit l’indiscrétion et salua Hanslick avec raideur. Hanslick devint l’ennemi de l’imprudent qui ne s’inclinait pas devant son pouvoir. L’année suivante il assista dans un salon à la lecture des Maîtres Chanteurs. Le personnage de Beckmesser, comme on le sait, fut inspiré à Wagner par les attaques du journaliste viennois. À mesure que la lecture avançait, Hanslick blêmissait. Dès qu’elle fut terminée, il partit.
Wagner, que ses critiques blessèrent, refusa une invitation à diriger les fêtes Beethoven à Vienne lorsqu’il apprit que Hanslick figurait parmi les organisateurs du festival.
Cet homme sensible au comique devient à l’occasion un railleur impitoyable. Ses paroles caustiques se déversent alors, telle une force de la nature, sur les malheureux qui ont éveillé son hilarité. Sa douleur d’avoir causé de la peine est aussi spontanée que son persiflage était irréfléchi. Sa correspondance contient plusieurs passages qui suggèrent l’âpreté de son sarcasme. La direction du théâtre de Hambourg, après avoir « ovationné » Gounod pour son Faust, offre une fête à Wagner. Le maître répond que « comme on a déjà couronné mon ami Gounod, j’accepte cet honneur comme m’étant rendu à moi-même et je remercie pour les frais de voyage et de séjour (3) ».
On a souvent reproché à Wagner son orgueil. Ce trait n’apparaît guère dans ses lettres et dans les souvenirs de ses amis. Il se défend de cette accusation et déclare qu’il ne tire aucune vanité de ses œuvres. Après une longue enquête, et toutes proportions gardées, il ne paraît pas plus orgueilleux que la moyenne des humains. Que l’on pense aux dons que lui avait départis la nature et dont il ne pouvait point n’être pas conscient ; que l’on songe aussi à l’irritation provoquée par les attaques, aux déboires, aux soucis causés par la malveillance d’un monde qui ne le comprenait pas.
Wagner est un aigri plutôt qu’un orgueilleux. Il se met sur la défensive et soupçonne aisément des intentions hostiles chez ceux qui ne lui témoignent pas leur admiration. Les critiques réveillent en lui l’amas des amertumes passées.
Très personnel, il n’admet pas qu’on aime en lui l’artiste, mais qu’on reste indifférent à l’homme. L’être humain et le créateur sont, à son avis, inséparables ; son œuvre jaillit, nous l’avons vu, du fonds humain ; admirer celle-ci à l’exclusion de son auteur, c’est se méprendre ; assoiffé d’affection, il se choque de voir établir une distinction entre deux éléments inséparables de son être. Pour le bien comprendre, son disciple doit sentir avec lui (mitfühlen) et souffrir avec lui (mitleiden). « Celui qui ne me comprend pas encore, dit-il, ne me comprendra en aucune circonstance, car il ne le veut pas (4). » Envers ceux qui montrent une telle mauvaise volonté il sera intransigeant. Conscient de la splendeur de son oeuvre il s’écrie : « Ceux qui s’intéressent à moi y gagnent plus que moi (5) », car ils récoltent une moisson de joies artistiques, tandis que lui-même n’a pas le loisir de s’arrêter pour jouir du fruit de son labeur. La sympathie de ses disciples sera pour eux une lumière par laquelle ils pénétreront le sens intime de ses drames, leur « humanité » s’unira à son « humanité ». « Non pas, ajoute-t-il, que je sois quelque chose d’extraordinaire ou de grandiose, mais parce que mes œuvres sont les produits d’un être humain (6). »
P. Cornélius se plaint de Wagner, qui aime seulement ceux qui lui sont utiles. Le maître en veut à Liszt, à Malwida de Meysenbug qui refusent de se fixer auprès de lui à Bayreuth. Les gens qui s’éloignent de lui s’évanouissent de sa mémoire. Lorsque Weissheimer, ami dévoué, lui demande de l’appui, Wagner demeure inabordable. Nietzsche se détache quand il s’aperçoit que Wagner ne voit en lui qu’un disciple.
Aux heures de sincérité le maître reconnaît que les gens ont des tâches autres que celle de travailler pour lui. Il veut être raisonnable et s’excuse auprès de Uhlig des corvées qu’il lui impose.
Sa faculté d’oubli est surprenante. Il interrompt tout rapport avec sa mère pendant des années. Lorsque son cœur, resté tendre malgré tout, guérit de sa léthargie, il lui adresse des paroles d’intense regret. Sa sœur préférée, Cécile Avenarius, est peinée par sa longue indifférence ; il ne lui écrit pas durant plusieurs années, il traverse Berlin sans trouver le temps de l’aller voir ; d’autre part, il lui reproche de n’avoir pas fait le voyage de Suisse pour le distraire de son exil. Mêmes alternatives de silence et d’expansion envers son frère Albert et ses sœurs Ottilie, Luise et Clara. Il avoue sa douleur en apprenant la mort d’un vieil ami qu’il a négligé et auquel il ne pourra plus dire son affection.
