L'Impératrice & le Poète
in le Gil Bals du 13 novembre 1891
À Corfou, dans une île que les souvenirs classiques ont dépeinte comme enchanteresse, dans les jardins d'un somptueux palais, devant un parterre de cinquante mille rosiers, une impératrice érige la statue d'un poète.
Depuis qu'une reine baisa la bouche, d'ailleurs vilaine, fétide peut-être, s'il faut en croire la chronique, du poète Alain Chartier endormi, on n'avait jamais ouï-dire que les souverains aient rendu cet hommage suprême à un simple mortel, eût-il été le favori des Muses.
On ne saurait calculer le nombre des poètes, qui ont élevé à des impératrices et à des reines, des monuments qu'ils croyaient plus impérissables que l'airain. Jamais ils n'avaient été payés de retour.
Des valets de chambre avaient eu cet honneur. Sa Gracieuse Majesté anglaise a perpétué l'image de son fidèle John Brown, et, de plus, de sa plume impériale et royale, elle a consacré un volume entier à décrire les rares qualités du Ruy Blas britannique. Mais, chacun le sait, peu de poètes ont obtenu, auprès des têtes couronnées, les privilèges souvent dévolus a ceux qui ont gardé la tradition de la culotte courte.
La noble impératrice d'Autriche-Hongrie est issue de cette maison de Bavière, qui a voué un culte aux artistes de tous les temps et de tous les pays, qui a fait de sa capitale un musée universel, et dont les derniers souverains ont été férus de la sublime folie du beau, avant de s'égarer au-delà des limites permises à la raison humaine.
L'impératrice Elisabeth, qui règne dans une cour où le respect de la plus sévère étiquette a survécu, y a transplanté parfois une fleur de fantaisie, si rare dans les vieux Burgs où elle a été condamnée à vivre. On a gardé le souvenir de l'amitié dont elle honora l'écuyère Elisa, cette virtuose de l'équitation. Elle a toujours cherché, soit dans les exercices violents, soit dans la culture des arts, la consolation aux peines poignantes de la souveraine, de la femme ou de la mère.
Aujourd'hui, portant au cœur le deuil du fils unique et bien-aimé, elle se réfugie au soleil, au bord des flots bleus, dans une île au nom sonore, auprès de cette Grèce, dont les monuments revivent a Munich sous un ciel sombre. Elle s'y fait construire un de ces châteaux féeriques, tel que les rêvait son cousin, le roi Louis II, un château que hantent les visions de l'art.
En face de la sereine nature, en compagnie des musiciens ailés, des livres aimés, elle donnera sa vie à la contemplation de l'éternelle beauté, loin d'un monde où elle n'a trouvé que tristesse, deuil et dégoût.
Fille d'une fière race humiliée par le voisinage et l'hégémonie du Prussien vainqueur, femme d'un digne et puissant empereur, contraint par la politique à reconnaître pour alliés les vainqueurs de ses armées et les mutileurs de son empire, mère d'un prince qui ne voulut jamais courber son front devant les géants du Nord, et qui préféra mourir dans les bras de la femme aimée plutôt que de recueillir un héritage entaché de vassalité, elle a trouvé à Corfou le refuge contre les misères, du trône.
Elle élève la statue d'Henri Heine, un poète allemand qui renia sa patrie, un Athénien de Paris, honteux d'être né dans la Sparte septentrionale. Les vers d'Henri Heine ont fait vibrer dans son cœur toutes les muettes protestations de l'esprit contre la force, de la liberté de l'âme contre la contrainte des choses, du mépris des puissances usurpées. Là-bas, du moins, devant le marbre qui fait revivre Henri Heine, elle épanchera les généreuses aspirations que le règne étouffait. Elle échangera avec cette image les confidences d'une Germaine qui rougit de la domination des Borusses (1). Baignée de la lumière qui inspira à Démosthène ses réquisitoires contre l'homme du Nord, Philippe de Macédoine, elle redira les strophes vengeresses d'Henri Heine ; elle plaindra les deux grenadiers ensevelis dans un linceul de neige (2), elle qui s'ensevelit volontairement dans l'azur du ciel et dans celui de la Méditerranée.
La politique seule n'a pas inspiré ce culte rendu à Henri Heine. Qui sait les secrets d'un cœur d'impératrice ? Qui a entendu les palpitations, d'autant plus douloureuses qu'elles étaient plus mystérieuses? Qui sait à quoi revent les reines? Henri Heine, le chantre de l'héroïsme français, a été aussi celui de ces peines subtiles, de ces joies discrètes et fugitives, comme le parfum d'une fleur.
Il a, dans des vers d'une délicatesse presque insaisissable, traduit les délicieux tourments qui s'ignorent, les sentiments inavoués que l'harmonie de Schumann a enveloppés d'une ombre plus exquise, plus flottante et plus vague encore.
Au poète de son cœur, Elisabeth a dédié mieux que le bronze ou le marbre; elle a édifié, en son honneur, un véritable poème de roses. Répondant au fameux Lied des roses, elle a étalé sous ses pieds une symphonie de rosiers. Les éclatantes couleurs de la fleur éphémère s'épanouiront et passeront tour à tour devant celui qui les a aimées. Leurs parfums s'uniront, se fondront en une capiteuse harmonie, afin de perpétuer les langueurs et les extases que le poète a chantées.
Qui n'envierait la puissante impératrice, même en sa douleur, de pouvoir ainsi réaliser un rêve, de s'abstraire dans un amour sans déboires et sans trahison, pour un poète qu'elle n'a jamais connu que par ses chants ?
Combien de femmes, également meurtries, envieront ces consolations sérieuses réservées aux souveraines ? Combien sont obligées de souffrir, de pleurer, de rêver, sans avoir une statue à qui confier leur peine, un parterre de roses où s'enivrer ? Combien soupirent après une de ces retraites fleuries, et qui doivent montrer au monde qu'elles abhorrent, un visage impassible et riant ?
N'est-elle pas encore merveilleuse, cette puissance des impératrices qui leur assure un asile contre la trop cuisante amertume du chagrin, et leur permet, pour échapper aux ennuis des visages humains et des choses terrestres, la compagnie des poèmes et des chants ?
Quoi qu'il en soit, la retraite de l'impératrice Elisabeth est celle d'une grande âme. C'est aussi un signe des temps.
Jadis, les douleurs souveraines cherchaient dans les murs d'un couvent, dans la paix du cloître, la consolation de l'oubli. La mère de Rodolphe préfère les voluptés de la philosophie antique. Le prince, son fils, était mort, comme un disciple de Socrate, au milieu d'un banquet, en dissertant sur l'amour. Elle se réfugie sur une de ces rives où Platon eût aimé à dialoguer, dans un palais semblable à un temple, au milieu des portiques, des statues et des jardins.
Elle consacre sa vie aux Muses et à la nature. Elle offre sa douleur aux dieux de la Grèce.
Henri des Houx
(1) Autre désignation des Prussiens.
(2) Die Grenadiere (ou Die beiden Grenadiere ; Les Deux Grenadiers en français) est un lied allemand. Écrit par Heinrich Heine, le texte a été publié une première fois en 1822, puis en 1827 dans le recueil Buch der Lieder. Schumann et Wagner ont mis ce poème en musique.
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