John Sargent — Esquisse de Judith Gautier (vers 1883)
Le Petit Théâtre de Judith Gautier fut inauguré en mai 1897 avec en première une pièce de son père Théophile Gautier, Une Larme du Diable. Il était situé au 4 de la rue Charras à Paris, à l'emplacement de l'ancienne salle Kriegelstein, et avait environ 100 places. Il se vit rapidement allouer une subvention par le ministère des beaux-arts. Je vous propose une revue de presse avec les articles les plus significatifs que j'ai pu récolter.
Henry Gauthier-Villars dans Le Monde artiste du 28 mars 1897
LE PETIT THÉÂTRE
Ce « Petit Théâtre » dont, depuis quelques jours on parle tant, ce Petit Théâtre auquel Mme Judith Gautier emploie, tous ses soins, toutes ses merveilleuses facultés d'artiste, en réalité il existe déjà; plus d'une fois il s'est affirmé par des représentations intimes dont les auditeurs, rares privilégiés, n'oublient pas, n'oublieront jamais l'intense sensation d'art que ces manifestations leur eut fait ressentir.
Encouragée par le succès de ces représentations, et cédant aux instances de ses auditeurs, unanimes à trouver les séances trop irrégulières, et trop étroit le salon de la rue Washington, Mme Judith Gauthier se décide à élargir un peu le cadre de son Théâtre et à l'inaugurer devant un public moins restreint.
Si le Théâtre est petit, ses aspirations artistiques sont hautes : le troisième acte de Parsifal, les trois actes complets de la Walkyrie, un adorable triptique médiéval (que nous verrons bientôt sur un théâtre subventionné), autant de représentations triomphales montrant assez que le « Petit Théâtre » ose tout et qu'il n'a pas tort d'oser puisque la réussite a récompensé son audace.
Ici les personnages sont, non des marionnettes, mais des statuettes exquises, au geste forcément synthétique, qui se meuvent parmi des décors dont quelques-uns sont de purs chefs-d'oeuvre, et auxquelles des artistes dramatiques, des chanteurs et des chanteuses, invisibles bien entendu, prêtent leur voix.
C'est au moyen de ces figurines, d'elles seules, que se peut réaliser la conception des poètes. Les Walkyries, les anges, les fées, les héros même, ne sont-ils pas, en effet, plus aisément évoqués par la statuaire, qu'incarnés par des artistes dont le talent ne s'allie pas toujours à la plastique rêvée?... (Et quand je dis « pas toujours » c'est pure courtoisie.)
L'inauguration du « Petit Théâtre » aura lieu au mois d'avril prochain, dans les salons de Kadar, rue d'Anjou Saint - Honoré, avec, pour pièce d'ouverture, Une Larme du Diable, de Théophile Gautier, mystère en huit tableaux, qui n'a jamais été représenté.
Le « Petit Théâtre» doit être fondé sous le patronage d'un groupe d'amateurs qui s'intéressent à son existence et désirent faciliter ses débuts. Chaque patron aura droit à une place à toutes les premières représentations, place dont il pourra disposer, et à son entrée permanente et personnelle à toutes les représentations. Le prix de ce droit est fixé à 50 fr.
Avouez que ce n'est pas cher et envoyez bien vite votre adhésion, 30 rue Washington, à cette artiste de haut vol qui se singularise en demeurant la plus modeste et la plus excellente des femmes, — l'antithèse du bas bleu — Mme Judith Gautier.
HENRY GAUTHIER-VILLARS.
LE PETIT THÉÂTRE
Mme Judith Gautier fonde un théâtre : le Petit théâtre.
Oh ! ne croyez pas à quelque vaste entreprise commerciale basée sur de nombreux capitaux et de plus nombreuses espérances ! On n'espère ici que la joie de réaliser un rêve ; c'est toute la fortune souhaitée, fortune de poète, et qui suffit aux ambitions de la directrice.