Deux tendances opposées expliquent ces omissions. L’homme d’action dirige toutes ses forces vers un but et l’homme de sentiment est accaparé par une émotion souveraine. La préoccupation ou la passion tyranniques créent un voile opaque qui obscurcit le souvenir des êtres les plus chers. Un incident, une parole, un regard déchirent ce voile et réveillent l'affection assoupie. Son attitude envers Weissheimer est typique. Froissé par l’indifférence du maître qui dirige les répétitions des Maîtres Chanteurs, le jeune musicien se trouve subitement face à face avec lui dans le vestibule d’un théâtre. Wagner lit, sur le visage de son disciple, l’hostilité. Alors il lui prend la main, le regarde et s’écrie d’une voix infiniment mélancolique : « Weissheimer !... Weissheimer ! » Le contact direct avec sa victime lui révèle la souffrance qu’il a causée ; l’éloignement, le silence relèguent ses amis les meilleurs dans la brume de l’oubli. Semblable à l’enfant, Wagner vit dans l’heure présente.
L’affectation d’indifférence envers Mme Wesendonck durant les années de son union avec Cosima frappe désagréablement ceux qui songent aux déclarations passionnées des lettres de Venise.
Cet homme, habituellement expansif, a parfois des réserves qui surprennent. A sa mère, il avoue ne pouvoir exprimer de vive voix tout son attachement et préfère le lui écrire. Loin d’elle, un sentiment de reconnaissance l’accable. Il n’oubliera jamais ce qu’elle a été pour lui, il s’en souvient avec une « émotion très profonde ». Souvent les soucis de sa carrière étouffent l’expression de sa tendresse.
Envers ses créanciers, Wagner a aussi des négligences regrettables.
Il souffre, tout le premier, de ses sautes d’humeur. Ses lettres de jeunesse et d’âge mûr nous montrent un homme plongé dans la tristesse. Ce sont des exclamations de désespoir, des appels à la sympathie, des cris de découragement. Au moment d’écrire à Minna une mélancolie, un « heimweh » l’envahissent et la plume lui tombe des mains ; sa souffrance est si aiguë qu’il craint d’éclater. Jeune homme, il se plaint d’être toujours déprimé ; il craint parfois de devenir fou. Il est accablé d’une fatigue intense. « Je suis exténué et mort de fatigue (7) écrit-il à sa femme. Pour aujourd’hui en Voilà assez de ton pauvre mari, las, défait, meurtri (8). N’attends pas grand chose de ton cher mari, il est tout à fait fini (9). »
De Zürich il dit à Liszt sa désespérance. Il se demande combien de temps il pourra supporter la famine intellectuelle et morale dans laquelle il dépérit ; il vit de sa propre substance, dans un désert et se croit près du déclin. Aucune joie n’éclaire son existence ; au matin, le réveil ne lui apporte que douleur ; misérable, il ne quitte son lit que pour affronter une journée lugubre. « Je vis des jours livides, sans âme ; je n’ai envie de rien au monde, ni de travail, ni de quoi que ce soit d’autre ; je peux à peine me décider à écrire les lettres les plus urgentes (10). » Rien ne le rattache à la vie. Il est maudit, voué à la déchéance, ses nuits sont sans sommeil ; le dégoût l’envahit ; un tel calvaire ne peut durer ; il serait plus moral de mettre fin à tout ceci ; de quelque côté qu’il regarde, du matin jusqu’au soir, il ne voit que le désert, le vide, la désolation... Il implore la fin, mais une fin complète qui ne soit pas cette mort de chaque instant à laquelle il est condamné (11).
Il aspire donc à la délivrance ; durant les nuits d’insomnie, seule la pensée du trépas lui apporte quelque soulagement. « Nous ne sommes ici-bas que pour souffrir ». Ses lettres à M me Wesendonck, à Malwida de Meysenbug, à Uhlig, à Liszt, à Schnorr, à Weissheimer répètent à satiété ce cri de lassitude. Aveuglé par l’impression du moment, il déclare renoncer à toute musique. Ces protestations, qui rappellent les piétinements d’un enfant contrarié, font sourire le lecteur qui sait combien vivace est chez Wagner l’instinct créateur. En dépit de ses résolutions d’indolence, il eût été bien incapable de résister au démon que lui inspirait Tristan ou Parsifal. Ses impressions atteignent une violence telle que, en toute sincérité, il doute de ses dons artistiques.
