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mercredi 24 mars 2021

Luigi Trevisan, dit Ganasette, le gondolier de Richard Wagner

Le 15 mars 1924, Paul Guiton donnait dans le Mercure de France ce portrait de Luigi Trevisan, dit Ganassete, le gondolier de Richard Wagner, qui venait de mourir.


Favretto, dessin de gondole

Le Gondolier de Richard Wagner

    " Ganassete ", le gondolier de Richard Wagner, vient de mourir à Venise à l'âge de quatre-vingt-deux ans. C'est, à quelques mois près, l'âge qu'avait Wagner lui-même lorsqu'il mourut. Depuis qu'il était devenu le gondolier en titre du grand artiste pendant ses séjours vénitiens, Ganassete jouissait d'une grande popularité.
   Ganasette n'était qu'un surnom, dû au profil caractéristique du gondolier, comme on peut en juger d'après un savoureux croquis du peintre vénitien Luigi Favretto. Wagner avait senti l'étrange expression de cette tête, et il conseilla un jour à son fidèle ami, le peintre John Wowsky, d'en faire le sujet d'un tableau. " Peignez Ganassete, lui dit-il, il ressemble à un vieil aigle malade. »
    Pendant le dernier séjour de Wagner à Venise, Ganassete venait le prendre chaque après-midi au palais Vendramin, sur le Canal Grande, et il le conduisait jusqu'au Môle. Là, Wagner descendait et il allait faire une courte promenade sur la Place Saint-Marc ou bien il s'arrêtait au café Lavena, sous les Vieilles Procuraties, pour prendre un capuccino, c'est-à-dire un café crème.
    En 1882, la veille de Noël, la dernière que Wagner devait voir, on fit à Ca' Vendramin l'arbre traditionnel. Ganassete assistait à cette fête de famille et le même soir, il portait au théâtre de la Fenice le maître qui dirigea en personne l'ouverture de la Flûte Enchantée, de Mozart, exécutée par les élèves du lycée musical Benedetto Marcello. C'était la dernière fois que Wagner montait au pupitre de chef d'orchestre. Sa santé allait en déclinant rapidement. Le 7 février 1883, jour du mercredi des Cendres, vers une heure de l'après-midi, le maître voulut faire avec sa femme Cosima une promenade en gondole. Il se fit d'abord conduire aux Zattere. La journée était claire et douce, et l'endroit encore plus fréquenté que de coutume. Wagner, heureux, dit à Ganassete qu'il se sentait bien à ce soleil chaud, au bon air, devant cet émouvant panorama. Puis il voulut aller voir le cimetière de San Michele.
    Mais là, ses forces le trahirent et il s'évanouit. Le brave Ganassete aida donna Cosima à l'étendre sur les coussins de la gondole et il vogua à force de rame jusqu'au palais Vendramin. Ce jour-là, Wagner se remit, mais le mal le terrassa définitivement six jours après. Ce fut encore Ganassete qui, à la gare, reçut en pleurant le cercueil du grand musicien pour le transporter au fourgon qui devait le conduire à Munich. A la fin de la cérémonie, Dino Mantovani rencontra Ganassete en larmes qui lui dit en son pittoresque dialecte : " Ah, Monsieur, de combien de cadeaux et de caresses ne nous comblait-il pas ! Quand nous le conduisions en gondole, il nous donnait un billet de dix francs, des paquets de cigares et du tabac à priser. Et puis il fallait voir comment il nous traitait au palais ! Le soir de son concert, il nous a donné cent cinquante francs à chacun, tellement il était content et heureux. Et maintenant, pour qu'il fût encore vivant, le cher homme, je le servirais toute ma vie pour rien. Il le méritait bien, le pauvre, bon comme un ange malgré la souffrance du mal qui le tourmentait !"
    L'affection de Ganassette n'avait pas vu on ne voulait pas voir le côté irascible du caractère de son paron.
   En retraçant, dans le Feu, les scènes de l'évanouissement et des funérailles de Wagner, Gabriele D'Annunzio les a fort dénaturées. Il fait s'évanouir Wagner sur l'affreux vaporetto, qui n'existait pas en 1883, et il entoure la dépouille du maître de jeunes esthètes et d'un cérémonie héroïque tout à fait imaginaires. De Ganassete, pas de trace. Qu'est ce que cette figure pittoresque serait venue faire dans cette idéologie autobiographique et lyrique? En 1883, D'Annunzio, qui n'avait guère publié que trois petits recueils de vers, n'était jamais allé à Venise. C'est en 1885 que se passèrent les faits réels sur lesquels il appuie le récit du Feu, lequel parut en 1898. A ce moment-là, le wagnérisme connaissait, en France et en Italie, un fulgurant essor.
    Il y a encore, en Italie, au moins un des anciens serviteurs de Wagner. C'est le gardien du palais des Rufoli, à Ravello, au dessus d'Amalfi. Dans ce séjour merveilleux, Wagner composa une grande partie de Parsifal. Naturellement, le vieux gardien est intarissable en anecdotes et en souvenirs. 

PAUL GUITON.

Notes 
  • Le savoyard Paul Guiton (1882 - 1944) fut professeur d'italien, journaliste et conférencier. Comme italianiste, il a notamment traduit les Aventures de Pinocchio. On lui doit plusieurs ouvrages de littérature alpestre, dont il fut un pionnier. 
  • Erreur de Paul Guiton quant à l'âge de Wagner (1813-1883) à sa mort.
  • D'après le Dizionario del dialetto veneziano di Giuseppe Boerio, en dialecte vénitien, la ganassa désigne l'os de la mâchoire ou la joue. Un ganassòto est un homme ou une femme aux joues charnues. 
  • Giacomo Favretto (1849-1887) est un dessinateur et peintre vénitien, spécialisé dans les scènes de genre, surtout vénitiennes. 
  • Je n'ai trouver aucune information sur le peintre John Wowsky, qualifié par Paul Guiton d'ami de Wagner....
  • Le célèbre café Lavena se trouve sur la place Saint-Marc. Il a été créé en 1750 et s'appelait à l'origine Regina d'Ungheria sous l'empire austro-hongrois.
  • Dino Mantovani (1862-1913), écrivain vénitien, auteur notamment d'ouvrages sur Venise et les îles de la lagune.
  • Paron désigne en vénitien le padrone, le patron.

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