Le public ? Des invités. Les comédiens ? Des poupées de cire. La pièce ? Parsifal. Deux représentations, trois peut-être. Pour cela., Mme Judith Gautier a écrit une traduction nouvelle avec un art patient, pendant une année, elle a modelé ses trente ou quarante figurines, inventé pour les mouvoir des articulations et des ressorts ; des peintres illustres ont brossé les décors anonymes ; les costumes ont été discutés en des séances solennelles où siégeait le Gotha de l'art contemporain ; des gloires de la littérature ont brigué l'honneur d'être machinistes ; l'électricien est membre de l'Institut; tel prince chante dans les chœurs et telle noble dame, qui n'oserait monter sur les planches d'un vrai théâtre, vient en coupé pour prêter son talent à une poupée de cire qui marche, mais ne parle pas. Les répétitions se font en grand mystère. On devinera le nom des interprètes à la voix ! Jeux de salon ! On aura dépensé plus d'argent que sans doute il n'en reviendra, mais moins de peine qu'il ne rentrera de plaisir. Affaire superbe, puisqu'on aura charmé la vie !
Heureux ceux qui vivent de chimères ! [...]
Catulle Mendès dans Le Journal du 10 juin 1899. L'ex-mari de Judith Gautier évoque Tristane, un triptyque en vers de l'écrivaine, qui venait d'être représenté au petit théâtre de marionnettes :
" Mme Judith Gautier, a pour les Marionnettes, le même goût qu'avait George Sand ; ce n'est pas en cela seulement que ces deux esprits se ressemblent. C'est charmant, en effet, cette humanité poupée, en qui rien de personnel ni de vivant n'altère le rêve du poète ! Cette fois, Mme Judith Gautier a confié à ses acteurs de bois léger et d'étoffes légères le soin de nous conter le plus délicieux des contes ; mais quoi donc empêcherait ce conte de devenir, sur un vrai théâtre, un drame d'héroïsme et d'amour ? Tristane adore le beau seigneurqui chasse par les monts et les plaines ; ce seigneur, c'est l'Idéal lui-même, unique émerveillement de son âme. Hélas! comme elle est loin du beau chasseur, Tristane, et comme elle est plus à plaindre que le petit chevreuil qu'il tue et qui meurt, en le regardant. Un seul moyen, pour la pauvre serve, de se rapprocher du beau sire, d'être possédée par lui. Elle se marie avec un villageois, afin d'être, selon la coutume, la victime, la bienheureuse et reconnaissante victime du droit du seigneur. Elle connaît enfin les délices d'être aimée par celui qu'on aime. Mais que lui serait la vie après ce rêve accompli ? Elle a, en un seul bonheur, épuisé toute la joie possible ; et il faut bien qu'elle meure puisque plus rien ne vaut qu'elle vive. Il n'est pas seulement ingénieux, ce conte dialogué [...], il émeut et charme comme ferait la caresse d'une aile d'ange qui passe. Et qui aurait pu l'inventer, sinon la fille du Poète, pareille à lui ? "
Mary Léopold-Lacour dans La Fronde du 10 juillet 1899
Connaissez-vous La Fronde, le journal fondé par Marguerite Durand en 1897 et qui fut diffusé jusqu’en 1905 ? Il fut le premier à être entièrement conçu et dirigé par des femmes, ce qui constituait une première dans le monde. Et c'est ainsi considéré comme le « premier quotidien féministe au monde ».
L'édition du 10 juillet 1899 raconte que Judith Gautier se trouvait présent au "thé de la Fronde" du 3 juillet. Deux rédactrices du journal, Mmes Mary Léopold-Lacour et Mary Summer abordent Judith Gautier et l'interrogent sur son théâtre de marionnettes :
" Cinq heures. Le hall de la Fronde, « le thé de la Fronde », thé par petites tables, les petites tables carrées empêcheuses de luncher en rond, et carrelées, et laquées vert, parmi l'escadron volant des sièges de bois vert, bois teint en vert, sous les lanières vertes des palmiers et la toiture de verre. Effet de serre ou de jardin d'hiver.
Chœur bourdonnant des conversations à 'mi-voix, va et vient, froufrous de jupes sur le tapis, poignées de mains, "bonjours", "au-revoirs", et, de luncheurs et luncheuses étrangers au journal, regards furtifs vers les personnes sues ou devinées rédactrices du journal.