Aux difficultés intérieures s’ajoutent encore les luttes contre la société, les rivaux, les ennemis, les ignorants, les indifférents. Il est las de ses insuccès perpétuels ; avant l’intervention de Louis II, tout ce qu’il entreprend échoue. « Je suis là de nouveau, écrit-il à Uhlig, avec tous mes désirs et mes efforts ; je vois, je sens avec une clarté intolérable que tout cela doit demeurer pour moi inachevé et vain. Hélas ! hélas !... partout où je frappe ! Je dois aussitôt contempler chacun de mes projets dans son impossibilité désolée, grise ! je ne puis me leurrer d’aucune illusion (12). » Toujours il doit renoncer ; toujours il doit attendre ; toujours il doit se heurter à des désappointements.
Aussi devient-il amer. L’humanité lui paraît si mesquine qu’il la croit destinée à un prompt déclin.
Dans ces crises de pessimisme, il est subitement dépourvu de toute volonté ; il s’étend, bâille et abandonne son. travail.
Les soucis d’argent le poursuivent toute sa vie. Jeune homme, à Magdebourg, il donne des réceptions avec huîtres et champagne et voit une assignation clouée à sa porte chaque fois qu’il rentre chez lui ; à Königsberg, avec une insouciance magnifique, il achète à crédit des meubles et ustensiles qu’il est incapable de payer ; il contracte alors, sans vergogne, l’habitude d’emprunter de tous côtés ; à Riga, il prend la fuite afin d’échapper à ses créanciers ; à Paris, il passe trois années dans la détresse ; à Dresde, il s’installe en grand seigneur et se trouve bientôt accablé de dettes ; à Zürich, il ne cesse d’exploiter la générosité de Liszt, qui lui vient en aide malgré ses modestes ressources ; à Venise, il dépose en gage sa montre et deux 1 bonbonnières ; à Biebrich, il met à contribution ses disciples Weissheimer et Hans de Bülow, relance de ses demandes son éditeur Schott, qui finit par lui fermer sa porte ; à Penzing, il meuble richement une maison et s’enfuit au bout de quelques mois. Sa prodigalité est telle que les pires années de pénurie sont précisément celles où il gagne le plus.
Ses amis se demandent avec stupeur où passe l’argent qui lui est prêté. En quelques jours des sommes, même importantes, disparaissent. « Son art de dépenser, dit Weissheimer, est énigmatique.» Et Bülow répond : « Il est pour moi mystérieux qu’il parvienne toujours à se procurer le nécessaire... ; en définitive il est, en finances, un génie plus grand qu’en poésie et en musique ! »
Avec une légèreté qu’aucun déboire ne corrigera, il gaspille d’avance le produit de recettes hypothétiques. Installé depuis deux mois à un hôtel de Vienne sans avoir payé sa note, il n’hésite pas à offrir de somptueux repas aux artistes qui représentent ses œuvres ; pressé par le tenancier, il gémit sur sa situation, mais soudain il se redresse, la figure triomphante et appelle le garçon ; ses disciples pensent qu’il a découvert une source de revenus. «Apportez- nous, s’écrie-t-il, deux bouteilles de champagne à la glace ! »
Plus tard, lorsque Louis II l’appelle à Munich, pour un bref séjour à l’hôtel il tend au valet une bonbonnière superbe, don d’un noble russe.
Les facétieux prétendent qu’il existe un dieu spécialement préposé à la garde des ivrognes et des distraits. Nous ajouterons qu’il en existe un autre chargé de sauver les prodigues. Au cours de sa carrière Wagner voit surgir, aux impasses les plus dangereuses, des amis qui le tirent de difficulté. A Paris, quand il n’a plus le sou, le peintre Kietz, peu fortuné, lui apporte 200 francs ; à la même époque Laube obtient d’un juif une allocation qui suffit à l’entretien du couple Wagner pendant six mois ; des protecteurs inconnus, un banquier parisien, une dame grecque, un marchand allemand, apparaissent aux heures sombres comme des sauveurs inattendus.
Wagner a le don de susciter des dévouements chez les hommes et chez les femmes, chez les jeunes et chez les vieux, chez ses compatriotes et chez les étrangers. Liszt, les Wesendonck, Uhlig, Bülow, Louis II, Cosima, Wolzogen et les artistes de Bayreuth apportent l’aide de leur temps, de leurs forces ou de leurs bourses.
Chez ses sœurs, qu’il oublie durant des périodes prolongées, il trouve un appui. Son beau- frère Avenarius reçoit ses assauts avec une patience inlassable ; Wagner, aux abois, demande pardon pour son « impudence »; à son retour à Dresde, ses sœurs lui assurent son entretien pour six mois. Durant l’exil, la mère d’un admirateur, M me Ritter, lui fait une rente. Apprenant un jour que la fortune de Mme Ritter est diminuée, il renonce à cette pension.
