Il y eut de tout temps de ces belles créatures insatisfaites qui ne sont bien nulle part et s’ennuient partout. Mais leur agitation s’explique par le bonheur perdu ou par l’excès du malheur. La plus célèbre fut, à la fin du siècle dernier, cette Elisabeth d’Autriche que Gabriele d’Annunzio appelle l'Impératrice errante et Maurice Barrés l'lmpératrice de la solitude. Elle avait connu, adolescente, la félicité suprême : la beauté, l’amour et la royauté. Puis elle avait été accablée par les trahisons de l’empereur et par le tragique suicide de son fils, l’archiduc Rodolphe, à Mayerling. Alors avait commencé pour elle cette fuite constante devant ses souvenirs et devant elle-même. Croisières sur l’Adriatique, à bord du yacht Miramar dont les tentes disposées avec art ne laissaient voir que la mer ; grèves de Corfou et bois d’oliviers où elle aimait à voir danser les jeunes filles grecques ; terrasse d’Hermès, temple isolé où montait le parfum des prairies ; courses, l’hiver, en traîneaux dans les pays de neige ; galops à cheval dans la puszta hongroise ; elle demandait en vain à la nature de combler son cœur vide. « Nous n’avons pas le temps d’aller jusqu’à nous, disait-elle, désabusée, tout occupés que nous sommes à des choses étrangères. Nous n’avons pas le temps de regarder le ciel qui attend nos regards. J’ai vu une fois à Tâlz une paysanne en train de distribuer la soupe aux valets. Elle n’arriva pas à remplir sa propre assiette ». Elle qui eut le temps n’arrivait pas à se connaître elle-même. Aucune plainte ne sort de sa bouche et pourtant « elle ajoute au gémissement humain, écrit Barrés, ce qu’une impératrice adulée peut ajouter d’accent blasé. ». Est-elle résignée ? Est-elle pacifiée ? « Quand on ne peut être heureux à sa guise, a-t-elle confié encore à son confident, il ne reste qu’à aimer sa souffrance. Cela seul donne le repos et le repos, c’est la beauté de ce monde ».
in Henry Bordeaux, Le premier amour de Louis XIV, un feuilleton publié dans La Revue des deux mondes en 1943.
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