... Ici, dans ce coin, Mme Mary Summer et moi, nous accaparons Mme Judith Gautier. Avec un admiratif intérêt, nous la questionnons sur ses chères petites créatures, les marionnettes. Sous la voilette, l'air de son beau visage oriental est alors de quelque joie maternelle, peut-être un peu orgueilleuse, peut-être un peu attendrie, mais qui se retient et s'amuse d'elle-même. Cependant que ses paroles gardent leur ordinaire ton de détachement souriant, — détachement de doux fataliste et de pur poète.
Les bonshommes, les bonnes femmes, chevaliers du Graal ou dieux du Wallhall, seigneurs ou paysans, Walkyries, magiciennes ou serves, hauts environ d'un demi-mètre, jamais Judith Gautier ne s'inquiéta, pour leur donner figure humaine et les douer de mouvement, de savoir les habituels procédés. Elle n'écoute que ses inspirations de sculpteuse, de peintresse, d'ingénieur-mécanicien, de costumière érudite et coloriste au point de teindre, laver, cuire elle-même les étoffes qui doivent faire d'une mise en scène un tableau vraiment harmonieux. Elle est toujours en recherche de perfectionnements. Partie des charmantes statuettes peintes, sortes de Tanagras à roulettes qui jouèrent, non sans émouvoir beaucoup, Une larme du Diable de son père, elle est arrivée à cette Tristane que nous vîmes, il y a un mois, filer la laine et tourner du pied son rouet ! Elle se laisse aider pour la menuiserie du théâtre et pour la peinture des décors.
...Pendant les représentations elle est sous la scène, la tête dans une échancrure des planches, comme subissant un supplice chinois, et elle fait manœuvrer elle-même, par ses trucs secrets, ses « artistes ».
Quelquefois il y a des accidents : Un soir Wottan [sic] faillit perdre de son prestige divin : son bras, au lieu de s'étendre en avant pour terrifier les Walkyries, se retourna vers le dos avec ce geste voyou qui signifie : "Flûte ! " On l'arrêta à temps. Et l'une des Tristane, qui avait très chaud, tomba dans la coulisse, sur son mignon visage de cire et dut jouer son acte avec un nez plutôt camus !
Judith Gautier voit en un bon théâtre de marionnettes le théâtre idéal, délicieusement économique et commode, permettant le répertoire le plus varié et le moins accessible aux autres théâtres. Il sera parfait, ce théâtre, quand tous les artistes, en chair et en os qui prêtent, invisibles, leurs voix aux visibles artistes en cire et en bois, renonceront à hurler, à bramer sous prétexte de se faire entendre. Les pauvres petites marionnettes en souffrent. Il semble même qu'elles disent au public : « Vous savez, ce n'est pas nous... Nous sommes bien incapables de faire un tel bruit ! »
L'Ouvreuse, alias Willy, alias Henry Gauthier-Villars, se rappelle plus crûment de Tristane dans Garçon, l'audition, publié en 1901:
" Tristane, qui confond souvent dans sa prière
L'adolescent, vêtu d'azur et de lumière,
Avec le fils de Dieu...
Elle épouse un épais manant pour approcher une nuit de son chou-chou aristocratique, en se soumettant avec ivresse au droit de cuissage, — il n'y a que nous autres, femmes, pour avoir des idées comme ça. — Au réveil du rêve à deux, la jolie vilaine s'empoisonne afin de rester sur le souvenir de cette nuit ineffable ; apparemment les nuits de noces étaient plus amusantes dans ce temps-là qu'aujourd'hui ; tout dégénère."
Paris-Revue du 11 juin 1910 reprend un article du Gil Blas
Du Gil Blas : LES MARIONNETTES DE Mme JUDITH GAUTIER
J’ai frappé hier à la porte de Mme Juédit Gautier pour la prier de me montrer ses fameuses marionnettes qui doivent, lundi prochain, figurer dans un mystère en huit tableaux, écrit par son illustre père. Que d honneur pour des marionnettes ! Elles en paraissent toutes pensives et encombrent, oh ! gentiment, avec un air de remémorer leurs rôles, l’antichambre de celle qui, en véritable artiste, les créa.
Il y en a partout où les yeux se posent. Pensez donc ! la pièce contient plus de trente personnages principaux et trentecinq figurants !
Ceux-ci s’appuient, par groupes, contre le mur de l’antichambre , l’aimable maîtresse de maison me désigne celui, tout bleu et tout blanc, des enfants de Marie, celui des villageois et la longue procession d’enfants de chœur et de prêtres qui promènent sur leurs épaules la statue de la Vierge.