Plusieurs princes régnants de l’Allemagne témoignent au maître leur sollicitude. Le grand- duc et la grande-duchesse de Bade s’efforcèrent de faciliter la représentation de ses œuvres ou d’obtenir son retour en Allemagne. Ils le reçurent dans l’intimité pour la lecture des Maîtres Chanteurs. Au troisième acte, ils furent gagnés par la contagion de gaieté qui émanait de l’œuvre, et Wagner dut s’interrompre quelques instants.
Guillaume Ier lui marqua, sous l’influence de sa femme, de l’intérêt. L’intervention du couple impérial ne suffit pas toujours à écarter les obstacles suscités par l’hostilité des fonctionnaires.
L’empereur, presque octogénaire, fit le sacrifice de venir à Bayreuth et dit son regret de ne pouvoir assister qu’à deux représentations. Auprès de l’impératrice Augusta, Wagner trouva une sympathie intelligente.
Toute sa vie Wagner, condamné aux déplacements, a soupiré après une existence paisible. A Dresde, où il est nommé chef d’orchestre, il se réjouit à la perspective d’un home. Pendant une tournée, il attend le retour avec impatience ; pour lui la patrie c’est sa femme et son petit ménage, rien ne peut remplacer ces biens-là. Il pleure en songeant à la séparation brève, mais nécessaire. Il n’a pas d’autre bonheur que de vivre dans sa petite « Haüslichkeit », tranquille et satisfait. En 1885, il part de Zürich pour l’Angleterre ; à Bâle, il a envie de rebrousser chemin ; il ne peut surmonter le heimweh et en devient malade. A Londres, il se sent comme un tigre en cage ; pour effacer l’image de la maudite capitale, il pense à cette « Hausfrau » si confortable, « M me Wagner », qui, à son retour, le dorlotera. Lui, le plus « domestique » des hommes, il souffre de la nécessité de Voyages perpétuels imposée par sa vocation. De Paris, il adresse à sa femme cet appel : « Ah ! ! ! Minna ! ! Si tu savais tout ce qu’il y a dans ce cri !... une vie d’intérieur tranquille !... rien de plus en ce monde !... Pourquoi faut-il que cela me soit refusé à moi précisément qui en ai un tel besoin (13) ! »
Aux heures difficiles son organisme exténué réclame le silence ; tout rapport avec les humains lui devient alors une torture ; une seule idée le possède : être seul. Il ne peut prospérer que dans la retraite ; il ne demande au monde que deux choses : un atelier et la tranquillité indispensable à son travail. Une petite maison et un jardin loin du bruit feront son bonheur.
Après la crise de Zürich, il accepte le sort qui lui interdit de posséder une installation fixe. Malgré ses déplacements, malgré les émotions qui l’ont traversée, sa vie fut, en définitive, une vie de labeur. Il est embarrassé, s’il doit donner à ses correspondants des détails sur lui-même ; rien n’arrive, le matin il compose, l’après-midi il fait une promenade, les jours se suivent dans leur monotonie d’activité créatrice.
Wagner a souffert de la longue attente d’une vie de famille ; son ménage stérile était pour lui un spectacle affligeant.
À quarante ans, il affirme qu’il donnerait tout son art pour posséder une femme compréhensive et des enfants bien portants. À Paris, il s’attache au petit Max, fils de sa sœur Cécile ; revenu à Dresde, il se console par la présence d’un chien et s’écrie : « Oh ! Max ! oh! Max ! » Il pleure avec Minna en songeant à son neveu et demande à sa sœur des nouvelles du « cher, cher Maxel ». Il a la nostalgie d’un être jeune près de lui. Un garçon ou une fille pourrait servir de lien entre lui et Minna aux heures de crise. Plus tard, lorsque contre toute vraisemblance il sera père, il s’écriera : « Mon fils ! Combien ces mots me parlent au cœur ! Penser que cela m’a été enfin accordé (14) ! »
À Paris, la vue d’une sortie d’école l’émeut jusqu’aux larmes.
Il avait avec les enfants, nous dit Kietz, des manières charmantes. La présence de ses deux deux filles, de son fils et des enfants de Cosima auprès de lui fut une joie pour ses dernières années. Il redevenait jeune avec eux jusqu’à la folâtrerie. Sa nature primesautière s’accordait avec la fraîcheur d’âme des jeunes.
L’harmonie de sa vieillesse marque le triomphe d’une personnalité puissante sur les duretés de la destinée. En effet, malgré ses accès de noir fréquents, Wagner entretenait, tout au fond de son âme, l’espérance, presque la certitude d’un bonheur futur. Écrivant à Mme Wesendonck, il se demande ce que lui réserve la cinquantaine. Jupiter, dit-on, est l’étoile des quinquagénaires ; pourquoi ne lui serait-il pas propice ? Les passionnés, dit-il ailleurs, connaissent souvent la paix dans leur vieillesse.
