Propos en passant
Sur une Reine morte
[...] Une jeune fille est belle, pourvue des dons les plus exquis du cœur et de l'intelligence, sa naissance l’a placée très haut, un roman d’amour, gracieux, invraisemblable comme un très joli conte, l’élève plus haut encore, elle devient impératrice et reine, ainsi que, naturellement, le lui avait prédit une bohémienne; son entrée dans un royaume où l’admiration la plus enthousiaste l’accueille, est éblouissante et fleurie comme une merveilleuse apothéose, toutes choses lui sourient, grandeur de souveraine, bonheur d’épouse, elle est de celles qu'on envie... et voici que dans cette vie qui s’annonçait brillante et douce, s’accumulent peu à peu assez de mécomptes, de douleurs, de drames pour attrister, pour désoler plusieurs existences. Une femme a toujours souffert, toujours pleuré, tant pleuré qu’elle n’a plus de larmes et semble une moderne Niobé, tant souffert qu’elle est de ces âmes inquiètes qui fuient leur douleur à travers le monde et jugent le monde trop petit, qui cherchent partout, follement, éternelles errantes, on ne sait quelle consolation, quel repos introuvable... et un misérable décide sa mort, par haine du bonheur d’autrui, voulant tuer une heureuse! Une impératrice n’a été impératrice que de nom, elle a vécu si loin des passions politiques qu’elle a paru parfois s’en désintéresser, elle a détesté les pompes, le faste, les honneurs et jusqu’aux plus ordinaires obligations de son rang, au point de s’y être peu à peu soustraite, de s’être presque fait oublier dans son royaume; la couronne lui a semblé si lourde, si peu enviable que son plus grand désir a été toujours de s’en décharger, d’y échapper du moins momentanément, en cachant sous un nom quelconque sa personnalité royale, elle ne s’est souvenue de son titre que pour faire le bien en reine... et un anarchiste l’assassine, par haine du despotisme, pour tuer une souveraine. Une voyageuse d’humeur triste, de cœur souffrant, se sent presque paisible, elle sourit parce qu’elle respire à l’air dans un beau pays, dans un milieu ami, par un beau jour d’été, où le lac et le ciel sont du même bleu; elle parcourt un jardin délicieux, elle admire des fleurs qui la charment, qui l’attirent par leurs formes étranges, par leur parfum qui ressemble aune petite âme délicate et raffinée... et deux jours après, les mêmes fleurs se fanent sur le cercueil où la voyageuse dort son dernier sommeil. Un être humain, à la merci des circonstances qu’il ne connaît pas, qu’il ignore trop complètement même, pour essayer de les pénétrer par avance, prend ce chemin-ci, de préférence à celui-là... et sur le chemin que sa fantaisie seule a désignée, la mort l’attend qu’il aurait évitée si le plus insignifiant des incidents ou des caprices l’avait conduit dans l’autre chemin.... Ironie des destinées qui s’annoncent belles ; mensonges des grandeurs ; aveuglement imbécile du fanatisme ; fragilité de la vie ; banalité des hasards qui font le salut ou la perte des pauvres roseaux pensants qu’ici-bas nous sommes; lieux communs dont l’intérêt, hélas, se renouvelle éternellement, qui ne dorment jamais pour les individus et qui, plus rarement, mais plus violemment, se réveillent de temps à autre au cœur des foules, sous le coup de certains faits, et les laissent un moment ébranlées... tels ont été les sujets qu’a rouverts à nos méditations, après avoir excité en nous une horreur, une indignation, une pitié, un respect spontanés, ce crime si odieux et si absurde que les arguments les plus spécieux de la haine ne parviendraient pas, non seulement à le défendre au point de vue du sentiment, mais encore à l’expliquer au point de vue de la raison... Puis la triste voyageuse, qui avait quitté Vienne en simple touriste, y est rentrée en souveraine, dans un cercueil; toutes les nations, d’un élan sincère, se sont associées à la douleur de son peuple, oubliant les dissentiments possibles, les rancunes passées, comme au sein de ce peuple même, les partis rivaux oubliaient leurs luttes encore pendantes Puis, peu à peu, le silence s’est fait; dans les journaux, les rubriques cherchées fiévreusement pendant quelques jours à la première page ont passé à la seconde, se sont espacées, ont disparu. Maintenant, il semble qu’on ait tout dit sur l’infortunée souveraine, tout dit sur l’horrible forfait de son meurtrier.