Et puis, voici, sur une table, quelques-uns des principaux personnages : le plus fourbe, certes, parait Satanas — c’est ainsi qu’on me le nomme. On me le présente sous différents aspects : en démon, en saltimbanque, en Lovelace. Ah ! il est délicieux ainsi, mince et pâle, vrai héros byronien, bien fait pour séduire, comme l’a voulu l’auteur du mystère, les deux pures jeunes filles que Dieu accorda aux anges, amoureux d’elles.
Mme Gautier m’emmène au salon, où se tiennent de préférence les anges Mizaël et Azraël, divinement ailés. Sur le piano à queue, une Vierge immaculée dresse, parmiles les vases de fleurs, sa blanche apparition ; et dans la salle à manger, on me montre plusieurs affreux personnages, échappés de la Cour des Miracles, qui ont nom la Grande Outarde, Gibbonne et Bringuenille !
Combien plus rassurantes me semblent la douce Sainte-Cécile, la pure Blanchefon et Magdelena, toutes deux victimes du Diable, mais qui se donneront si ingénument à lui qu’une larme d’émotion lui échappe et qu’il oublie de perdre leurs âmes, grâce à quoi Dieu lui pardonne sa mauvaise conduite.
On me montre encore Jehan Lapin, qui dansera sur la mousse, au clair de lune, une ronde avec quatre de ses semblables. Et puis voici les personnages les plus originaux de tous et dont le quatuor chante, mis en musique par M. Benedictus, constituera, m’assure-t-on, le clou de la soirée ; ces personnages sont : le Fauteuil, la Bergère, le Pot du Japon et la Carafe.
En regardant de près le Fauteuil, je découvre qu’il est en cuir de Russie. J’en marque quelque surprise.
—- Je ne me refuse rien, quand il s’agit de mes chères marionnettes, m'assure Mme Judith Gauthier. Vous pouvez dire que je les ai toutes sculptées, articulées, habillées moi-même. C’est moi, également, qui les ferai fonctionner lundi prochain sur leur théâtre. De jeunes artistes, Renée Pamy, Desplanques, Mme Lucie Wilhem, chanteront et déclameront dans les coulisses, et j’aurai un orchestre de trente musiciens que dirigera Inghelbrecht. quant aux décors, ils sont dus au décorateur de l’Opéra, M. Georges Monveau. Vous voyez !... En effet, je vois, je devine que l’ensemble sera charmant et que la mondaine assistance s’amusera, lundi, dans la petite salle des Galeries Carbazangues.
Et puis, on prétend, on ose murmurer que... d’Annunzio assistera au fameux quatuor que chanteront le Fauteuil, la Bergère, le Pot du Japon et la Carafe !
Adrienne Heineken.
Henri de Régnier
Henri de Régnier, chroniqueur théâtral, tenait le feuilleton du Journal des Débats. Le 20 juin 1910, il s'y intéressa au Petit Théâtre de Judith Gautier, qui venait de monter une pièce de son père, Théophile Gautier, un mystère en huit tableaux intitulé Une larme du Diable, accompagné d'une musique de M. Benedictus.
J'extrais de cette chronique les passages qui concernent le théâtre de marionnettes de Judith Gautier, qui avait déjà monté pour ses amis des représentations de la Walkyrie et de Parsifal.
" Les minuscules acteurs du Petit Théâtre de Mme Judith Gautier nous ont donné, récemment, une exquise représentation d'Une larme du Diable. Les interprètes du poétique et romantique mystère de Théophile Gautier n'en étaient pas d'ailleurs à leur coup d'essai. Déjà, auparavant, nous avions eu l'occasion d'être témoins de leur savoir-faire, mais il m'a semblé que leur jeu avait encore gagné en naturel et en justesse.
Du reste, n'en eût-il pas été ainsi qu'il est bien probable que je ne me serais pas senti le courage d'en avertir mes lecteurs. J'aurais trahi lâchement mes devoirs de critique. Pensez donc ! À quoi bon taquiner des acteurs aussi gentils et aussi exceptionnels et qui, de plus, ne sont guère sensibles aux jugements que l'on peut porter de leur talent puisqu'ils manquent autant de prétentions que de vanité ; eux qui, au lieu d'être composés, comme leurs semblables des grands théâtres, avec de la chair et des os, ne doivent leur existence qu'à un ingénieux assemblage de glaise, de bois, de carton et d'étoffe ?
