Un article de Santillane (1) dans la rubrique Courrier de Paris du Gil Blas du 2 août 1890
COURRIER DE PARIS
Hier, l'ambassadeur d'Autriche-Hongrie, avec tous les membres de l'ambassade et du consulat et les représentants de la colonie autrichienne à Paris, a assisté à une messe dite à Saint-François-Xavier, à l'intention du mariage de l'archiduchesse Valérie avec l'archiduc Salvator, de la branche de la famille de Hapsbourg-Lorraine qui a régné sur la Toscane.
Pendant ce temps, avait lieu à Ischl la célébration de cette auguste union.
L'archiduchesse Valérie, née le 22 avril 1868 est la seconde fille et le dernier enfant de l'empereur François-Joseph et de l'impératrice Elisabeth. Sa sœur aînée, l'archiduchesse Gisèle, qui a douze ans de plus qu'elle, a épousé le prince Léopold de Bavière, dont elle a quatre enfants, et vit presque toujours en Bavière. Son père a pour elle une extrême affection et, chaque année, à divers intervalles, il va passer près de sa fille et de ses petits-enfants des jours qui lui semblent chaque fois s'envoler trop vite. Les souverains autrichiens ont encore eu une fille qu'ils ont perdue en bas âge. On raconte qu'au sortir des funérailles, l'impératrice rentrant brisée dans ses appartements fut accueillie par un gros terre-neuve qui avait été le compagnon de la petite princesse ; l'impératrice se jeta au cou du chien et l'embrassa longuement en sanglotant.
L'impératrice Elisabeth a toujours beaucoup aimé ses enfants et, au milieu même des épreuves atroces que lui faisait éprouver la névrose dont elle a été atteinte, n'a jamais cessé d'être pour eux une mère tendre et attentive. Lorsqu'ils étaient tout jeunes elle se relevait la nuit pour aller les voir dormir dans leur berceau, elle jouait avec eux, les égayait avec les airs de sa cithare, instrument sur lequel elle se montre une véritable artiste. Ses sœurs, la princesse de Thurn-et-Taxis, la comtesse de Trani etla duchesse d'Alençon ont été aussi des mères modèles. Alors que le duc d'Alençon était capitaine d artillerie et tenait garnison à Vincennes, la duchesse D. va un jour rendre visite à la princesse. Elle attend une dizaine de minutes dans le salon.
— Excusez-moi, dit la sœur de l'impératrice d'Autriche en faisant son entrée avec son fils, le petit prince Emmanuel — aujourd'hui un beau garçon de dix-huit ans — mais j'étais en train d'habiller mon baby et c'est un diable terrible !
La mort de l'archiduc Rodolphe a été pour l'impératrice Elisabeth une douleur qui ne finira qu'avec sa vie.
Son suprême appui dans cette inoubliable épreuve a été l'affection de sa fille, l'archiduchesse Valérie, « l'âme de mon âme » comme elle l'appelle. Jamais l'impératrice n'aurait pu consentir à un mariage qui éloignât d'elle la princesse et elle a éprouvé une douce joie de voir l'inclination mutuelle qui a amené le mariage d'hier. On sait l'aversion que professe l'impératrice, après tous les coups qui l'ont frappée, pour les cérémonies officielles et les pompes du trône, c'est elle néanmoins qui a voulu que le mariage de sa fille fût entouré de tout l'éclat qu'il comportait — tout en lui gardant à Ischl un caractère plus familial qu'à Vienne — et a veillé aux moindres détails de cette solennité.
À cette occasion, elle a donné, entre autres cadeaux, à l'archiduchesse, un diadème en diamants reproduisant exactement celui que l'empereur lui avait offert pour le jour de son mariage.
Quels souvenirs, d'ailleurs, Ischl ne lui rappelait-il pas à elle-même et se liant à son propre mariage. Vous n'ignorez pas que l'archiduchesse Sophie, fille du roi Maximilien Ier de Bavière et mère de l'empereur François-Joseph, avait résolu de marier son fils à l'aînée des filles du duc Maximilien en Bavière, resserrant ainsi des liens de famille très proches, puisque le duc avait épousé la sœur de l'archiduchesse. Un jour donc, on vit arriver en grand gala à Ischl, lieu fixé pour l'entrevue officielle, le duc et la duchesse de Bavière accompagnés de leurs trois filles aînées, les princesses Hélène, Elisabeth et Marie-Sophie. Les présentations ont lieu à la résidence impériale. L'archiduchesse Sophie nomme elle-même à l'empereur la princesse Hélène, la fiancée désignée. De part et d'autre profonde révérence, mais silence de glace. Tout à coup résonne une voix claire et riante:
— Ah ! mon cousin, que je suis aise de vous voir.
C'est la princesse Elisabeth qui, entraînée par un élan juvénil, vient de parler et s'avance, au mépris de l'étiquette, vers le jeune souverain la main tendue. Vous jugez le coup de théâtre !
Tout le monde reste interdit, à l'exception de l'empereur qui prend le bras de sa cousine et la conduit à un siège, tandis que l'archiduchesse Sophie, suffoquée par l'émotion, menait à un autre la princesse Hélène.