Ah! certes, il est bien tard, pour parler d’elle; il est trop tard... mais il est aussi, il est surtout trop tôt. Certaines figures ne sont pas faites pour le présent; d’avance elles semblent appartenir au passé, au passé lointain; celui qui attire et charme le plus les âmes délicates. Encore vivante, elle était déjà de ces fantômes délicieusement vagues et mélancoliques que l’histoire pourrait ne point nommer, mais que la légende chérit, cette « reisende Kaiserin », cette « impératrice voyageuse », comme on disait à Vienne, cette princesse lointaine toujours vêtue de blanc et de noir comme une grande et frêle hirondelle et, comme une hirondelle aussi, toujours éprise de soleil et de fleurs, de contrées enchantées, cette amazone fantasque qui se grisait de chevauchées éperdues et téméraires, cette royale rêveuse qui élevait un temple au poète dont elle aimait le lyrisme ironique et douloureux et qui désirait que les vagues de la Méditerranée se brisassent sur son tombeau, à elles, berçant son dernier sommeil de leur sauvage mélopée.
Elle même sentait, à la fin de sa vie, qu’elle était l’étrangère, l’exilée d’outre-tombe dans le monde où elle continuait à errer, ainsi qu’une ombre en peine... « Quand le désir de vivre a cessé, disait-elle, on a déjà quitté la vie »... ou encore : « Il n’est pas nécessaire de chercher une mort poétique... Il suffit d’avoir une belle mort au dedans de soi- même ». Ces phrases me rappellent, avec plus de sérénité et une résignation plus fière, le mot infiniment triste de Lucile de Chateaubriand : « Je me suis délaissée »... Cette mort rêvée, cette mort au dedans de soi, Elisabeth d’Autriche l’avait conquise sans doute, prix souhaité de tant de souffrances, avant que le stylet de l’assassin lui eût donné par une blessure toute petite, sanglante à peine, la mort extérieure, la mort qu’autrui pouvait constater, et qui, par une grâce étrangère, rasséréna son visage, la laissant majestueuse et belle, de la majesté calme et charmante de sa jeunesse, de la beauté pure, absolue, qu’elle avait recherchée en toutes choses, à laquelle elle avait voué un culte qu’elle avait tenté de mêler aussi à sa vie morale et intellectuelle. Oui, certaines figures appartiennent de droit imprescriptible au passé; sans le savoir le plus souvent, sans le mériter quelquefois, elles échappent fatalement au réel, elles le dominent, elles le surpassent, elles sont des légendes qui marchent L’avenir pourra s’emparer d’elles, les mettre à leur vraie place, recueillir les rêves nés sous leurs pas : le présent les aura toujours froissées et méconnues.