Et puis, pour tout avouer, ne suis-je pas lié avec eux par une longue affection ? Ne sont-ce pas de vieilles amies que ces marionnettes du Petit Théâtre ? N'ai-je pas assisté à leurs premiers pas, à leurs premiers gestes? Ne fus-je pas témoin de leur naissance ? Or, ce genre de souvenirs n'est-il point de ceux qui attendrissent ! Aussi n'est-ce pas sans un rien d'émotion que je me reporte au temps où je vis, pour la première fois, leur connaissance, alors qu'elles n'avaient pas encore paru en public et qu'elles n'étaient point encore célèbres comme elles le sont aujourd'hui.
C'était il y a bien une quinzaine d'années, et Mme Judith Gautier habitait déjà l'appartement de la rue Washington qu'elle occupe encore à présent. Comme à présent encore, la porte de ce logis hospitalier s'ouvrait, le dimanche, à la visite de quelques amis. Un certain nombre d'étages montés et le timbre ayant retenti, on était généralement accueillis des aboiements furieux qui ne cessaient pas lorsque l'on avait pénétré dans le .vestibule. Ces aboiements étaient le salut aigre mais cordial qu'adressait au survenant la petite chienne japonaise de Mme Gautier. Ce charmant et redoutable petit animal s'appelait à cette époque Mousmé. Un manteau élégant couvrait son corps frileux, dépourvu de poil et pareil à du bronze. Mousmé était irritable et fidèle, mais une fois son devoir de bonne gardienne accompli, elle se blottissait sur les genoux de sa maîtresse et se tenait tranquille jusqu'à ce qu'un nouveau coup de timbre la fit bondir hors du salon. C'était lorsque arrivaient les habitués du dimanche. J'y revois M. Ferdinand Hérold et M. Pierre Louys, et M. Thadée Natanson et M. Gabriel Monod et M. Clermont-Ganneau, et José-Maria de Herédia et Robert de Bonnières et Jean Marras.
Le salon était vite rempli, car il n'était pas très vaste, et de plus fort encombré. Un large divan couvert de coussins en faisait presque le tour. La lumière pénétrait dans la pièce à travers un vitrail peint et qui portait le nom de Théophile Gauthier écrit en caractères turcs. Au mur, elle éclairait des tableaux et des dessins d'amis et sur les meubles maints objets familiers et précieux. Au coin de la cheminée, une petite cage de verre abritait le repos d'une longue couleuvre dont Mme Gautier s'amusait parfois à dérouler les anneaux, à la grande inquiétude de Mousmé et d'un chat noir qui répondait au nom de Satan. Et les belles mains de Mme Judith Gautier se plaisaient également à caresser les froides écailles de l'ophidien, l'échine souple de l'angora ou la tête bronzée de la nerveuse chienne japonaise, à moins qu'elle ne préférât ajouter quelque oripeau à l'une ou l'autre des charmantes poupées qu'elle s'occupait à modeler, à articuler, à habiller avec une merveilleuse adresse, tout en expliquant de sa voix lente et harmonieuse ses projets de représentations théâtrales.
Et comme ils étaient séduisants, ces projets de Mme Judith Gautier ! Ils n'allaient à rien moins qu'à faire représenter par ses marionnettes la Walkyrie et Parsifal. Et, bien plus, ce n'étaient pas de vains projets. La plupart des héros et des des héroïnes des deux drames wagnériens étaient déjà façonnés et prêts à monter sur la scène ! Il y avait Siegmund avec son glaive, et Sieglinde, et Wotan, et Fricka, et Brunehilde casquée d'ailes, et la troupe héroïque des Vierges guerrières. Il y avait les Filles Fleurs et Amfortas et Titurel, et Kundry et le "Pur Fou", et le Grâal, et la Lance ! Et tous, en leurs minuscules proportions, étaient pleins de noblesse, d'ingénuité, de grâce, de piété, de rudesse, de grandeur. Il ne s'agissait plus maintenant que de leur donner le mouvement et la voix, de peindre les décors sur lesquels ils devaient se détacher, d'agencer un théâtre à leur taille, pour que les chefs-d'œuvre dont les personnages s'incarnaient en ces menues figurines revécussent en leur aspect réduit mais exact et évocateur.