Pessimiste, mais non désespéré, Wagner introduit toujours dans ses drames le principe de la rédemption. De même, dans sa vie, malgré les oppositions que rencontrent ses idées, il a confiance dans le succès final de ses œuvres ; au moment du plus sombre découragement il se ressaisit, reprend le travail et espère que quelqu’un le sortira de difficulté. Maintes fois il affirme sa volonté de ne pas fléchir, car la persévérance assure la victoire ; qui tient bon finit par gagner. « Espérons, car l’avenir appartient à celui qui a le cœur à la bonne place. » « Je ne doute pas que finalement un revirement favorable ne survienne. » « Sois joyeuse et paisible, écrit-il à sa femme. Tout ira magnifiquement. »
Il a une « persévérance passionnée » qui le force à persister dans un travail entrepris. Il n’ignore pas, lui si bouillant, qu’une réforme comme la sienne ne peut s’imposer qu’après de longues luttes. Encore jeune il dit : « Cela marchera lentement, mais cela marchera. »
Arrivé au début de la vieillesse, il jette un coup d’œil sur sa carrière et dit, reprenant le mot de Gœthe : « Ce qu’on désire quand on est jeune, on l’a pleinement quand on est vieux.»
Wagner reçut à sa naissance une forte dose de courage. Comme étudiant il ne craignit pas de se battre en duel ; pendant la révolution, il affronta les soldats pour les persuader de se joindre à la cause des rebelles ; un miracle seul empêcha qu’il ne fût fusillé sur-le-champ; au plus fort du combat il resta dans le clocher d’une église, sous le feu de l’ennemi ; à un ami qui lui signalait le danger il répondit : « Pas de souci, je suis immortel (15). » Pendant une promenade sur le Danube un orage assaillit son canot ; la perspective d’une mort imminente lui apporta un sentiment de bien-être ; les jeunes gens qui l’accompagnaient furent stupéfaits du calme que montrait cet homme habituellement nerveux. Lorsque la tempête, bien plus redoutable, de la passion s’abattit sur lui, il lui opposa la décision de guérir. « Oui ! pour toi, j’espère guérir... pour moi tu guériras », écrit-il à Mathilde Wesendonck (16).
Il y a chez Wagner, comme chez tous les hommes supérieurs, un mélange de force et de délicatesse. Selon les moments, l’une ou l’autre tendance domine. Il est aussi puissant dans l’exubérance qu’il était accablé dans la mélancolie. Ses amis nous disent l’influence magnétique qu’il exerce. Nietzsche le trouve fabuleusement vif et ardent ; Judith Gautier admire sa parole violente, joyeuse, passionnée, toujours sincère ; il produit une impression intense, magnétique. Il apporte avec lui la vie. Il entre dans un salon l’air harassé ; après un instant de repos, sa figure s’éclaircit, une lueur passe sur ses traits, il répand autour de lui la lumière et entraîne les autres dans son enthousiasme. Charmeur et dompteur tout à la fois, il stimule, enivre, remplit de sa vitalité ceux qui l’approchent. Il recèle en son être une élasticité qu’il communique à ses auditeurs ; une fontaine jaillit de lui ; quand on l’approche on croit entendre résonner une fanfare !
Judith Gautier demeure stupéfaite de la résistance physique de Wagner au cours d’une excursion.
Il est travaillé par le besoin de déverser sur les autres l’excès de sa richesse ; il donne sans cesse de lui-même, mais reçoit du dehors moins qu’il ne donne. Déprimé, il trouve rarement une âme qui le remonte. Il a toujours peiné pour les autres, pense-t-il ; le monde a envers lui une dette qui ne sera jamais acquittée ici-bas.
La magie de sa personnalité s’impose aux musiciens d’orchestre, race mécontente et frondeuse entre toutes. À Londres, il obtient d’eux une excellence d’exécution qui éveille la surprise du public ; à Paris, il les convertit en quelques instants à sa cause ; il les enflamme et les voit « suspendus à ses yeux et à ses gestes ». Un corniste s’excuse de ses fautes en disant que l’œil du maître l’intimide.
« Wagner, raconte le Hongrois Seidl, tenait chacun enchaîné à lui comme par des liens magiques... Bientôt son regard fascinait, enlaçait du fluide émanant de lui et il tenait tous en son pouvoir. L’orchestre le plus faible grandissait sous lui et jouait magnifiquement. » « Il faut l’avoir entendu diriger Beethoven pour deviner tout ce qui y est contenu et ce que Wagner en faisait sortir comme par enchantement. » « Chaque exécutant sentait, à ce contact avec le génie, comme si des étincelles de force vitale jaillissaient en lui (17). »
Comme fonctionnaire à l’Opéra de Dresde, Wagner déploya beaucoup d’énergie pour imposer la IXe Symphonie. A force de persévérance, il vainquit l’opposition du public pour qui cette œuvre était « incompréhensible, assommante, informe, désordonnée, le produit raté d’un génie égaré ».