Et j’aime à me figurer que, plus tard, beaucoup plus tard, dans un siècle peut-être, ou plus encore, que sais-je! un historien doué d’une âme infiniment tendre et compréhensive, un Michelet de ce temps-là qui aurait beaucoup lu le Livre de l’Ecclésiaste, les poèmes de Henri Heine et les drames de Shakespeare, qui aurait parcouru de lointaines contrées ou rêvé longuement de grands voyages un peu vains, pourrait s’éprendre du souvenir d’Elisabeth d’Autriche, de sa personnalité, douce, fière, triste, attirante comme une énigme, de son existence tourmentée, on semblent se mêler l’horreur sacrée de la fatalité antique et la morbidesse exquise et douloureuse des désespérances romantiques. J’aime à me figurer qu’à l’héroïne de ses recherches patientes, ce lettré des temps futurs consacrera un livre dont l’édition sera fine et rare comme une œuvre d’art. Ce livre pourra commencer comme un morceau du poète de l'Intermezzo, du poète qui consolait ou berçait le plus doucement les désespoirs de la royale désolée. « Il est dans le Nord une femme belle, souverainement belle; une robe blanche entoure sa frêle taille de cyprès; les boucles noires de ses cheveux s’échappent comme une nuit bienheureuse de sa tête couronnée de tresses, s’enroulent capricieusement autour de son pâle visage... » Puis, par la magie de la plume, s’éveillerait d’un long sommeil, dans le château de Posenhoffen, la Rose de Bavière et ses premiers songes, puis apparaîtrait dans les cadres divers, décors magnifiques ou sombres, que lui créèrent les circonstances inéluctables ou les errements de sa propre fantaisie, la femme élégante, royale dans l’acception idéale du mot, que si peu de peintures matérielles ont représentée, la belle épousée qui entre dans son royaume, par la voie du fleuve bleu, ou l’épouse du vaincu de Sadowa qui pleure les malheurs de la patrie mutilée, la mère qui ne veut pas être consolée, l’artiste, curieuse de savoir, se révèlent dans la voyageuse inquiète, l’être d’imagination et de pensée attiré par le passé, les débris précieux, les ruines parlantes, et trouvant, dans les choses de l’esprit, ses dernières, ses plus réelles jouissances peut-être.... Ainsi lentement, avec des mots choisis, évocateurs, l’idylle trop brève de la petite princesse, la tragédie lugubre et tant de fois ensanglantée de la reine, se dérouleraient, de page en page... mais redoutant les contours trop rudes, trop rigoureusement fixés, l’écrivain envelopperait d’un voile de mystère la silhouette féminine vague, fugitive, comme prête encore à s’envoler, le drame historique trop déchirant pour être conté à voix haute.
Dans cette œuvre à venir, il y aurait de l’amour, de la haine, de la douleur; du feu, du sang, des larmes, il y aurait aussi des sourires, de ceux dont le charme est d’être rares, des ciels merveilleux, des fleurs, des rêves. Elle serait délicate et pathétique, terrible et raffinée, plutôt sentie que pensée pourtant; avec un air de fiction, elle serait profondément, douloureusement humaine, le frisson sacré de la vie y passerait, la réalité s’y embellirait, non pas de ce que l’imagination d’un auteur invente, mais de ce que l’intention d’un poète devine... Mais ce qu’elle contiendrait de plus beau, de plus précieux, c’est ce que nous ne pouvons prévoir, c’est ce que le temps, les pensées, les âmes qui passeront, frôlant de leurs ailes légères, émaillant de leur subtil et magique pollen, la réalité telle que nous la connaissons, y auraient créé d’ineffable, de mystérieux, que nous ne connaîtrons jamais. Je ne serais point étonnée pourtant que le livre se terminât, comme il aurait commencé, par des vers de Henri Heine. Ces vers, l’impératrice voyageuse a dû les murmurer souvent, lorsque, du haut du donjon de Miremar ou des terrasses fleuries de l’Achilleon de Corfou, ses beaux yeux pensifs contemplaient les flots : « Oh! Expliquez-moi l’énigme de la vie, la douloureuse et vieille énigme qui a tourmenté tant de têtes : têtes coiffées de mitres hiéroglyphiques, têtes en turbans et en bonnets carrés, têtes à perruques et mille autres pauvres et bouillonnantes têtes humaines?... »
Jeanne Violet.
Source du texte: Revue pour les jeunes filles, septembre à novembre 1898. Jeanne Violet écrivit ce texte un mois après l'assassinat de l'impératrice Elisabeth d'Autriche.
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