Et c'est ce qui eut lieu et cela eut lieu parce que Mme Judith Gautier avait la patience, l'obstination et la foi, et aussi parce qu'il s'agissait de Wagner et que les dieux appellent le miracle. Et ce fut touchant et charmant. Et la Walkyrie fut jouée, un soir, dans le petit salon de Mme Gautier, sur un théâtre parfaitement construit et avec des jeux de lumière et avec des décors harmonieux et par des acteurs pleins de zèle. Et je vous jure que la Chevauchée fut magnifique. Puis, plus tard, ce fut le tour de Parsifal mais Parsifal ne put être exécutés intégralement Ce dut être un regret pour Mme Gautier. mais le Petit Théâtre était né. Comme ses amis avaient pris un vif plaisir à ce divertissement, Mme Gautier eut l'idée d'y faire participer un public plus étendu. Ce fut dans cette intention qu'elle monta Une larme du Diable, qui fut représentée à plusieurs reprises et que nous avons pu revoir, dernièrement, mais non j'espère pour la dernière fois, car c'est vraiment un spectacle original et délicieux.
[...]
Aussi bien qu'elles nous ont représenté délicieusement les personnages célestes angéliques, terrestres ou infernaux d'Une larme du Diable, je suis sûr que les marionnettes du Petit Théâtre de Mme Judith Gautier eussent été fort capables de nous danser et de nous mimer Giselle, car elles agissent et évoluent avec une facilité parfaite. Et elles y ont d'autant plus de mérite qu'elles ne sont pas suspendues et dirigées par des fils, mais mues avec la main, du dessous de la scène. Le procédé a ses inconvénients et ses avantages. L'avantage est qu'elles ont ainsi un aspect plus naturel ; l'inconvénient est que leurs mouvements sont plus limités. Malgré cela, elles accomplissent aisément, bien qu'avec ce rien de gaucherie qui les rend si touchantes, tous les gestes nécessaires aux paroles que l'on prononce d'en bas pour, elles. Et ces paroles sont tour à tour d'une poésie charmante, d'une fantaisie malicieuse et de la plus amusante bouffonnerie. Tout le monde, d'ailleurs, dans cette Larme du Diable s'exprime avec une propriété de langage admirable : le Bon Dieu, avec une éloquence pleine de bonhomie, les anges Mizaël et Azraël avec une naïveté vraiment angélique, Engoulvent et Bringuenarille avec une saveur peu commune, Alix et Blanchenor avec des grâces toutes virginales. Quant à Sathanas, il est à souhait ironique, séduisant et byronien. Il n'est point jusque la Bergère, la Carafe, le Fauteuil et le Pot du Japon qui ne disent juste ce qu'il qu'il faut dire C'est un plaisir continuel que de suivre dans le dialogue spirituel et coloré, dont les accompagne et les commente Théophile Gautier, les péripéties d'une action diverse et fort bien conduite qui nous mène, tour à tour, du ciel même, dans la chambre d'Alix et de Blanchenor, du parvis et de la nef de l'église, dans le beau jardin où conversent la Rose et le Colimaçon et où Jean Lapin danse un pas sur un air d'Auber. Mais je ne prétends pas vous conter cette belle histoire, ni vous raconter comment le Diable, ému par l'amour de la douée Alix, laisse tomber la larme précieuse qui recueillie au ciel dans une coupe de diamant, lui sera un rafraîchissement éternel. Ce que je voulais dire, c'est que tout est parfait dans le Petit Théâtre de Mme Judith Gautier, que ses marionnettes sont amusantes et jolies, que ses décors sont de riche couleur, qu'une gracieuse et malicieuse musique de M. Benedictus se mêle aux voix de MM. Desplanque et Gavarry, de Mmes Lucie Wilhelm et Renée Parny et que tout y est, pour les yeux et les oreilles, une fête délicate, et qu'il faut féliciter Mme Judith Gautier d'en avoir été l'ingénieuse et patiente organisatrice.