L’exubérance de Wagner ne laisse pas d’être quelquefois importune à ses amis. Au retour d’une cure il les obsède de ses propagandes contre le vin et les boissons alcooliques. Ses expansions deviennent encombrantes ; auprès de lui tous pâlissent ; inconsciemment il accapare l’attention. Il manque de retenue dans ses propos et avoue à Liszt avoir dit des choses qu’il aurait dû garder pour lui.
À Londres, sa vivacité fait un contraste burlesque avec l’impassibilité britannique. S’il aperçoit un objet attrayant dans la devanture d’un magasin, il bondit avec un cri. Les badauds, peu accoutumés à de telles manifestations, s’attroupent autour de lui. Les Anglais lui semblent des êtres de cuir et non de chair et de sang.
Il est aussi démesuré dans la joie que dans la tristesse ; il a des accès de gaieté folle qui se communiquent à ses proches. Il se sent alors comme ivre de joie, un bien-être délicieux lui ouvre un monde nouveau. L’audition d’un scherzo déclenche une crise d’allégresse ; il danse, saute, taquine les assistants.
Wagner a, de l’enfant, la spontanéité. Peu d’hommes ont été moins asservis à la convention. Nous ne pouvons plus entendre le son de la voix ni voir les gestes ; les lettres, toutefois, avec leurs exclamations, leurs effusions, leurs explosions évoquent devant nous l’individu dans tout son naturel. Dans sa correspondance avec sa femme nous le voyons surgir avec une vie intense. Lorsqu’elle lui envoie des noix il est attendri de reconnaissance : « Ach ! ach ! ach ! Toi, femme monstrueusement bonne ! Ach ! Oh ! oh ! comment te remercier (18) ? » Si elle lui reproche de ne pas assez écrire, il l’interpelle. « Ô toi, femme trop prompte à juger, injuste, méfiante, bref... mauvaise (19) ! » S’il mentionne un rhume, il imite par écrit le bruit d’un éternuement ; si elle exprime quelque méfiance envers des propositions venues d’Amérique, il la gronde avec une brusquerie plaisante. « Maintenant, venons-en au grand chapitre ! Toi, Mutz ! Ne me parle pas si irrespectueusement de l’Amérique ! N’aie pas peur ! mais la chose est à examiner (20). » Dans un moment d’«euphorie » il pousse des cris de joie : « Heidideldumm ! Juchle ! Ah ! que je suis heureux! Eh bien ! cela doit te faire plaisir d’apprendre que je suis si bien, charmantester Mutz (21) ! » Lorsqu’il souffre d’un abcès à la jambe il ne peut s’empêcher d’écrire ses exclamations de douleur. Ailleurs, pour imiter l’élocution d’un homme qui insiste sur l’importance de ses paroles, il accentue chaque mot par de grands intervalles. Il supplie Mme Ritter de venir le voir à Zürich avec des soulignements, des répétitions qui rappellent la ténacité câline d’un enfant implorant une gâterie. Lors d’une répétition de La Valkyrie dans un théâtre de Berlin, dans son impatience de montrer aux acteurs comment ils doivent combattre, il saute de la loge sur la rampe avec la rapidité d’un acrobate.
Durant la composition des Maîtres Chanteurs, il s’amuse à reproduire dans sa chambre les évolutions des apprentis en les accompagnant d’une voix de fausset.
Bien que son visage porte les traces d’une vie de luttes, son corps reste souple jusqu’à la fin. Ses dons de gymnaste éveillent l’étonnement d’étrangers venus pour contempler l’homme illustre. Au cours d’une répétition au piano, enchanté de la voix d’une cantatrice, il plonge sa tête sur un canapé et lance ses jambes en l’air contre le mur. Il est très fort pour monter aux arbres et manifeste volontiers par là son hilarité. Villiers de l’Isle-Adam arrivant à Triebschen se croit atteint de la rage ; le maître, feignant la terreur, se sauve en criant : « Il est enragé ! il est enragé !... ne me mordez pas ! » Puis, avec agilité et en quelques instants, il grimpe au sommet d’un sapin. Un autre jour il escalade une maison par l’extérieur jusqu’au premier étage en s’aidant des volets, des moulures et des saillies.
À la gare d’Eisenach il arrive quelques secondes trop tard et court après le train en marche, interpellant le conducteur ; naturellement sa course et ses cris demeurent inutiles ; la foule allemande, sur le quai, amusée de voir ce petit homme se démener, l’accueille à son retour par un vaste éclat de rire.