Le soir, il y eut repas de gala à la résidence impériale. A son issue et comme on venait de passer dans le grand salon des fêtes, on vit François-Joseph saisir sur une console un bouquet, et s'avançant vers la princesse Elisabeth le lui offrit respectueusement devant sa mère, les princes et princesses, les femmes de la cour et les officiers de sa maison. Et comme l'orchestre jouait en ce moment un air de valse, l'empereur enlaça la taille de la princesse Elisabeth et se mit à tourbillonner avec elle.
En Allemagne, le don d'un bouquet fait par un jeune homme à la femme qu'il désire épouser, équivaut à la remise d'un anneau de fiançailles : l'empereur François-Joseph s'était donc fiancé luimême selon son goût, et le 24 avril 1854 il épousait à Vienne l'élue de son cœur.
Quatre ans après, la princesse Hélène se mariait au prince de Thurn-et-Taxis et, l'année suivante, la troisième des princesses présentes à l'entrevue d'Ischl devenait la reine de Naples.
Par le passé que je viens d'évoquer vous comprenez l'attrait spécial que présentait, pour l'empereur et l'impératrice, Ischl comme théâtre du mariage de l'archiduchesse Valérie, et quelles douces émotions, en remontant le cours de leur existence, les souverains ont dû, hier, éprouver. L'archiduchesse Valérie est une des princesses les plus accomplies de l'Europe par l'étendue de sa culture intellectuelle, ses talents artistiques, le charme de sa conversation. Elle aime les lettres et a écrit des comédies et des souvenirs de voyage fort remarquables. Dans la famille de Habsbourg-Lorraine les littérateurs de talent abondent. L'archiduc Maximilien, l'infortuné empereur du Mexique, a laissé des notes de voyage d'un mérite incontestable; les ouvrages publiés par l'archiduc Rodolphe offrent une réelle valeur littéraire; l'archiduc Salvator est un écrivain doublé d'un dessinateur de premier ordre. Le crayon et le pinceau vont ordinairement de pair avec la plume dans cette famille privilégiée.
Ainsi l'archiduchesse Valérie et une véritable artiste. Sa mère, l'impératrice Elisabeth, dessine, d'ailleurs, à merveille et l'art de la caricature, au temps de ses riantes années, n'avait pas notamment de secret pour elle. De là, peut-être même la source de bien des inimitiés, de bien des calomnies dont elle a été l'objet. Vous savez, d'autre part, l'élévation de ses goùts littéraires et la superbe façon dont elle la témoigna par l'envoi d'une couronne pour être déposée sur la tombe d'Henri Heine. Ce fut l'archiduchesse Stéphanie qu'elle chargea du soin de porter elle-même, pendant un séjour à Paris, cette couronne au cimetière. On a toujours trop vu en elle la sportswoman légendaire — une qualité qu'elle dédaigne tout à fait, d'ailleurs, aujourd'hui, car elle ne monte même plus à cheval, — et on n'a pas assez tenu compte de sa haute valeur intellectuelle. L'épouvantable névrose qui l'a assaillie, en plein été de sa vie, a dénaturé, aux yeux de la masse, son type vrai et l'histoire aura à revenir, en la peignant, de l'injustice des contemporains.
En attendant, Ischl compte depuis hier, dans ses annales déjà si princièrement remplies, une page mémorable de plus. Situé non loin du Tyrol et de la frontière de Bavière, dans le plus merveilleux panorama qui se puisse voir, Ischl vous réconforte bien plus avec l'air qu'on y respire qu'avec ses eaux salines. On ne les pratique guère, du reste, ces eaux, et c'est le petit lait qui est en suprême et légitime faveur dans cette délicieuse station. A Ischl, c'est le petit lait que l'on boit, c'est dans le petit lait que l'on se baigne.
Par-dessus tout, c'est l'air si balsamique et si pur de la vallée que l'on aspire, c'est la promenade, enchantement de tout instant, à laquelle on se livre, c est le bien-être réparateur que l'on goûte qui vous rendent forces, santé et bonne humeur. L'empereur François-Joseph y possède un palais et une villa merveilleuse dans la campagne, près de l'ancienne Schmalnan, et de tous côtés ce ne sont que cottages et chalets plus élégants et plus pittoresques les uns que les autres, appartenant à l'aristocratie autrichienne. Ischl est une station de luxe où l'on veut bien professer des goûts champêtres, mais avec des façons de cour, comme autrefois à Trianon.
Un point original de l'existence du lieu, c'est la façon dont s'y font les excursions dans les montagnes : point d'ânes ni de mulets à cet effet, mais de vigoureux montagnards à l'œil sûr, au pied ferme qui vous transportent dans des chaises à porteurs.
Sur la demande expresse des habitants qui s'étaient plaints de la concurrence ruineuse que leur faisaient les mulets et les ânes, le gouvernement a ordonné l'exil de ces animaux durant la saison des eaux. Les touristes n'y perdent rien, je vous assure, et plus d'un archiduc et d'une archiduchesse, après avoir usé, hier, des équipages impériaux, s'amusera fort, ces jours-ci, d'excursionner en chaise à porteurs à travers le pays merveilleux qu'un mariage de fille d'empereur met en liesse.
SANTILLANE.
(1) Pseudonyme de plusieurs collaborateurs du Gil Blas.
Invitation à la lecture. Faites-vous plaisir !
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ISBN : 9782322208371 |
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