Et pourtant, si séduisantes qu'elles soient, ces marionnettes du Petit Théâtre, je sais des esprits chagrins qui ne les regardent pas sans quelque mauvaise humeur. C'est qu'ils pensent au temps et aux soins que représentent ces minuscules figurines et qu'ils songent aussi que Mme Gautier est un de nos plus admirables écrivains. Aussi regrettent-ils un peu que l'amusement de façonner ces élégantes poupées la détourne peut-être d'ajouter quelque beau livre à ceux qu'elle nous a donnés. Ils souhaitent de la voir négliger le pot à colle, l'ébauchoir, l'aiguille, le pinceau, pour cette plume d'or avec laquelle elle sait tracer sur le papier, en phrases impeccables et harmonieuses, des figures orgueilleuses ou tendres. Ils voudraient qu'elle vêtît de nouveau, des merveilleuses étoffes de l'Orient, quelque héros ou quelque héroïne comme elle nous en a montrés déjà tant, d'inoubliables, dans un Dragon impérial, un Iskender, ou dans une Soeur du Soleil.
Ils ont raison, car les romans de Mme Judith Gautier sont parmi les plus beaux et les plus durables de notre littérature romanesque, mais ils ont tort, parce que c'est justement ce détachement, cette indifférence qui font de Mme Judith Gautier ce qu'elle est, c'est-à-dire tout le contraire d'une femme de lettres. Mme Gauthier a écrit des livres parce qu'elle possédait un don littéraire naturel. Elle en écrira encore lorsqu'elle ressentira le mystérieux appel de l'inspiration. En attendant l'heure, laissons-la, pour notre joie, égrener le Collier des jours, en caressant sa petite chienne japonaise ou en façonnant de ses belles mains quelque humble et petit visage de marionnette.
[...]
Henri de Régnier
En 1931, Le Mercure de France publiait Nos rencontres... d'Henri de Régnier. L'écrivain y revient sur sa fréquentation de l'appartement de la rue Washington et les représentations de marionnettes qu'y donnait Judith Gautier :
" On y jouait des charades mouvementées qui exaspéraient la hargneuse Mousmé et épouvantaient le fuyard Satan. Deux soirées mémorables y furent données en l'honneur de visiteurs prestigieux. Sur un petit théâtre ingénieusement et merveilleusement agencé, parurent en personne Brunnhilde au casque ailé, Siegmund avec son glaive, Sieglinde et le divin borgne Wotan, Parsifal avec sa lance, Amfortas avec le Graal, tous réduits aux proportions minuscules de marionnettes, tous modelés, peints, habillés, équipés par les doigts merveilleux d'une fée wagnérienne. Et ce fut ainsi que la Walkyrie et Parsifal, à une époque où ils n'étaient pas encore apparus sur la scène de l'Opéra, furent joués et chantés, chez Judith Gautier, en son Bayreuth de Lilliput..."
Et pour terminer de manière gratinée, un article anonyme intitulé Le grand monde publié dans l'Événement du 10 octobre 1910 :
LE GRAND MONDE
A Paris, il y a le monde des théâtres, le monde des courses, le monde des arts et des lettres, le monde des savants, le monde de la finance et même le monde de la galanterie. Tous ces mondes, séparés par des cloisons presque étanches, se connaissent fort bien, parce qu’ils lisent chaque matin les faits et gestes les uns des autres dans les journaux.
Mais au-dessus d’eux tous, il y a le Monde tout court, avec un grand M, qu’on appelle aussi le grand monde. De celui- là, les journaux ne parlent pas, sauf pour imprimer à la file des kyrielles de noms sonores. A propos des événements qui s'y passent, à savoir les dîners et les cotillons, la presse adopte un style stéréotypé, enguirlandé de louanges conventionnelles : Les dîners ont toujours été « très élégants », des cotillons toujours « très réussis ».
Si prodigue de détails sur les faits et gestes des autres mondes, à l'égard de celui-ci la presse observe une discrétion insolite. C’est que le monde avec un grand M, ce sont des femmes, ou des hommes dont la vie, strictement privée, ne nous regarde en aucune façon.
Il y a tout de même des moments où les gens du monde sortent de leur lieux d'asile. C’est quand ils vont au théâtre, aux courses ou aux fêtes de charité. Alors, surtout si le théâtre est assez petit pour que les mondains s’y sentent encore presque chez eux, on les observe au naturel et on a le droit de les décrire. C’est une aubaine !