Après avoir dirigé un concert à Francfort, Wagner, exténué, se précipite à la salle à manger de l’hôtel en poussant des rugissements. « Brühe ! Brühe ! », s’écrie-t-il. Weissheimer s’approche du garçon ahuri et lui dit d’une voix tranquille : « Montez-nous un bouillon. »
De tous les traits de son caractère, la bonté ressort avec le plus de constance. Malwida de Meysenbug, qui l’a connu pendant de longues années, prononce ce jugement : « Il est incroyable combien une bonté profonde constitue le fond de la nature de Wagner (22). » Malgré sa violence, ses oublis, son personnalisme, il a le cœur tendre. Bien des amis, blessés par l’âpreté de ses railleries, s’éloignèrent de lui à tout jamais. Inconscient, il s’étonnait de leur disparition. Si, à l’heure décisive, a dit un familier de Wagner, ils avaient laissé voir au maître leur chagrin, celui-ci se serait précipité vers eux avec un regret intense pour le mal qu’il leur faisait. Il s’excuse du besoin de blesser qui l’anime parfois ; une parole dure, dit-il, apporte un soulagement cruel à ses nerfs trop tendus. A Standhartner, pour lequel il a de l’affection, il déclare qu’il serait inconsolable si jamais, n’étant pas maître de sa mauvaise humeur, il se laissait aller envers lui à un acte d’injustice.
Quand un ami l’accueille avec froideur, il se tourmente pour savoir quel manque d’égards involontaire a pu le froisser. Souvent, après un acte de fureur, il demande pardon. Mme Materna gesticulant trop dans la scène du réveil de Brünnhilde, il l’apostrophe rudement. Elle fond en larmes. Quelques instants plus tard le maître, calmé, la caresse et la console. Le peintre Joukowski s’est vexé d’une plaisanterie et ne revient plus. Wagner s’enquiert de la cause de son absence, le fait venir et l’embrasse. S’il se sent trop excité il fuit les hommes pour éviter de s’abandonner à quelque écart.
Le ton de ses lettres est cordial. Il marque envers Uhlig malade une sollicitude inquiète, tremble que sa vie ne lui échappe, déborde de joie quand il est mieux ; il l’exhorte alors à se ménager, le supplie de renoncer à tout travail tant que son enrouement n’aura pas cessé. Il se désole de ne rien faire pour le soulager et accumule envers lui les termes d’affection.
À ses sœurs, malgré les années d’éclipse, il donne sa sympathie. Il gronde Cécile qui redoute la naissance prochaine d’un enfant. « Songe, lui dit-il, à la beauté de la tâche bénie qui t’est confiée par le ciel... Sois tranquille, chère enfant (23). » Revenu à Dresde, il a la nostalgie des Avenarius restés à Paris. Jamais il n’oubliera leur bonté et leur fidélité ; le soir, lui et Minna songent avec tristesse qu’Edouard et Cécile ne viendront pas les surprendre ; ce séjour à Paris, si douloureux, leur laisse pourtant des souvenirs doux. À Clara, sa sœur aînée, il confie les déboires de sa vie conjugale. Il témoigne au jeune Nietzsche, qui le renia plus tard, une sollicitude paternelle. Il dit sa reconnaissance pour l’aide financière de Mme Ritter et de Weissheimer avec chaleur.
Son attachement se manifeste par mille facéties, appellations, surnoms, taquineries. Il commence une lettre à Wilhelm Fischer par l’apostrophe suivante : « Ô toi, très excellent être, homme, frère, ami, chef de chœurs et copiste de musique (24) ! ! ! » Il s’amuse à caricaturer les noms, appelle Uhlig « Uli » et Ferdinand Heine « Heinemännel ».
Il remarque les nuances dans l’accueil qu’on lui fait ; les marques de dévouement lui causent de la joie ; la froideur le chagrine.
Le regard d’un animal fidèle, l’apparition d’un être misérable l’émeuvent autant que le spectacle d’une œuvre d’art. La commisération est pour lui la plus belle des vertus car elle adoucit toute douleur. Bien des exemples tirés de sa biographie nous montrent combien vivace était en lui la charité. A Naples, un petit marchand a laissé tomber des gravures encadrées et contemple, anéanti, les débris de verre qui jonchent le pavé. Wagner s’approche et lui tend une somme d’argent pour réparer le désastre.
Quand il n’est pas sous l’empire d’une passion ou préoccupé par la réalisation d’un projet, il a des attentions charmantes. Il manifeste son chagrin de n’avoir pas offert un repas à des amis français habitués au substantiel dîner. Judith Gautier est frappée par « la sensibilité aiguë et la délicate bonté de cet homme si calomnié ».
Weissheimer, convalescent, sort de la fièvre et voit Wagner tenant sa main, l’air soucieux et compatissant, lui disant des paroles délicieuses et réconfortantes. Au Grütli les gens du peuple accourent vers lui, l’acclament, lui serrent les mains, baisent ses vêtements dans une sorte d’adoration.
Dans les bons jours de la dernière étape, sa personne, transfigurée, rayonnant de bonté et de douceur, répand autour de lui une paix spirituelle.