Nous avons eu celle aubaine à Paris ces jours-ci, à 'inauguration du petit théâtre de Judith Gautier. C’est un théâtre de marionnettes. La salle était aménagée dans les galeries d'un couturier à la mode, une centaine de places à peine. Mais ce n’était que marquises, ce n était que duchesses, parce que Mme Judith Gautier, elle d’un grand poète, elle-même romancière à l’imagination la plus brillante, est personna grata au faubourg Saint-Germain.
La duchesse de Rohan, 1e comte Robert de Montesquieu comptent parmi ses annonciateurs enthousiastes et y ont répandu son culte. La bonne duchesse de Rohan avait amené les Greffûlhe, les Polignac, les Murat. quant à M. Robert de Montesquiou, il n’avait amené que M, Gabriel d’Annunzio, polit genlillâtre italien de noblesse assez mince, mais qui est duc et pair dans le royaume des lettres.
Mme la duchesse de Rohan est de la seconde jeunesse, sans beauté régulière, avec les plus jolis yeux du monde. Sa figure réjouie respire la bonté. Le comte Robert dé Montesquiou, grand, mince, tête de mousquetaire, se distingue par une infirmité curieuse : il ignore l'art de parler bas. Vous parle-t-il à l'oreille et dans le lieu le plus recueilli, il crie ses confidences à tue-tête. M. de Montesquieu a dû être élevé avec des sourds. Par ailleurs, c'est un vrai gentilhomme, racé jusqu’au bout des ongles, et passionné de bibelots parisiens.
Il donna des fêtes raffinées dans sa petite maison des champs, baptisée le Pavillon des Muses. On y admira la baignoire en marbre de madame de Montespan.
Cette baignoire était depuis deux siècles enfouie dans une maison de retraite tenue par de bonnes soeurs, à Versailles. M. de Montesquieu en reçut avis et se rendit au couvent, sous prétexte d'y négocier l’entrée d'une vieille douairière de ses amies. Dans sa visite, il ne manqua point de tomber en arrêt devant la salle de bain, et prit une mine si scandalisée que les bonnes soeurs en devinrent roses comme le marbre de leur baignoire :
Jamais ma parente ne voudra habiter à côté de cette piscine impudique! déclara-t-il. Si j’avais un conseil à vous donner, je vous conseille de vous en débarrasser. Voulez-vous taire un échange ? Je possède une fort belle mitre du pape Léon XIII...
Entre la mitre du pape et la baignoire d’une favorite royale, les bonnes soeurs ne pouvaient pas hésiter !
Mais je m'aperçois qu’à cette soirée Judith Gautier, je ne vous parle que des gens du monde qui écrivent. Comment sont faits les duchesses et les comtes qui ne versifient pas ?
Eh bien ! Il n’y a mas, en France, de type aristocratique physiquement caractérisé ! Depuis le temps qu'on remet, pour employer le mot de Mme de Sévigné, « du fumier sur les meilleures terres », les mésalliances bourgeoises, juives ou yankees n’ont pas laissé pure une goutte de sang bleu. Et le type des ghettos de Francfort, des abattoirs de Chicago ou des comptoirs de la rue du Sentier a eu tôt fait de ramener les nez bourbouniens au nez de tout le monde.
Mais il reste des habitudes, des traditions. J’oserai dire qu’elles ne me paraissent point toutes excellentes. Le grand monde ne se tient pas très bien. Hommes et femmes, au lieu de vouloir passer inaperçus, s’agitent pour attirer l’attention, caquetant sans arrêt, riant aux éclats et n’écoutant pas un mot de la pièce qu’on leur joue.
A la soirée Judith Gautier, derrière les trois rangs de grands seigneurs et de nobles dames à diadèmes, il y avait trois autres rangs de bourgeois, savants, artistes, gens de lien. Or, il n’y a pas le moindre doute possible : ce sont les spectateurs du fond qui avaient l’air d’être les princes.
Jacques Morland dans l'Opinion du 11 juin 1910 a publié un long article intitulé Les marionnettes de Judith Gautier, que je n'ai malheureusement pas pu me procurer. Si un aimable lecteur en dispose, je suis intéressé ! Merci !
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