Wagner a toute sa vie lutté contre son tempérament instable ; il a fait effort pour accorder en lui l’instinct de puissance et l’instinct religieux. Il a reconnu l’incompatibilité entre ses défauts et la noblesse de son idéal. Le don de création artistique entraîne avec lui une prédominance de la fantaisie qui l’empêche de suivre l’illumination, l’impulsion du cœur qui mènent à la sainteté. Le développement de la vie intérieure est la tâche ultime de l’être humain. « L’homme noble construit le monde par dedans. » Parfois il se sent mourir envers le monde extérieur ; il se laisse guider par « quelque chose qui est plus haut que sa personnalité » (25).
Il aspire à la perfection ; il veut bannir les pensées mauvaises, déprimantes, égoïstes. Quand surgissent les idées fixes, il cherche, par le calme et l’abandon, à s’y opposer. Après sa fuite de Zürich, il se dit à lui-même : « Endurance ! Patience ! Reste ferme (26) ! » Le sentiment de résignation s’affermit en lui avec le cours des années ; il ne veut plus rien attendre, rien espérer, à peine désirer. De plus en plus le mot d’ordre est pour lui : le repos de l’âme dans le renoncement.
Dans des éclairs il entrevoit les vérités les plus hautes. Il calme Minna, que les injustices de la destinée ont aigrie. « Chère excellente femme ! dit-il. Nous avons une lourde existence! Remportons une victoire finale ! mais on ne peut vaincre qu’en puisant des forces au fond du cœur. Et alors la paix, le repos ! Paix dans le cœur ! Réconciliation et indulgence envers le monde et ses faiblesses ! On peut encore tout espérer et j’espère du fond de mon âme ! Mais, pour l’amour de Dieu, oublions (27) ! » « Rien ne nous apaise mieux que le pardon. Nos pires ennemis ne sont que des êtres souffrants qui se trompent, mais non des méchants punissables. »
Si Wagner n’est pas toujours demeuré sur ces hauteurs, s’il a souvent cédé aux mouvements de son irritabilité, il convient toutefois de noter qu’il n’a jamais répondu directement aux attaques haineuses de ses ennemis.
Il a parfois des paroles d’humilité. « Ne cesse pas, écrit-il à Liszt, d’être pour moi un ami; sois indulgent envers moi et prends-moi tel que je suis (28). » Il plaint ses proches qui sont exposés au vagabondage de son tempérament ; il s’accuse d’être à charge à son entourage. Il reconnaît que son inquiétude est due à l’inaccessibilité de ses désirs et gronde Mathilde Wesendonck qui voit en lui un sage. L’impression laissée par Wagner sur ceux qui le comprenaient était une impression de grandeur. Nietzsche, avant sa trahison, disait : « En lui règne une idéalité si absolue, une humanité si profonde et si émouvante, un sérieux si noble que dans sa présence je me sens tout près du Divin (29). »
(1) Briefwechsel zwischen Wagner und Liszt, I, p. 282.
(2) R. Wagner an Freunde und Zeitgenossen, p. 590.
(3) R. W. an Minna Wagner, vol. II, p. 54.
(4) Gesammelte Schriften, vol. IV, p. 335.
(5) R. Wagner an Freunde und Zeitgenossen, p. 269.
(6) R. Wagner an Freunde und Zeitgenossen, p. 124.
(7) R. Wagner an Minna Wagner, I, p. 160.
(8) R. Wagner an Minna Wagner, p. 169.
(9). Wagner an Minna Wagner, p. 172.
(10) R. W. an M. Wesendonk, p. 274.
(11) Voir Briefwechsel zwischen Wagner und Liszt, vol. I, p. 218, 229, 230, 270, 281, et Briefe an O. Wesendonk, p. 30.
(12) Briefe an Th. Uhlig, p. 144.
(13) R. W. an Minna Wagner, vol. II, p. 232.
(14) Glasenapp. Das Leben R. Wagner's, vol. VI, p. 23.
(15) Glasenapp, Das Leben R. Wagner’s, vol. II, p. 367.
(16) R. W. an Mathilde Wesendonk, p. 38.
(17) Glasenapp, Das Leben R. Wagner’s, vol. VI, p. 168, 170,171.
(18) R. W. an Minna W., vol. I, p. 83.
(19) R. W. an Minna W., p. 129.
(20) Id., vol. II, p. 58.
(21) Id., p. 172.
(22) M. von Meysenbug, Im Anfang war die Liebe, p. 28.
(23) Familienbriefe, p. 119.
(24) Briefe an Uhlig, p. 289.
(25) Voir R. W. an Math. Wesendonk, p. 59, 123, 177, 289.
(26) R. W. an Minna Wagner, vol. II, p. 27.
(27) R. w. an Minnà Wagner, vol. II, p. 47.
(28) Briefwechsel, vol. I, p. 33.
(29) E. Forster-Nietzsche, Das Leben Friedrich Nietzsche's, vol. II, p. 13.
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